Le mo­der­nis­me IKEA

L’effondrement de la ville

Dans un article de 2006 intitulé Ikea Populism and the Idea of the City, le théoricien d’architecture Roemer van Toorn examine comment différents projets d’architecture forgent la non-cité, contribuant ainsi à l’effondrement de la ville. Nous avons traduit les deux premiers paragraphes de cette critique sans complaisance. L’intégralité de l’article est disponible en anglais sur le site : www.roemervantoorn.nl

Publikationsdatum
30-05-2012
Revision
19-08-2015

L’idée traditionnelle de la ville, tout comme la vision qu’en a donnée le Mouvement moderne, est révolue. La pression de l’économie de marché a mis à mal la notion d’une architecture au service de l’intérêt commun. Les logiques économiques et privées priment sur les valeurs éthiques, culturelles ou collectives. Le paysage urbain est dicté par les intérêts du secteur immobilier, tandis que les municipalités elles-mêmes se comportent comme autant de promoteurs et investisseurs. La fonction publique devient ainsi un produit dérivé de la pensée libérale. Alors que le Mouvement moderne cherchait à améliorer le monde en abordant l’architecture sous un angle avant tout social, la planification actuelle vise à doter les villes d’une meilleure position concurrentielle à l’échelle internationale. On fait appel à des super-architectes, si possible des stars du métier, pour soutenir l’économie d’une ville à travers un design éblouissant. A une époque où nous vivons pour la plupart en zones urbaines, nous avons perdu de vue l’apport de cette urbanisation à la civilisation. Quand l’équipe de l’architecte Sjoerd Soeters construit ses villages châteaux de Haverleij, aux abords de la ville de Den Bosch, quand Rob Krier et Marc Breitman érigent le complexe résidentiel néo-historique «Nieuw Argentinië» à Amsterdam, ils incarnent ce que le philosophe Frédéric Jameson appelait «la nostalgie du présent». On «reconstruit» un monde qui n’avait jamais été perdu. Ce qui semble du passé n’est en réalité rien d’autre qu’une nostalgie sans mémoire. On idéalise un monde qui n’a jamais existé, qui n’existe vraiment qu’ici et maintenant. En quête de ce que pourrait être le monde au 21e siècle, les catégories zombies constituent la base de la pensée, de l’action et du design contemporains. 

Modernisme IKEA

Le tout nouvel archipel résidentiel d’IJburg, près d’Amsterdam (notamment les parcelles privées de Kleine Rieteiland et Steigereiland, où les résidents peuvent construire la maison de leurs rêves) n’évoque pas tant une architecture postmoderne du style Seaside (comme elle apparaît dans le film « The Truman Show ») ou encore la théorie postmoderniste de Charles Jencks, mais plutôt ce que l’on pourrait appeler un «modernisme IKEA». Contrairement au Mouvement moderne, le Modernisme IKEA n’est pas imposé d’en haut. Il repose sur un choix vaste et illimité de styles de vie abordables et individuels: «Offrir une vaste gamme de produits d’ameublement esthétiques et fonctionnels à des prix accessibles au plus grand nombre». 
IKEA ne s’adresse pas aux riches et cherche plutôt à améliorer le quotidien de tout un chacun. Plutôt qu’un luxe élitiste, c’est un style pragmatique et pratique qui est proposé pour l’intérieur et l’extérieur du foyer. IKEA rapproche les gens du rêve moderne de confort, de mode et de bon goût. Tandis que le Mouvement moderne, relayé par des organismes comme le Stichting Goed Wonen (« Good Living Foundation ») éduquait les gens à la « vie moderne », nous sommes désormais traités comme des résidents connaisseurs de notre propre style de vie. Mais avec le Modernisme IKEA, l’idée de la ville semble se diluer dans une accumulation infinie de modes de vie individuels. Le modèle des magasins IKEA offre une bonne définition de l’effondrement de la ville existante. Ces boîtes jaunes et bleues, truffées de propositions individuelles novatrices, sont implantées dans des lieux déserts, en périphérie de la ville, sur d’excellents axes routiers. IKEA est toujours facile d’accès. On peut s’y garer gratuitement, manger pour pas cher un encas suédois et remplir son coffre de voiture de meubles en kits. Tandis que l’infrastructure IKEA est extrêmement moderne, comme le prouvent le réseau visiblement infini de connexions en surface et le monde souterrain de flux entrants et sortants (héritage de Mies  ), la boutique elle-même se déploie délibérément dans un labyrinthe confus et tentaculaire de bonnes affaires, auquel il est difficile d’échapper. L’efficacité de la gestion comprend ici deux facettes : une infrastructure froide, méthodique et linéaire, menant sans détours à la Mecque des modes de vie, et un dédale truffé d’articles alléchants (y compris la piscine à balles). Le succès des complexes immobiliers suburbains de Vinex, dont la diversité architecturale surpasse celle des quartiers résidentiels du vingtième siècle, présente de nombreux points communs avec le succès de la formule IKEA. Mais qu’est-il vraiment arrivé à la ville ? L’intérêt commun n’est-il plus désormais qu’un amas infini de souhaits individuels et commerciaux, une série de délicieux objets de design disposés sur des étagères et servis sur un plateau ? Doit?on apprendre à accepter la ville diffuse, le réseau efficace de voies d’accès, les résidences sécurisées, les modes de vie et les bâtiments pour une bouchée de pain ? Ou l’architecture est-elle en mesure de développer une idée différente de la ville ?

Traduction Juliette Lemerle 

Roemer van Toorn enseigne aujourd’hui à l’école d’architecture d’Umeå en Suède. De 1993 à 2010, il fut responsable du programme d’histoire et de théorie de l’institut Berlage. 

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