Le Sit­ter­werk, une fa­bri­que cul­tu­rel­le

Présentation et entretien avec son initiateur, Felix Lehner

Installés dans plusieurs bâtiments désaffectés d’une ancienne teinturerie près de Saint-Gall, une fonderie et une bibliothèque d’art, des archives de matériaux, une halle d’exposition pour les œuvres de Hans Josephsohn et une maison d’ateliers forment un centre d’art et d’économie culturelle atypique. Au Sitterwerk, on récupère, transforme et invente, tout en conjuguant technologie et artisanat de pointe.

Publikationsdatum
16-01-2012
Revision
19-08-2015

C’est à quinze minutes de bus depuis Saint-Gall, puis dix à pied pour venir à bout du dénivelé qui sépare le pont routier de la petite plaine en contrebas, au bord du fleuve. Des voitures vont et viennent, on passe près d’une ferme, de quelques maisons éparses, puis s’arrête devant les édifices de l’ancienne teinturerie. Un panneau liste les entreprises du site, on cherche en vain quelque signe qui nous indiquerait qu’on se trouve à deux pas d’un des centres d’art et d’économie culturelle les plus importants de Suisse, le Sitterwerk (www.sitterwerk.ch et www.kunstgiesserei.ch).
Au cœur de cette friche loge une fonderie d’art qui emploie une cinquantaine de personnes et produit de nombreuses œuvres d’artistes internationaux. Ici se trouvent également le Kesselhaus, halle d’exposition et de dépôt hors normes pour les réalisations du sculpteur Hans Josephsohn, une bibliothèque d’art et des archives de matériaux qui sont à la pointe de la conjugaison du tangible – 25 000 livres et d’innombrables échantillons de matériaux – et de la technologie numérique. S’y ajoutent une maison d’ateliers, un laboratoire de photographie et un atelier de reliure.
Le travail patient et passionné d’un seul homme, Felix Lehner, puis de toute une équipe, a transformé cet ancien site industriel en une fabrique culturelle unique en son genre. Les artistes qui passent commande à la fonderie d’art viennent de Suisse, d’Allemagne, de Grande-Bretagne, d’Inde ou des Etats-Unis. Un récent symposium sur de nouveaux systèmes de classement à la bibliothèque a vu défiler des scientifiques de Berlin et de Vienne. Et tous les mois, une ambulance amène Hans Josephsohn, 91 ans, qui vient superviser la réalisation et la restauration de ses œuvres.

TRACÉS : Depuis quand êtes-vous installés ici ?
Felix Lehner : Nous sommes arrivés au Sittertal il y a dix-huit ans, en 1993. Avant, j’avais une petite fonderie à Beinwil am See, d’abord seul, puis à deux et à trois. Le point de départ, ici à Saint-Gall, est également la fonderie d’art. C’est une entreprise qui compte aujourd’hui une cinquantaine d’employés. Nous restaurons et produisons des sculptures dans un sens large. On travaille de manière traditionnelle, coule en bronze, laiton ou aluminium, d’après le processus de la fonte à la cire perdue. Mais nous réalisons également des œuvres dans d’autres matériaux, en cire, plastique, béton, bref, dans n’importe quel matériau que l’artiste souhaite utiliser pour son projet. Souvent, il s’agit aussi de participer à la recherche de solutions sur le plan technique ou mécanique. L’œuvre d’Urs Fischer pour la dernière Biennale de Venise en est un bon exemple.
Depuis le début, il m’importe que la fonderie d’art du Sitterwerk ne soit pas uniquement une entreprise artisanale traditionnelle. Il fallait que nous puissions accompagner la naissance et l’émergence d’une œuvre d’art, assurer ses conditions de production et fournir les bases pour que le travail artistique puisse prendre forme. Il faut savoir que l’artiste n’arrive pas toujours avec un projet clairement défini. Souvent, une œuvre se transforme au cours du processus de production.

