Po­ly­ka­toi­kia: le lo­ge­ment d'entre­pre­neurs en Grè­ce, 1950-1990

La polykatoikia, immeuble d’habitation issu de la Modernité, est devenue un produit du marché immobilier spéculatif. Enquête sur l’impact de la dissémination d’un type architectural dans le développement des villes grecques.

Publikationsdatum
07-03-2018
Revision
14-03-2018

Le paysage construit grec, tant urbain que périurbain et rural, est largement dominé par une architecture d’entrepreneurs, pré­pondérante depuis les années 1950 et jusqu’à la fin du millénaire, et en particulier par un type d’immeuble d’habitation en copropriété sur plusieurs étages appelé polykatoikia, soit littéralement « multi-résidence ».

Ce modèle a initialement été conçu par des architectes de l’entre-deux-guerres qui souhaitaient développer une typologie urbaine moderne contribuant à la densification et à la rationalisation de la ville grecque. Ce n’est qu’à la suite des phénomènes sociaux et économiques intenses de l’après-guerre que la polykatoikia est devenue un produit de spéculation immobilière pour les entrepreneurs de la construction. Facilement reproductible grâce à des plans standardisés, rapide à ériger et simple à financer, elle s’est alors répandue comme type de logement à destination des classes populaires.

Du fait de sa multiplication frénétique, la polykatoikia est devenue, dans la conscience publique, le grand coupable des mauvaises conditions de vie dans les villes grecques contemporaines, contribuant à l’appauvrissement esthétique de l’architecture ainsi qu’à la détérioration des conditions de vie. Pourtant, on peut constater un manque de connaissances théoriques concernant la polykatoikia, en contradiction avec son importance incontestable dans la production architecturale courante, et de manière générale dans le quotidien grec. Ce constat n’est pas propre à la Grèce : l’architecture entrepreneuriale est généralement exclue de la critique architecturale car elle demeure considérée comme un produit de spéculation, anonyme, banal et vulgaire.

A l’encontre de ce rejet, cet article propose une analyse de la production grecque des années 1950 à 1990, qui se trouve à la confluence du génie architectural et du pragmatisme entrepreneurial.

La polykatoikia des architectes


Le terme polykatoikia a été inventé au début du 20siècle pour décrire les immeubles urbains composés de plusieurs appartements luxueux, l’un des premiers exemples étant la polykatoikia Pesmazoglou construite en 1900 par l’architecte Ernst Ziller.

La polykatoikia a ensuite été développée dans la période de l’entre-deux-guerres par des architectes grecs influencés par le Mouvement moderne d’Europe centrale comme type architectural novateur destiné aux classes aisées. La confiance en la polykatoikia renaît après la guerre, s’adressant toujours aux milieux aisés, particulièrement ceux d’Athènes. Les réalisations des architectes reconnus, comme Valsamakis, Konstantinidis ou Tombazis, étaient publiées dans les revues d’architecture importantes de l’époque, et ont éclairé la nouvelle génération d’architectes grecs avec l’introduction d’une modernité d’influence européenne.

Cette architecture est parvenue à renouveler l’image des villes et à introduire de nouveaux potentiels d’expression et de modes de vie qui ont inspiré ultérieurement la production courante de logements. La publication des intérieurs modernes des polykatoikies dans des magazines de l’époque a également contribué à influencer l’imaginaire domestique des milieux sociaux plus modestes habitant alors des logements exigus et de mauvaise qualité1.

Quand la construction des logements s’intensifie vers la fin des années 1950 et atteint son apogée durant les années 1960 et 19702, la polykatoikia savante des années précédentes subit une transformation intense pour répondre tant aux besoins des classes plus modestes qu’à ceux des entrepreneurs et du marché.

L’émergence de l’entrepreneur


Le terme d’entrepreneur, en tant qu’acteur déterminant dans la diffusion des polykatoikies, désigne aussi bien les médiateurs, c’est-à-dire des intermédiaires ayant la possibilité de financer la construction de logements, que des personnes disposant d’une formation professionnelle liée au secteur de la construction4. L’identité des entrepreneurs n’est pas facile à définir. En effet leurs réalisations n’ont pas été documentées, soit du fait d’une activité développée en partie de façon illégale (surtout durant les années 1950), soit par manque d’intérêt de la part de l’opinion publique et des architectes. Cependant, il est important d’esquisser un profil afin de mieux comprendre leur rôle dans la construction de la ville grecque.

