Le dessin comme archive de la pensée en mouvement
Begin Again. Fail Better: l’extraordinaire exposition de dessins présentée par le Kunstmuseum d’Olten cet été est remontée à Archizoom – EPFL. Bien plus qu’un étalage de croquis de « maîtres », elle offre un dispositif rare pour appréhender l’acte de projétation. Vernissage le 04 novembre.
« On peut dire que l’on ne pense pas à travers les choses elles-mêmes, mais à travers les représentations de ces choses. » Voilà comment le commissaire de l’exposition décrit cet hommage sensible au dessin. Begin Again. Fail Better a été imaginée par Manuel Montenegro et montée au Kunstmuseum d’Olten par ce dernier, Marco Bakker et Dorothee Mesmer. Elle présente une sélection d’épures, de dessins préliminaires ou esquissant des idées et des stratégies de conception architecturale. Exposés par paires, ceux-ci nous permettent d’apprécier la progression d’une pensée, le mouvement qui s’établit entre l’œil et la main à la recherche d’une stratégie de projet. D’abord une esquisse, parfois un relevé sommaire, une idée schématisée. Puis un plan ou une coupe, montrant un premier état élaboré d’un projet en devenir.
Ce tour de force est le fruit d’un patient travail de recherche d’un chercheur et commissaire passionné, qui a extrait ces paires d’images d’une cinquantaine de fonds issus des collections de Drawing Matter en Angleterre, du gta Archiv de l’ETH Zurich, de l’Archivio del Moderno de l’Academia di Architettura Mendrisio, des Archives de la construction moderne de l’EPFL, de la Fondazione Archivi Architetti Ticinesi, et du Studio Vacchini. Les dessins sont présentés dans l’ordre alphabétique de leurs auteur·rices, c’est-à-dire sans ordre, afin d’éviter toute hiérarchisation. Ils datent de la Renaissance à nos jours, même si la plupart proviennent de la deuxième moitié du 20e siècle. La galerie Archizoom de l’EPFL a investi toute son énergie pour réunir une nouvelle fois cette précieuse collection éphémère avant qu’elle ne se disperse à nouveau.
La sélection est complétée par une cinquantaine de dessins envoyés par des architectes suisses, jeunes et moins jeunes, exerçant actuellement. Répondant à l’appel, ils et elles se sont prêté·es au même jeu, envoyant deux dessins, entre le stade embryonnaire et l’épure maîtresse qui les guidera vers le projet. Tous invitent à se plonger dans l’exercice patient de la projétation – qu’on appelait jadis designo, soit dessein, ou dessin. Avec petite centaine de
paires de dessins l’exposition atteint un objectif subtil: non pas faire l’apologie béate du génie démiurgique de l’architecte ; il s’agit ici d’explorer les mécanismes de la création, en exploitant ces documents comme une archive de la pensée en mouvement.
Didactique du dessin
Une telle exposition pourrait utilement s’adresser aux personnes qui ne connaissent pas la « recherche patiente » et la difficulté à faire naître le projet à partir d’une feuille blanche. On regrette qu’il manque toutefois au dispositif quelques indications, voire des photographies des projets réalisés, afin d’offrir d’indispensables repères aux non-initiés. Malgré l’intelligence et la précision du propos, l’exposition risque ainsi de ne concerner que les architectes, qui ne parviennent décidément à intéresser à leur art que celles et ceux qui le pratiquent déjà. L’exposition devrait en revanche trouver un bon écho à Archizoom, dans un cadre qui lie recherche académique et mission pédagogique, notamment auprès des étudiant·es qui doivent justement apprendre à projeter – c’est-à-dire à douter – que ce soit avec un stylo à la main, ou en tapotant sur un clavier. Dans tous les cas, le projet est une affaire de doute, et de doute collectif.
En lien:Vadémécum: les cahiers d’Álvaro Siza. Article de Manuel dans TRACÉS, juin 2022
Bien qu’il soit possible d’apprécier le Ductus, soit la caractéristique d’une ligne tracée à la main et qui est propre à chaque architecte, ce n’est pas le propos central de l’exposition. Certes, une esquisse traduit une approche, une main, un auteur. Mais un dessin, dit Montenegro, est toujours enraciné dans une constellation de collaborations que les architectes entretiennent avec leurs collègues : « Toutes les lignes tracées sont imprégnées d’innombrables histoires, d’expériences et de connaissances partagées, acquises au fil de visites effectuées, de livres lus et de problèmes résolus. » Certaines premières esquisses sont des relevés de villages, de ruines ou de bâtiments existants.
