Une ai­re d’au­to­rou­te pay­sa­gè­re et ar­chéo­lo­gi­que men­acée

Une controverse opposant architectes et archéologues a vu le jour récemment en Grèce. Elle a pour objet l’aménagement d’une aire d’autoroute aux abords d’une carrière antique. Au projet des architectes, intelligent et novateur, s’opposent les précautions excessives d’archéologues qui comprennent, apprécient même, mais refusent de donner leur accord à une intervention hors du commun.

Publikationsdatum
04-09-2012
Revision
01-09-2015

Aspasia Kouzoupi et Nella Golanda ne sont pas des novices. Finalistes pour le Prix Européen de l’Espace Public Urbain en 2004, elles ont déjà réalisé plusieurs ouvrages d’une rare sensibilité quant à leur lecture du paysage. A la fin des années 1990, elles réhabilitent une ancienne carrière de marbre sur le mont Pendeli dans la banlieue d’Athènes. Avec des foreurs à la retraite, elles créent des formes et des parcours, tout en s’efforçant de donner à voir le savoir-faire et les techniques d’extraction ayant eu cours dans la carrière.
En 2003, elles aménagent les abords de la nouvelle rocade d’Athènes sur le tronçon qui parcourt le mont Hymète. Les restes du chantier de la voie rapide seront réemployés pour l’aménagement paysager. 
Dans les deux cas, le duo parvient avec peu de moyens à harmoniser des entités divergentes, voire conflictuelles : les corps montagneux de la région d’Athènes, derniers refuges naturels d’une ville tristement célèbre pour son mauvais bilan environnemental et les ouvrages routiers nécessaires dans une agglomération qui dépasse aujourd’hui les quatre millions d’habitants.
Au fil des projets, Golanda et Kouzoupi sont devenues les spécialistes d’un certain type de réhabilitations. Quand la société Moreas qui gère les autoroutes du Péloponnèse, leur demande de réaménager une aire sur un remblai jouxtant une ancienne carrière, elles ne peuvent évidemment qu’accepter la proposition. Le programme semble taillé sur mesure pour elles: il représente la synthèse des deux chantiers qui les ont rendues célèbres. Il s’agit d’intervenir dans le contexte d’une ancienne carrière, tout en s’efforçant de faire le lien avec une autoroute , un type d’ouvrage habituellement perçu comme intrusif dans son rapport au paysage. 

