La bi­blio­t­hè­que en dé­cala­ge avec ses mé­di­as

L’architecture des bibliothèques ressemble à une quête impossible: celle d’une concordance avec des supports dont la nature évolue constamment

Publikationsdatum
30-05-2017
Revision
31-05-2017

La mission des bibliothèques est de rassembler, de préserver et de mettre des savoirs à la disposition des lecteurs. Par principe, les supports d’information sont en quelque sorte l’unité de base de toute construction de bibliothèque; leur évolution se répercute immédiatement sur l’architecture. L’histoire recense plusieurs situations dans lesquelles les documents à conserver ont fondamentalement remis en question l’enveloppe qui devait les contenir. En même temps, les architectes ont également tenté de formuler des théories médiatiques dans des projets de bibliothèques, qui semblent souvent être en contradiction avec les supports d’information existants. Ainsi, les deux phénomènes sont à l’origine d’un constant décalage historique entre l’évolution des médias et leur conteneur architectural.

«Ceci tuera cela»


L’avènement de l’imprimerie représente une première révolution qui s’est directement traduite dans la conception architecturale de la bibliothèque. Un bouleversement thématisé par Victor Hugo dans Notre Dame de Paris, plus exactement dans le chapitre intitulé Ceci tuera cela, probablement le mieux connu des architectes. «Ceci» renvoie à l’imprimerie et «cela» à l’architecture.1 Dans ce passage, Hugo n’ambitionne rien de moins que d’appuyer l’histoire de la civilisation et de l’architecture sur une théorie médiatique. Il affirme que, jusqu’à l’invention de l’imprimerie, l’architecture représentait le support d’information dominant, que celui-ci a culminé à ses yeux dans les cathédrales gothiques auxquelles son roman est consacré. Dans leurs inscriptions gravées, dans leurs ornements sculptés et dans leurs vitraux, les cathédrales sauvegardaient et diffusaient les idées d’une communauté sous forme d’œuvres d’art collaboratives totales.
Selon Hugo, la situation a fondamentalement changé après l’invention de l’imprimerie, quand le «livre granitique» s’est vu détrôné par l’écrit imprimé. Les idées pouvant désormais être diffusées à la vitesse du vent et préservées dans d’innombrables copies, l’architecture comme moyen de communication aurait été reléguée à l’arrière-plan par l’ouvrage imprimé. Hugo voit en outre dans l’imprimerie un outil de démocratisation et de sécularisation, tandis qu’après l’invention de Gutenberg, l’architecture aurait été davantage employée à produire des formes anachroniques au service de constructions représentatives des classes dominantes, d’où son appauvrissement : «L’imprimerie tuera l’architecture.»
Pour la rédaction de ce chapitre, Hugo a sollicité le conseil de l’architecte Henri Labrouste.2 A peine quelques années auparavant, celui-ci avait en effet reçu le mandat de construire une bibliothèque, soit précisément de concevoir un bâtiment au service de ce livre fossoyeur de l’architecture – d’après Hugo. Comment, dès lors, a-t-il répondu à ce dilemme qu’il ne pouvait évidemment ignorer? Il a érigé rien moins qu’un manifeste bâti pour le livre imprimé.
Ainsi la façade de sa bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris (1839–1851) arbore-t-elle, entre les arcades du premier étage, des cartouches répertoriant par ordre alphabétique les noms des principaux auteurs à l’emplacement où se trouvent les rayonnages à l’intérieur. Ce catalogue de pierre, gravé en caractères Antiqua classique, de même que son ornementation renvoient ostensiblement au livre imprimé, en rappelant non seulement les ornements typographiques, mais encore les creux et les pleins constitutifs du procédé d’imprimerie. Labrouste opte ainsi pour un parti déjà évoqué par Hugo, qui voyait les deux arts intervertir les préséances, avec des monuments ressemblant à la littérature, comme les rares poèmes étaient autrefois assimilés aux monuments: «Et désormais, si l’architecture se relève accidentellement, elle ne sera plus maîtresse. Elle subira la loi de la littérature qui la recevait d’elle autrefois.»