Ainsi Karl Moser, esquissant déjà les proportions de l’Antoniuskirche de Bâle à partir d’une basilique florentine flanquée de son campanile.
Ainsi Hans Hollein, croquant un petit village d’Arizona pour composer les masses d’un centre de communication étrangement futuriste.
Ainsi Alberto Ponis, suivant méticuleusement les lignes de son carnet rigoureusement quadrillé pour aboutir à un plan totalement organique : l’une de ses fameuses villas lovées dans le creux des falaises sardes (qui l’eut cru ?).
Le dessin, de l’angoisse au confort
« Le processus de dessin, explique Manuel Montenegro, vise à rendre l’inconnu, sinon connu, du moins contrôlable d’une certaine manière ». Voilà ce que racontent ces paires d’esquisses rassemblées qui, bien que s’étalant du 16e au 21e siècle, se ressemblent: le passage d’un état d’anxiété à la maîtrise de problèmes concrétisés.
Les thèmes de la répétition et de l’échec auraient été inspirés au commissaire par une conversation tenue avec Alvaro Sizá sur l’état d’anxiété que l’architecte portugais ressent au début de chaque projet. Cette angoisse, expliquait-il, est domptée progressivement par les premières notes puis les dessins, les variantes et les alternatives qui renforcent peu à peu sa confiance, et le mettent dans un état de « confort » quand ces notes et ces dessins s’enrichissent par le dialogue, avec ses clients comme ses collaborateurs.
C’est ainsi que Manuel Montenegro s’est intéressé aux rythmes de la pensée, qui peut être « rapide » ou « lente », comme le titre de l’ouvrage best-seller de Daniel Kahneman. La pensée rapide, instinctive, pratiquée de manière automatique, échoue à innover, explique le psychologue ; tandis que la pensée lente (employée dans un contexte que l’on ne maîtrise pas), avance par tâtonnements, avec prudence.
Voilà qui explique le titre énigmatique Begin Again. Fail Better, emprunté à un poème de Samuel Beckett qui fait l’apologie de l’échec – mais aussi, peut-être, de la création. Cette épigraphe nous incite à appréhender cette sélection de dessins comme une apologie du tâtonnement dans le projet. Les dessins exposés nous enseignent en effet que les architectes inscrivent dans un premier temps leur projet dans un ensemble de connaissances familières, s’accrochant à des choses connues, des solutions partagées, testées ailleurs. Ils et elles créent ainsi peu à peu sur le papier un environnement de confiance sur lequel on pourra, dans un second temps, tenter quelque chose de nouveau, prudemment, en exploitant l’échec et le renouvellement constant de traits qui peu à peu figent une idée naissante.
Ainsi Alphonse Laverrière, esquissant des contours expressionnistes verticalisants dignes des gratte-ciels de Chicago avant de donner à la future Tour Bel-Air Métropole ses proportions plus modestes, vers 1930.
Ainsi Hans Leuzinger, architecte de cabanes alpines mythhiques, criblant un territoire de toutes sortes de mesures d’arpentage avant d’oser se lancer, d’une main sûre, dans un rendu à l’encre de la cabane du Tödi, au Sandpass, en 1929.
Ainsi Lux Guyer, disposant des petits cartons de couleur dans les pièces du plan qu’elle dessine pour que les espaces prennent vie.
Begin Again. Fail Better est l’une des rares expositions qui donnent à comprendre ce qu’est l’acte de projeter. Allez la visiter avec vos amis qui parlent d’architecture sans n’avoir jamais tenu un crayon. Prenez le temps de leur expliquer ce qu’est ce métier: chercher, échouer, recommencer, chercher encore. Dessiner.
EXPOSITION du 5 novembre au 2 décembre 2024
Begin Again. Fail Better
Vernissage - Lundi 4 novembre à 18h00
Introduction par Marco Bakker et Manuel Montenegro.
Allocutions "On Beginnings" par Sophie Delhay, Pier Vittorio Aureli, Jo Taillieu, Catherine Gay, Nicola Braghieri, Charlotte Truwant.
Visite guidée - Mardi 12 novembre 17h00
Sur inscription, en anglais
Visite guidée - Mardi 19 novembre 18h30
Sur inscription, en français
Archizoom EPFL
archizoom.ch