L’entrepreneuriat dédié à la construction de logements a émergé à Athènes pendant la période de la reconstruction de l’après-guerre. Contrairement à l’Europe centrale, où les Etats-providence ont mis en œuvre de vastes programmes de logements collectifs, l’Etat grec a favorisé l’émergence du secteur privé avec des politiques de « laisser-faire » qui cédaient la responsabilité de la reconstruction des logements aux particuliers. Des allégements fiscaux, des systèmes de financement en contrepartie (antiparochi5), ainsi que la tolérance envers certaines pratiques d’urbanisation illégales ont favorisé la construction d’immeubles de logements réalisés par des travailleurs itinérants non qualifiés, d’abord en périphérie d’Athènes, puis dans d’autres villes grecques dans les années 1950 et 1960. Cette période a vu l’émergence des premiers entrepreneurs de la construction qui acquéraient des terrains et des vieux bâtiments, y construisaient des polykatoikies, et vendaient les appartements souvent avant la fin de la construction. L’entrepreneur communiquait son projet en suspendant un panneau sur le terrain. Parfois avec la contribution minimale d’un architecte, dont le nom ne figurait pas toujours sur les documents officiels, les premiers plans étaient tracés afin d’obtenir le permis de construire. Ces plans étaient basés sur des esquisses « clé en main » facilement adaptables à une large variété de situations.

La polykatoikia des entrepreneurs


La polykatoikia en tant qu’objet architectural sophistiqué, qui avait émergé comme symbole des modes de vie modernes des années 1930, s’est transformée en objet de production de masse dans les années 1960 et 1970. Pendant cette période, les architectes, voyant leur rôle se réduire dans un marché aux mains des entrepreneurs, ont orienté leur activité vers d’autres typologies de logements, notamment des villas suburbaines et des maisons de vacances. Tant pour l’opinion publique que pour les architectes, la polykatoikia est alors devenue une copie rigide et vulgaire des architectures savantes, un fragment inesthétique d’une mosaïque urbaine chaotique.6

Athènes, et par la suite d’autres villes grecques, ont connu une dégradation de la qualité de vie liée à un aménagement urbain problématique : le manque d’infrastructures et de transports publics, des logements de mauvaise qualité et sans chauffage central, des quartiers denses et sans espaces verts. On parlait alors de conditions de vie asphyxiantes7 et des sentiments négatifs vis-à-vis de la polykatoikia d’entrepreneurs se sont répandus. Ceci à donné lieu à trois reproches récurrents sur la polykatoikia dans la mémoire collective grecque : les conditions de vie qu’elle implique, son caractère de construction anonyme et son statut social et intellectuel.

D’une part, les conditions de vie dans les polykatoikies entrepreneuriales étaient souvent très mauvaises. Des analyses des années 1950 dénoncent notamment le manque d’organisation et l’aliénation générée par ce mode d’habitat : « La tendance de nos jours, la mentalité lucrative, a affecté la santé des gens. »8 D’autre part, son caractère de construction anonyme lui est généralement attribué en raison des processus de production et de conception. Pendant la reconstruction frénétique d’Athènes, les acteurs principaux (entrepreneurs, ouvriers et artisans) n’avaient ni les moyens, ni les connaissances, ni l’intérêt de concevoir avant de construire. Les immeubles étaient souvent construits durant la nuit, sans auteurs officiels, et leurs plans livraient une interprétation rudimentaire de la polykatoikia des architectes, décapée de toute forme d’innovation et de toute recherche esthétique. Finalement, il en résulte une forte contradiction entre un statut d’origine de type novateur, la classant parmi les objets désirables d’une modernité naissante, et sa forme répandue, manquant d’originalité et d’innovation, développée ultérieurement pour le bénéfice d’entrepreneurs et communément qualifiée de simple, banale et vulgaire. On peut affirmer que la polykatoikia est devenue l’antithèse de l’intellect savant et un symbole de déception profonde.

La diffusion de la polykatoikia


Face à cette mémoire collective, on peut constater qu’il n’y a pas eu de recherches exhaustives sur les conditions de vie et les typologies des logements permettant de s’interroger sur un rapport plus complexe entre architecture savante et entrepreneuriale.

Dans les années 1970, la polykatoikia a été transposée des grandes villes grecques aux villes de province. Sa diffusion en province n’ayant auparavant pas été étudiée, l’impression dominante est qu’un même type de bâtiment a été construit invariablement dans tout le pays.

