Les oreil­les du bé­ton brut

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A travers le film "Stereo" de Cronenberg, le collectif Le Silo se demande si le 7e art a la faculté de répercuter dans sa forme l'acoustique d'un lieu

Data di pubblicazione
29-01-2013
Revision
23-10-2015

Peut-on entendre l’architecture ? Le cinéma peut-il répercuter dans sa forme l’acoustique propre à un lieu ? C’est le Scarborough College, bâtiment brutaliste construit dans les années 1960 pour accueillir l’Université de Toronto, qui a inspiré à David Cronenberg son premier moyen métrage. Or, dans ce temple de béton brut que l’image en noir et blanc de Stereo (1969) transforme en décor quasi expressionniste, le jeune réalisateur n’enregistre pas même un froissement d’air. Il tourne alors pour la première fois en 35 mm et la caméra qu’il utilise, terriblement bruyante, rend impossible l’usage du son synchrone. Plutôt que d’enfermer son Arriflex dans un caisson insonorisé, Cronenberg fait de cette contrainte le matériau même de la fable : dans les couloirs, les salles d’étude, les amphithéâtres et les laboratoires que les congés d’été ont vidés, huit sujets humains littéralement « insonorisés » par le professeur Luther Stringfellow sont soumis à observation. Les régions cérébrales régissant la faculté de parler de ces cobayes ayant été chimiquement atrophiées, ils échangent des pensées à distance tandis que la séduction et l’érotisme augmentent leur potentiel télépathique. Stringfellow, aphrodisiaste et chercheur en « socio-cybernétique humaine » pour la « Canadian Academy of Erotic Inquiry », est visuellement absent du film. Et pour cause : il n’est jamais que le nom donné par la fiction au dispositif cinématographique. Les collaborateurs de Stringfellow informent le spectateur des résultats de l’expérience en voix off sans que le commentaire ne coïncide jamais avec ce qu’il voit à l’écran, la bande image et la bande son formant un espace mental à recomposer en stéréo. Ces exposés très ironiquement jargonnant en disent cependant moins sur l’expérience en cours que les longs moments, en définitive assez rares au cinéma, durant lesquels le spectateur n’entend plus que sa propre respiration : le silence absolu du « continuum spatial expérientiel » est la condition de possibilité de la mégastructure humaine indivise et totalement hors langage que Stringfellow voudrait engendrer. Qu’entendrait-on si l’on pouvait pénétrer le crâne de cet « individu » collectif ? Plus rien, sans doute. L’une des voix du commentaire rapporte ceci : afin de soulager la pression imaginaire et la dépendance télépathique induites par ce conglomérat psychique, l’un des sujets expérimentaux aurait tenté de se forer un trou d’un quart de pouce de diamètre dans le front – exactement à l’image des trous de fixation qui forment une ponctuation régulière sur les murs de béton de Scarborough, dont on se demande encore, s’ils avaient des oreilles, ce qu’ils pourraient entendre.

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