La fin de la galaxie Gutenberg


Moins de 150 ans plus tard, le théoricien de la communication Marshall McLuhan annonçait la fin de la «galaxie Gutenberg».3 Il voyait l’avènement des médias électroniques comme une chance de sortir de l’ère du livre imprimé, un fléau qui réduisait les perceptions humaines au seul sens visuel en laissant les autres s’atrophier. Il considérait de même que la lecture solitaire supplantait l’échange communicatif et livrait les humains à une pensée purement sérielle, telle que dictée par le processus d’imprimerie. A l’inverse, il voyait dans les médias électroniques comme la radio, la télévision ou le téléphone le moyen de stimuler plusieurs sens à la fois, de libérer la pensée et de reconnecter les gens pour arriver au «village global» qu’il appelait de ses vœux. Pour McLuhan, les moyens de communication électroniques rendaient le livre obsolète. Et d’une certaine manière, l’électronique a tué l’imprimerie.
C’est à nouveau la construction d’une bibliothèque qui fera l’objet d’une traduction bâtie de cette critique des médias. John M. Johansen était parfaitement au fait des écrits de McLuhan lorsqu’il a conçu la Goddard Library à Worcester (1966–1968), puisqu’il a rédigé en parallèle une forme de manifeste fortement inspiré des thèses de ce dernier, dans lequel il définit et annonce une «architecture pour l’âge électronique».4 Il a abordé son projet de bibliothèque comme une première tentative de mise en œuvre de ses idées, à commencer par l’expression donnée à la façade du bâtiment. En fonction des points cardinaux, des compartiments de formes diverses émergent d’une trame orthogonale dans différentes directions, afin d’assurer diverses fonctions et d’éclairer au mieux les espaces qu’ils abritent. Car selon McLuhan, l’architecture peut elle-même être comprise comme un média qui soutient le corps humain et en élargit les sens. Outre la vue, il s’agit donc de solliciter tous les autres sens, ce que Johansen a obtenu en variant la matérialisation et les effets haptiques de son œuvre.
Même au niveau formel, Johansen a cherché à exprimer l’âge électronique et expliqué que sa bibliothèque ne devait pas ressembler à une machine corbuséenne, l’ère mécanique étant en effet révolue, mais plutôt au «dos d’une photocopieuse», afin de correspondre à l’époque naissante des appareils électroniques.5 Les différents éléments du programme ont ainsi été plantés dans un châssis porteur pour être, après coup, reliés par des circulations – par analogie directe à un circuit imprimé. De manière paradoxale toutefois, la charpente centrale de la bibliothèque recevait l’énorme stock de livres comptant des milliers et des milliers de volumes, tandis que les médias électroniques, dont l’effet thérapeutique était promis, n’y occupaient qu’un espace très restreint. En un certain sens, le bâtiment de Johansen était en avance sur son temps tout en étant voué à héberger en son sein le livre, un support devenu obsolète.

