Syn­an­thro­pie

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Le Silo se penche ici sur deux films complémentaires, puisque l'un ("La Mouche" de David Cronenberg) est le remake de l'autre ("La Mouche noire" de Kurt Neumann). Tous deux traitent d'une forme de parasitage domestique

Publikationsdatum
28-01-2015
Revision
25-10-2015

Seth Brundle, le biophysicien solitaire qu’interprète Jeff Goldblum dans La Mouche (1986) de David Cronenberg, aurait gagné à fréquenter plus assidûment les salles obscures. N’eut-il pas été plus vigilant s’il avait vu au cinéma La Mouche noire (1958) de Kurt Neumann dont le film de Cronenberg est un remake ? Il n’aurait alors certainement pas tenté l’expérience de la téléportation sans avoir au préalable vérifié qu’aucun nuisible ne s’était introduit dans le télépod de son invention, évitant ainsi qu’une mouche importune ne s’invite dans son programme génétique pour fusionner avec lui. Ni Cronenberg ni Neumann n’ont en revanche ignoré que les mouches sont de l’espèce des « synanthropes », ces indésirables qui – comme les rats, les cafards et les araignées – n’appartiennent pas à la catégorie des animaux domestiques mais se plaisent pourtant à s’installer dans nos maisons sans y avoir été conviés. Car c’est bien d’une forme de parasitage de l’espace domestique qu’il s’agit dans les deux films. Pour le meilleur et pour le pire. 

André Delambre, le protagoniste du film de Neumann, a construit un laboratoire au sous-sol de la grande maison qu’il habite avec sa charmante épouse et leurs fils. Il y passe plus de temps à  perfectionner son « désintégrateur-intégrateur » qu’avec sa famille qu’il néglige ou qu’à l’usine de fabrication de composants éléctroniques qu’il dirige. Trente ans plus tard, Brundle joue les ermites dans un loft aménagé dans un bâtiment industriel à l’abandon : espace hybride où le piano droit cohabite avec un monte-charge, un superordinateur, une machine à expresso de collection et deux télépods au design impeccable. Heureux travailleurs à domicile, sans routine et sans horaires imposés, ils incarnent fantasmatiquement un rapport non-aliéné au labeur.  

Si ces deux hommes de science échappent aux modes d’organisation du travail contraignants en investissant l’espace domestique, il n’est pas certain que leurs épouse et amante respectives puissent y jouir des mêmes privilèges. Hélène Delambre et Veronica Quaife y sont au contraire piégées comme des mouches dans un pot de miel. En 1958, dans le décor idéal de sa famille modèle, dans sa cuisine tout équipée, au milieu de son mobilier néo-classique et dans ses robes de chambre molletonnées, Hélène est à l’étroit. En 1986 Veronica est une femme émancipée, mais elle n’échappera pas pour autant aux servitudes du foyer et à la famille fusionnelle à laquelle aspire Brundle : le père, la mère et l’enfant fusionnés. Pour s’y soustraire, une seule issue : liquider le patriarche et l’ordre qu’il représente. 

À l’avant-garde des interactions durables, André et Brundle ont le sens des sacrifices à accomplir pour le progrès (Dandelo, le chat de la famille Delambre en a fait les frais). Aussi Brundlefly demande-t-il à Veronica de lui loger une balle entre les deux yeux. Et André, mi-homme mi-insecte, de retourner à l’usine pour montrer à Hélène comment actionner la presse hydraulique sous laquelle il sera écrasé comme entre les pattes d’une mouche.