T. : Concrètement, que vous amène-t-on ?
F. L. : Nous recevons du modèle en plâtre traditionnel à l’échelle 1:1 jusqu’à la simple esquisse d’une idée. On peut également nous amener des données digitales ou une photo. La palette est extrêmement large, nous sommes ouverts à tout. La production d’œuvres d’art a changé énormément ces dernières années. Il y a de moins en moins de sculpteurs traditionnels, la plupart des artistes contemporains travaillent avec plusieurs médias et techniques. Par conséquent, ils ont de plus en plus besoin d’un partenaire solide. Notre fonderie d’art est plus qu’un simple atelier de réalisation. Dès le début, nous avons également collectionné des livres, ce qui nous permet d’effectuer des recherches, d’offrir les moyens pour une mise en perspective de la production, en collaboration avec les artistes. A cela s’ajoutent les archives de matériaux, mais aussi des équipements complémentaires comme la fraiseuse, une machine de métallurgie sous vide, le laboratoire photo.

T. : Comment avez-vous étendu vos activités ?
F. L. : Je peux vous en parler de manière chronologique, mais il faut s’imaginer que tout s’est développé de manière organique, toutes nos activités s’imbriquent et la plupart sont nées en parallèle. Sur un plan administratif, nous avons créé une fondation il y a cinq ans, la Stiftung Sitterwerk. Elle couvre tous les volets non commerciaux. Y sont intégrés la bibliothèque d’art, les archives de matériaux, la maison d’ateliers et le Kesselhaus Josephsohn. La fondation travaille également à la réalisation d’un catalogue raisonné de l’œuvre du sculpteur.
En près de vingt ans que nous sommes là, la fonderie et les institutions connexes se sont développées énormément. Puisque nous allons au-delà de la simple production, puisque nous pouvons offrir de la documentation et de la recherche, des séjours d’ateliers et des possibilités d’exposition, nous avons pu constamment élargir notre bassin de clients. Ces cinq à dix dernières années, on a eu la chance de travailler pour beaucoup d’artistes internationaux.
Les possibilités de transformation et de requalification qu’offre ce site sont également à l’origine de notre succès. C’est une chance inouïe de pouvoir débuter puis développer ses activités à un endroit qui offre tant de perspectives, tant de possibilités. Au début, après la fermeture de l’ancienne usine de teinturerie, on ne savait pas très bien ce qui allait se passer. Puis, au milieu des différentes utilisations temporaires, nous avons eu la possibilité d’étendre nos activités au fur et à mesure, d’investir de nouveaux locaux, de rénover et de transformer. Nous sommes locataire de tous ces espaces, et le propriétaire du site s’est impliqué peu à peu. On a passé d’une relation complètement anonyme, où nous étions un petit locataire parmi d’autres, à une grande amitié. Aujourd’hui, Hans Jörg Schmid fait naturellement partie de la Stiftung Sitterwerk.

T. : Quand on arrive ici, pourtant, rien n’évoque l’ambiance d’un centre culturel.F. L. : Avec le développement de ces dernières années, avec le regain d’intérêt pour l’œuvre de Josephsohn et les commandes d’artistes qui affluent de partout, le Sittertal est perçu comme un lieu de culture. C’est réjouissant, mais il m’importe justement, comme vous dites, qu’on n’arrive pas ici comme dans une enclave culturelle. Le site est animé par la vie d’autres entreprises, un service de catering par exemple, un atelier de construction mécanique ou encore Dock, Stiftung für Arbeit, une organisation qui emploie des chômeurs et rend possible leur réinsertion dans le monde du travail. Le Sitterwerk n’est pas un quartier chic pour des architectes, graphistes ou designers, ce n’est pas un lieu de monoculture. Au contraire, nous essayons d’attirer, voire de créer des institutions qui travaillent dans des domaines proches, comme l’atelier de reliure ou le laboratoire photo. Il s’agit d’entreprises indépendantes avec lesquelles nous collaborons de manière intense. Nous faisons en sorte d’avoir un environnement le plus riche possible. Cela a l’air astucieux, mais c’est simplement une approche pragmatique. Le laboratoire photo par exemple contribue non seulement à perpétuer un artisanat en voie de disparition, mais nous donne aussi la possibilité d’accepter des commandes d’artistes qui veulent travailler dans ce domaine.