Lecture et interprétation du site

L’élargissement et la mise aux normes de l’autoroute qui relie Corinthe à Tripoli, a créé l’opportunité d’aménager une aire de repos près de l’ancienne carrière de Cléones: un lieu d’extraction millénaire qui a donné la pierre calcaire dont est fait le célèbre temple de Zeus de Néméa. Le site se présente comme une masse rocheuse d’où auraient été retirées des formes rectangulaires : le négatif de centaines de blocs extraits il y a plusieurs siècles.
Le travail des paysagistes commence par une étude minutieuse de la carrière. Elles consultent les archéologues spécialistes de la région de Néméa1 et identifient trois temps différents dans l’extraction de la pierre. A chaque nouvelle étape, l’orientation de la carrière est légèrement modifiée. 
Très rapidement, elles décident de mettre en rapport cette rotation avec celle du regard qui fixe le site depuis l’intérieur d’une voiture en marche. Sur le remblai qui longe l’autoroute, elles imaginent des axes visuels, traduisant ces deux déplacements : celui de la carrière qui se déplace au fil des siècles et celui des automobilistes qui parcourent le site en quelques secondes. 
Golanda et Kouzoupi se servent d’une technique de stabilisation de talus autoroutiers pour créer un lien entre l’ouvrage de voirie contemporain, et l’ouvrage technologique antique.
Des gabions sont utilisés pour structurer l’espace, ils créent des perspectives qui sont autant de percées cinétiques révélant le site. Perdue dans la masse rocheuse, la carrière était invisible. Le projet la fait apparaître en rythmant sa perception. L’aménagement s’efforce de faire se rencontrer l’échelle spatio-temporelle du site antique avec celle de l’autoroute. Sans mimétisme, les deux architectes conçoivent une composition qui pourrait être qualifiée d’analogue au site archéologique: un système qui transpose sans le copier, la volumétrie de la carrière sur l’aire adjacente.
Le projet devait être finalisé pendant l’été 2011 quand, à la surprise de tous, le service archéologique de Corinthe a ordonné l’arrêt des travaux. L’accord nécessaire pour intervenir aux abords du site archéologique n’avait pas été donné. Ce qui se présente au départ comme une simple erreur de procédure va prendre la forme, quelques mois plus tard, d’une véritable attaque. Dans sa délibération finale, le tout puissant KAS (conseil archéologique central) remet en question le raisonnement même qui anime les paysagistes : celui de créer des passerelles entre le passé et le présent. Pour les archéologues, toute tentative de relier l’ancien et le nouveau présente un risque de confusion. Ils jugent l’ouvrage parasitaire et ordonnent sa destruction immédiate. 
En Grèce, le conseil archéologique peut bien se targuer d’être une des seules institutions respectées. Il fixe les normes constructives dans les zones protégées, ainsi que dans les agglomérations qui présentent un intérêt historique. C’est lui encore qui décrète l’interdiction totale de construire pour préserver tel ou tel site. Dans un pays où les passe-droits et les pots de vins permettent de construire pratiquement n’importe où et n’importe comment, le conseil archéologique fait office de dernier rempart.
De prime abord, le conflit se révèle être une lutte entre deux raisonnements équivalents : celui des paysagistes qui pensent pouvoir unifier un site fracturé par l’intervention humaine, et celui des archéologues qui rejettent cette réparation au nom de l’intégrité du site archéologique. Pour eux, une intervention paysagère qui rentrerait en dialogue avec le site, porterait atteinte à son déchiffrage historique. Tout ce qui viendrait se greffer sur l’ancienne carrière présente le risque d’être perçu comme émanant d’elle. 
Si au niveau théorique le débat semble impossible à trancher, sur le terrain, un fait donne indiscutablement raison aux architectes : la quasi-invisibilité  du site archéologique, préalablement à son aménagement. Avant que Nella Golanda et Aspasia Kouzoupi n’interviennent, aucun effort n’avait été fait ne serait ce que pour signaler l’ancienne carrière. Caché dans la masse rocheuse, bordé par une autoroute sur laquelle les véhicules défilent à 120 km/h, le site «n’existait pas» sans l’aire de stationnement en cours d’aménagement. Le décret des archéologues contre le projet revient à ordonner la disparition de la carrière, difficilement perceptible par les automobilistes en déplacement. 
Les archéologues prônent l’effacement de toute intervention, comme si la suppression des aménagements paysagers pouvait restituer le site dans son environnement d’origine. Outre le fait que l’effacement des traces de l’ère moderne est impossible, l’autoroute n’étant pas déplaçable, il est légitime de se demander si leur guerre contre les intrusions est justifiée. En bannissant l’aménagement paysager, ces derniers ne font qu’appliquer une des règles fondamentales de l’éthique archéologique : lutter contre les mélanges, ainsi que toute intervention qui pourrait porter atteinte à l’intégrité d’un site archéologique. Leur raisonnement consiste à isoler le vestige pour en faire une sorte d’exception spatio-temporelle : un îlot que l’on visite mais dans lequel les activités de la vie courante n’ont pas leur place. 

Sites archéologiques ouverts 

Face à ce repli des sites archéologiques sur eux-mêmes, nombreux sont ceux qui prônent leur ouverture. Qu’un site archéologique puisse servir de parc, ou qu’un théâtre antique puisse accueillir des représentations, sont des exemples d’ouverture possible. Les archéologues prennent le plus souvent position contre ces initiatives. Leurs réticences de voir un aménagement rentrer en dialogue avec un site antique serait une variante de ce rejet. Rien ne le justifie. 
Le conseil archéologique doit pouvoir faire la différence entre le développement (immobilier, touristique) qui menace certaines localités et des ouvrages, ou des pratiques, conçues pour réintégrer des vestiges dans la vie des habitants. Que le conseil archéologique veille sur les ruines antiques est une bonne nouvelle. Qu’il soit réactif et alerte quant à ce qui se construit est une garantie pour la protection du patrimoine. Il faudrait juste faire en sorte de ne pas se tromper de cible.
Car le patrimoine sauvegardé n’a aucune valeur s’il est complètement détaché de la vie de ceux à qui il s’adresse. Doit-on leur rappeler qu’un des ouvrages les plus respectés de l’ère moderne, l’aménagement des abords de l’Acropole d’Athènes par Pikionis, génère précisément le même type de mélanges entre l’ancien et le nouveau? Il s’agit là aussi d’une intervention paysagère qui fait le lien entre la ville contemporaine et son Acropole. Faudrait-il la détruire sous prétexte qu’elle pourrait être perçue comme un vestige antique?

 

Note

 

1 Chargé des fouilles archéologiques au sanctuaire de Néméa depuis 1973, Stephen G. Miller est parmi les archéologues consultés par les deux paysagistes. Il s’active dans la renaissance des jeux de Néméa, au lieu même où ils se tenaient dans l’Antiquité.