Une ar­chi­tec­tu­re à la ma­niè­re d’un jar­din

Construction incrémentale à la Ciudad Abierta

Le jardinier se distingue de l’architecte du paysage dans le sens où il accompagne le projet paysager plus qu’il ne cherche à le fixer dans un dessin. Depuis dix ans, le projet helvético-chilien Open City Research Platform développe cet enseignement. Cet atelier-chantier, situé au sein de la Ciudad Abierta, à Valparaiso, au Chili, accueille chaque année des étudiants qui y testent des matériaux et des structures. Ils apprennent ainsi sur le terrain que l’architecture n’est pas un acte fini, mais un processus collectif en évolution.

Data di pubblicazione
14-09-2021

Au nord de Valparaiso, la Ciudad Abierta (Ville Ouverte) est un lieu où la vie et la création artistique vont de pair. Situé au milieu des dunes de Ritoque, cet endroit a été soutenu depuis ses débuts dans les années 1970 et jusqu’à aujourd’hui par une communauté qui y habite, en projetant et en enquêtant collectivement, à partir du dialogue entre la poésie et l’expérimentation de différentes disciplines.

Avec une surface de 300 hectares, la Ciudad Abierta est formée par deux grandes parcelles de terrain qui bordent l’océan Pacifique, la zone humide de Mantagua, des dunes et des falaises. Là, dans ce paysage de sable et de végétation sauvage, se trouvent des constructions éphémères et un cimetière. Dix-sept ménages y habitent. Bâtie avec des moyens précaires, la Ciudad Abierta se compose de structures développées de manière organique. Chacune de ces constructions s’inscrit dans un processus continu, un champ d’expérimentation constructive: des organismes vivants animés par la création et la vie collective. L’intention est de concevoir des bâtiments ouverts, dans le sens où architectes, artisans et habitants appartiennent à l’évolution des ouvrages dans le temps.

Fondé en 1970 par un groupe d’architectes, philosophes et poètes, le lieu est né à la lumière d’Amereida, un poème rédigé de manière collective en 1965 qui propose une refondation poétique du continent américain, afin de le distancier de son passé colonial. La Ciudad Abierta émerge du besoin de ses fondateurs de disposer d’un espace où coexistent la vie, le travail et l’étude; un lieu d’interaction entre poésie et architecture. Aujourd’hui, cinquante personnes y vivent, dont des chercheurs, des enseignants, des artistes et des enfants.

La Ciudad Abierta conçoit son territoire comme une extension spatiale et temporelle ouverte à la parole poétique et non comme un territoire à gouverner, à dominer, à exploiter, en s’opposant ainsi à la pensée coloniale. La relation avec la terre en tant que prolongement est un lien de gratitude. Les bâtiments sont disposés en respectant la topographie du lieu; le sol qui touche le bâti est le sol indigène. Les contreventements et fondations sont minimaux, les structures légères et flexibles. Si l’ouvrage venait à disparaître au cours des années, le terrain de dunes reviendrait à son état d’origine.

La Ciudad Abierta a été auto-construite par ses fondateurs avec les moyens dont ils disposaient: des matériaux modestes, économiques et légers, tels que le bois et la brique. Dans ce parti pris pour la construction éphémère se dessine un éloge de la temporalité, soit la prévalence de la nature sur l’hybris (démesure) de l’être humain. On pourrait donc penser l’architecture de la Ciudad Abierta à la manière d’un jardin: des bâtiments qui transforment leur morphologie au fil du temps, auxquels on rajoute des couches et dont l’entretien sera assuré par d’autres; une forme de construction à l’impact léger, qui disparaîtrait si les habitants cessaient de l’entretenir.