Invisibles flux de données


Si l’ouvrage de Johansen était encore formellement lié à un appareil électronique, Toyo Ito a fait un pas de plus pour donner corps aux médias numériques apparaissant au début des années 1990. C’est encore une fois un projet de bibliothèque qui lui a fourni le mandat idoine, bien que le stockage local et physique d’informations puisse être remis en cause à l’heure d’internet. Ito est aussi l’auteur de nombreux écrits théoriques.6 Il tente d’y définir une architecture pour l’ère numérique en expliquant qu’il n’a pas encore été possible de trouver une équivalence pour les microprocesseurs, les flux de données et la réalité virtuelle, comme cela avait été le cas pour la machine au début du 20e siècle. Il affirme en outre qu’il ne suffit pas de transposer des circuits électriques à une autre échelle, ce qui peut être compris comme une critique directe du parti adopté par Johansen. Comment, dès lors, traduire des flux de données dépourvus de forme en une œuvre bâtie?
Les différentes fonctions assurées par sa médiathèque à Sendai (1994–2000) offraient la base idéale pour répondre à la question. A côté d’une collection de livres, elle abrite en effet des postes connectés à internet, des médias audiovisuels, une « browsing area » et divers espaces communautaires. Pour son ouvrage, Ito a appliqué le système Dom-Ino de Le Corbusier en le développant plus avant. Dans son principe, le bâtiment qui en résulte ne se compose que de trois éléments : des tubes porteurs, des dalles ultraminces et une enveloppe transparente. Grâce au nombre limité d’appuis, les étages peuvent être librement agencés. On a sciemment renoncé à un programme hiérarchisé ou à des équipements fixes afin de permettre un aménagement spécifique et souple des différents niveaux, si bien qu’aucun étage ne ressemble à l’autre et plusieurs architectes ont participé aux aménagements intérieurs. Les tubes ne portent pas seulement l’édifice, mais relient aussi les étages et leurs médias et conduisent aussi bien les visiteurs que les flux de données à travers le bâtiment. Le spécialiste des bibliothèques associé au projet a également adopté un vocabulaire directement issu de l’informatique pour décrire l’ouvrage : « dans ce dispositif nodal, les ‹ collections › deviennent des ‹ connections › ».7 Quant à l’enveloppe qui l’entoure, elle offre un éclairage nocturne en montrant à l’espace urbain – tel un écran surdimensionné – quelles activités et flux de données animent les différents étages.

Post-scriptum: la bibliothèque sans livres?


Elève de Toyo Ito, Kazuyo Sejima, qui a assuré la conception d’un étage à Sendai, a peu après fait les gros titres avec une bibliothèque de sa conception. Réalisé au sein de SANAA, en collaboration avec Ryue Nishizawa, le Rolex Learning Center à Lausanne (2004–2010) n’abrite plus que quelques livres ici et là. Le bâtiment ne contient plus qu’un unique espace surélevé et ne semble être qu’une enveloppe blanche, vide et dématérialisée.
Il reste à voir s’il s’agit d’une réalisation pionnière et si les futures bibliothèques seront des Learning Centers sans livres, mais c’est plutôt improbable. D’ailleurs, dans le cas du Rolex Learning Center, on n’a pas pu faire sans ouvrages imprimés, même si les 500 000 volumes ont été placés au sous-sol du bâtiment et délibérément soustraits au regard. Comme d’autres, cet exemple montre que pour adapter la construction de bibliothèques au média, on n’a jamais cessé de chercher à traduire en une forme bâtie des idées et des idéaux qui, dans la réalité, sont demeurés inaccessibles.

 

Notes

1    Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, publié en 1831 sans le chapitre « Ceci tuera cela », ajouté dans la seconde édition datant de 1832
2    Neil Levine, « The Book and the Building : Hugo’s Theory of Architecture and Labrouste’s Bibliothèque Ste-Geneviève », in : Robin Middleton (Ed.), The Beaux-Arts and nineteenth-century French architecture, Londres, 1982, pp. 139–173
3    Marshall McLuhan, The Gutenberg Galaxy : The Making of Typographic Man, London 1962
4    John M. Johansen, « An Architecture for the Electronic Age », in : The American Scholar 35.2 (été 1966), pp. 461–471
5    John M. Johansen, « John M. Johansen declares himself », in : Architectural forum 124.1 (janvier 1966), pp. 64–67
6    Voir entre autres : Toyo Ito, « A Garden of Microchips », « Tarzans in the Media Forest », « The Sendai Mediatheque as a New Dom-Ino System », in : Toyo Ito, Tarzans in the Media Forest & Other Essays, Londres, AA Publications, 2011
7    Tomoko Sakamoto et Albert Ferré (Hg.), Toyo Ito. Sendai Mediatheque, Barcelone, Actar Press, 2003, p. 33

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