T. : Quel est votre parcours ? Comment devient-on aussi polyvalent et pointu à la fois ?
F. L. : On y arrive par détours. J’ai toujours voulu travailler en contact avec l’art et la sculpture. J’aurais aimé me former dans une fonderie d’art après le collège, mais je n’ai pas trouvé de place et j’ai commencé un apprentissage de libraire. C’était un but en soi, puisque les livres m’intéressent, mais je ne voulais pas du tout devenir libraire. D’ailleurs, à la fin de l’apprentissage, je suis effectivement parti dans une fonderie, où j’ai tout appris sur le tas. Puis j’ai ouvert ma propre fonderie à 22 ans, j’étais indépendant, mais il me manquait les bases. J’ai été obligé de me forger mon propre bagage, et les livres ont sans doute été un élément clé pour ce travail. La bibliothèque d’art du Sitterwerk doit son origine à un collectionneur passionné et sans compromis, Daniel Rohner. C’était un ami à moi, il est décédé il y a quatre ans. Pendant toute sa vie, il a acquis des livres d’art, de sculpture, d’architecture, de design et de photographie. Nous nous sommes rencontrés il y a une douzaine d’années, et on voulait montrer cette collection et la rendre accessible. Le fait qu’elle se trouve ici, dans ce contexte, est important, cela prend une autre signification de garder tous ces volumes dans l’environnement immédiat d’un lieu de production artistique plutôt qu’au sein d’un institut universitaire ou d’une école d’architecture. J’y ai ajouté mes propres livres, et nous continuons de collectionner des ouvrages dans le domaine des matériaux, de la sculpture, de la restauration et de la conservation du patrimoine.

T. : Quelles sont les particularités de cette bibliothèque ?
F. L. : Daniel Rohner a toujours voulu maintenir chaque livre dans son contexte, il s’est opposé par exemple à un classement par ordre alphabétique. Quand il y avait des visiteurs, ils ont composé, combiné, assorti, réuni des tas de livres, c’était comme une empreinte visible de leur discussion. Les volumes traînaient sur la table, c’était un peu chaotique et de là est venue l’idée d’essayer de sauvegarder puis de maîtriser ce maniement « sauvage » grâce aux moyens technologiques actuels. C’était une qualité qu’on ne devait pas perdre.
Donc, aujourd’hui, on peut se passer de cotes, mais il y a un chip dans chaque ouvrage et nous avons développé un système de scans qui, chaque jour, fait l’inventaire complet des étagères. Si vous cherchez un ouvrage dans notre base de données, l’écran vous indique où il se trouve : partie supérieure de la bibliothèque, deuxième rayon depuis en haut, à 15,7 mètres depuis la gauche, par exemple. L’écran affiche également les dos des livres qui se trouvent à proximité immédiate.
C’est pratique bien sûr pour trouver l’ouvrage, mais ce qui nous intéresse tout autant, c’est de savoir dans quel contexte se trouve chaque livre. Le dernier lecteur ne l’a probablement pas posé là par hasard, l’information sur le contexte peut avoir une plus-value pour la recherche, cela crée des liens intéressants. En fait, le rangement s’ensuit de la manipulation des livres par les usagers de la bibliothèque. Dans un futur proche, nous aurons également saisi tous nos échantillons de matériaux, et le système pourra renvoyer d’un livre à des matériaux et vice versa. En plus, on a fabriqué une table de lecture qui est équipée avec des senseurs et qui reconnaît tous les ouvrages qu’on y dépose. Cela nous permet de garder les traces d’un séminaire ou d’une discussion, de réunir quelques ouvrages sur un thème précis. Toutes ces constellations peuvent être enregistrées et sont consultables sur internet.

T. : Depuis 2003, vous hébergez également une grande partie de l’œuvre de Hans Josephsohn.
F. L. : Je suis son travail depuis très longtemps, depuis que j’ai découvert son existence dans les années 70, à travers le film de Jürg Hassler, Josephsohn – Stein des Anstosses (Josephsohn – la pierre d’achoppement). Puis j’ai réalisé une petite exposition avec un ami, pour la sortie d’un livre, c’était en 1980 à Saint-Gall, dans la librairie où j’avais travaillé. Josephsohn avait 60 ans et moi 20, et notre relation s’est développée très lentement, à travers les décennies. A l’époque, Josephsohn jouissait d’une renommée confidentielle, certains lui portaient énormément d’estime, mais ce n’était pas un artiste connu par un large public, il était avant tout apprécié par des architectes. Par Peter Märkli, entre autres, qui lui a construit au début des années 90 la Congiunta, un abri-musée parmi les plus beaux qui soit, à Giornico.
Il y a dix ans, alors qu’on commençait à s’en sortir avec la fonderie, je me suis dit qu’il fallait créer de l’espace pour accueillir son œuvre – qui est immense –, et je voulais le faire maintenant, pendant qu’il est encore vivant. Avec Lukas Furrer, un ami architecte et collaborateur à la fonderie, nous avons alors créé le Kesselhaus Josephsohn, et transformé la grande halle en un espace d’exposition.