Pourtant l’étude de cas des polykatoikies menée par l’auteur dans la ville de Réthymnon9, permet de constater une amélioration de la situation et d’interroger la relation entre l’architecture entrepreneuriale et les dispositifs innovants de la polykatoikia savante. Cette recherche portant sur plus de 1970 plans d’appartements construits entre les années 1960 et 1990, non seulement par des entrepreneurs mais aussi par des bureaux d’architectes et ingénieurs, atteste l’existence d’une sensibilité envers les qualités spatiales des appartements. En effet, ces polykatoikies bénéficiaient d’une bonne ventilation et de lumière naturelle. Les concepteurs démontraient une grande compétence dans leurs interventions en tissu urbain dense, non seulement en économisant les espaces afin d’optimiser la distribution mais aussi en respectant la hiérarchisation des espaces domestiques afin d’éviter les rapports de voisinage inconfortables.

Au-delà, cette recherche permet une compréhension plus profonde des activités entrepreneuriales et des typologies construites dans la province grecque. Cette production échappe à l’équation de la polykatoikia athénienne des années 1950 et constitue en réalité un tout autre produit entrepreneurial ayant émergé dans le champ des logements en Grèce.

La polykatoikia déclenche des réactions émotionnelles avant toute appréciation rationnelle. La société grecque ne se sent pas à l’aise avec les phénomènes d’urbanisation intense, le processus de reconstruction frénétique et l’agressivité des entrepreneurs des années de l’après-guerre. Ce mécontentement a conduit à une perception peu objective de la polykatoikia d’entrepreneurs face à la polykatoikia savante, et a contribué tant à son rejet par l’opinion publique qu’à son exclusion des débats architecturaux.

Cependant, il est possible de constater que cette architecture entrepreneuriale a adopté des principes essentiels développés initialement par l’architecture savante et qu’elle les a adaptés aux conditions du marché immobilier. La polykatoikia s’est en somme développée à la confluence du savant et de la culture entrepreneuriale.

Olga Moatsou-Ess est docteure ès sciences EPFL en histoire et théorie de l’architecture et chercheuse indépendante. Elle est responsable des normes du bâtiment à la SIA.

 

 

Notes

1    « Le beau n’est pas nécessairement cher », campagne publicitaire publiée dans « Pos mporei na dimiourgithi mia thermi atmosphaira sto spiti (Comment créer une ambiance chaleureuse chez soi) », Architektoniki, 1957, no 2, p. 66.

    « Il n’est pas nécessaire de dépenser beaucoup d’argent à condition qu’on ait du bon goût », campagne publicitaire publiée dans «  Mikra diamerismata se polykatoikies (Petits appartements dans des polykatoikies) », Architektoniki, 1959, no 14, p. 36

2    Le « miracle économique » grec, aussi appelé « printemps », a eu lieu entre 1958 et 1967. Il a été suivi par le « miracle de la construction » ou « boom de la construction » entre 1967 et 1974, qui a coïncidé avec la dictature grecque. Voir aussi : Dimitris Philippidis, Neoelliniki architektoniki, 1830-1980 (Architecture grecque contemporaine, 1830-1980), Athènes, Melissa, 1984, p. 266. et Helen Fessas-Emmanouil, Essais sur l’architecture grecque contemporaine - théorie-histoire-critique, Athènes, Christakis, 2001, p. 167

3    L’architecture dite savante, souvent décrite comme architecture d’auteur, est l’architecture qu’on considère créée par des architectes connus, une architecture en contraste avec la perception commune de la polykatoikia comme expression vernaculaire, populaire, banale.

4    Pour une meilleure connaissance du profil de l’entrepreneur grec des années 1960 aux années 1990 voir : Olga Moatsou, Polykatoikia, 1960-2000 : Entrepreneurial Housing, from Athens to Rethymno, Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), Lausanne, 2014, p. 270.

5    Système d’échange entre propriétaire et entrepreneur, selon lequel le premier met son terrain à disposition du second sans le vendre et reçoit en contrepartie des appartements construits.

6    « L’architecture sans architectes. Cela n’a rien d’une nouvelle. L’architecture avec architectes aurait été digne d’intérêt ! ». Aristides Romanos, « Authereti domisi kai architektoniki choris architektones (Construction sans autorisation et architecture sans architectes) », Architektones, Journal of the Association of Greek Architects, février 2003, Cycle B, no 37, 02/2003, p. 50

7    Dimitris Philippides, « Polykatoikia kai sychroni zoi / Apartment Houses and Life in Modern Greece », Architektonika Themata / Architecture in Greece, 1978, no 12, p. 103-107

8    Theodoros Skouras, « Epi tis ygieinis ton polykatoikion / The Apartment Houses and their Hygienic Conditions », Architektoniki, 1958, no 9, p. 10

9    Olga Moatsou-Ess, Polykatoikia, 1960-2000 : Entrepreneurial Housing, from Athens to Rethymno, op. cit.