Un self-service converti en logement

Felix Lehner retourne alors à ses affaires courantes et nous laisse le temps d’observer l’espace. Les transformations sont peu nombreuses, précises, se fondent dans le décor. On a l’impression que tout a toujours été là tel quel. Les espaces reconvertis témoignent d’une esthétique « qui prend naissance dans l’acte de faire, de voir, d’essayer et de répéter ». C’est en ces termes que le magazine Hochparterre décrit le travail des architectes zurichois Flury+Furrer (www.fluryfurrer.ch). Leur dernière intervention au Sitterwerk, l’agrandissement du Kesselhaus Josephsohn, faisait partie des 20 projets d’architecture nominés cette année pour « Die Besten » (les meilleurs), distinction que la revue alémanique attribue chaque automne aux réalisations suisses qu’elle juge les plus brillantes. « On faisait un peu atypique dans cette sélection », s’amuse Lukas Furrer, joint par téléphone. « Nous travaillons beaucoup avec l’existant et avons la chance de pouvoir expérimenter et tester différentes possibilités sur place. Le temps est un ingrédient indispensable. Avec un maître d’ouvrage comme Felix Lehner et un site comme le Sitterwerk, la simplicité et l’efficacité doivent primer sur la nouveauté et le design. On ne peut pas être pressé. On discute, l’échange est intense. Chaque projet est modifié en cours de route. On finit toujours par trouver la solution au fur et à mesure. »
Quant aux nouveaux espaces du Kesselhaus Josephsohn, il s’agit d’une seconde transformation des locaux habités jusqu’ici par Felix Lehner et sa famille. Ces derniers ont déménagé l’an dernier dans un pavillon de self-service reconverti en logement et posé sur le toit de l’ancienne halle des cuves qui, elle, fut transformée il y a une dizaine d’années déjà en espace d’exposition. Pour Flury+Furrer, il s’agissait avant tout de libérer un volume occupé par des couloirs et des plafonds (l’ancien couloir de fumée, par exemple), ce qui a permis de créer une estrade au premier et une galerie au deuxième étage. L’échoppe de self-service est en fait un pavillon construit par les architectes Gigon Guyer pour le Musée des transports de Lucerne. Il était à vendre, Felix Lehner l’a déniché grâce à une annonce parue dans la presse. « Avec Lukas Furrer, nous l’avons transformé en appartement, puis posé sur la toiture du Kesselhaus qui a été renforcée par un dispositif de sous-tension. »
Si Lukas Furrer aime chercher la solution juste pour chaque cas de figure, s’il aime expérimenter et mettre lui-même la main à l’œuvre, c’est sans doute parce qu’il est, comme Felix Lehner, passionné par la sculpture et la fonderie d’art. A tel point que dans les années 90, il a temporairement mis son activité d’architecte de côté pour rejoindre l’équipe de la fonderie au Sitterwerk. Depuis, il s’occupe de toutes les interventions architecturales sur le site, de la pose d’un avant-toit jusqu’à des réalisations nouvelles. Un des exemples les plus parlants de la recherche patiente et inventive des deux hommes est peut-être le revêtement du sol du nouveau pavillon d’habitation (fig. 19). Il s’agit d’une chape fluide à base de ciment que l’on vitrifie d’habitude, ce qui lui confère une surface régulière mais un peu terne. Lukas Furrer et Felix Lehner ont fait des essais avec de l’huile de lin et une gomme-laque fabriquée à partir de cochenilles normalement utilisée en ébénisterie ou en lutherie pour vernir le bois. Il leur a fallu plusieurs mois d’expérimentation et plus d’une semaine pour la pose, mais le résultat donne au sol une patine inédite.