L’Atelier: Open City Research Platform

Open City Research Platform est un projet de recherche à la Ciudad Abierta qui prend la forme d’un atelier-chantier auquel participent, depuis 2014, des étudiants issus de l’Escuela de Arquitectura & Diseño Pontificia Universidad Católica de Valparaiso (EadPUCV), de l’EPFL, de l’EPFZ et de l’USI de Mendrisio. Cet échange entre Suisse et Chili, initié de manière informelle, est à l’origine du projet du Pórtico de los Huéspedes: une construction incrémentale qui abrite les archives et la bibliothèque d’Amereida, ainsi que l’administration, et permet d’étendre la dimension publique de la Ciudad Abierta.

L’atelier-chantier du Pórtico met en pratique une pédagogie de l’architecture à travers l’expérience du «faire». L’accent est mis sur l’acquisition de connaissances tacites1 basées sur l’expérience directe, un rythme d’action qui implique l’immersion des étudiants dans un processus de fabrication manuel itératif2. Elle révèle l’importance des aspects de formation qui ne peuvent être enseignés et ne peuvent être appris qu’en créant une certaine intimité avec le travail.

À la Ciudad Abierta, chercheurs et étudiants expérimentent la volonté de prendre une certaine distance vis-à-vis des modes de transmission du savoir en vigueur dans les universités traditionnelles. La lenteur et la nature tactile de la construction révèlent ainsi un espace de liberté en symbiose avec les éléments: le soleil, l’eau, le sable, la gravité, le vent. Plongés trois semaines durant dans le climat hivernal du Chili, doux mais humide, ils travaillent in situ, en plein air, dans un contexte artisanal et low-tech auquel ils ne sont pas habitués. Ils sont confrontés à des problèmes de construction à l’échelle 1:1, en contact avec la nature, avec des outils rudimentaires: du papier, des outils de dessin et une scie japonaise apportés dans leur valise, perceuse et marteau. Les matériaux de construction, économiques et locaux, sont anticipés par étape, testés, et ce savoir est pris comme base pour des innovations constructives. Les décisions sont prises et évoluent au cours de la construction. Sans la pression des technologies actuelles, la conception et la matérialisation s’enchaînent, recherchant une dilatation dans l’acte de construire, qui équivaut à l’acte de projeter. Les conditions climatiques et le processus de construction incrémental initient un mode cyclique qui comprend l’entretien, le soin et la transformation, étroitement lié au corps humain et au cadre naturel.

Conclusion ouverte

El Pórtico est un chantier expérimental capable d’accumuler de l’intensité et du savoir, en montrant les traces de son propre processus de construction, de ses multiples mains et du temps nécessaire à sa réalisation. C’est une manière intuitive d’apprendre par l’expérience, où conception et réalisation du projet se font dans la même temporalité. Une idée d’artisanat et de soin se développe grâce à la fragilité même de la construction incrémentale.

L’improvisation et l’incertitude sont intégrées au processus de conception : une manière de déstabiliser toute idée d’ordre ou de contrôle a priori, afin que la réalisation de l’architecture devienne une expérience vécue. El Pórtico aspire à s’intégrer et à se fondre dans l’environnement. Pendant le processus de construction, le projet est compris comme un instrument d’observation du site. Cette expérience peut contribuer à l’élaboration d’une préoccupation particulière entre le contexte et les expériences humaines sensorielles. La relation entre le soin dans la réalisation du dessin et le soin dans l’acte projectuel est révélée.

La sensibilité dans le processus de conception et de réalisation de l’architecture influence l’intégrité de l’espace habitable. Les étudiants explorent, grâce à cet atelier à ciel ouvert, «d’autres formes de construire», qui questionnent la relation entre ce que nous faisons et ce que nous sommes.

Notes

  1. Les connaissances tacites sont difficiles à formaliser et diffuser par l’écrit, elles comprennent les compétences acquises, innées, les savoir-faire et l’expérience. Polanyi, M., The tacit dimension, Gloucester, Mass, Peter Smith, 1966.
  2. Dans ce cadre pédagogique, celui qui fabrique, celui qui fait, accède à un processus d’apprentissage où l’action et l’expérience s’enchaînent, et permettent d’accéder à une connaissance personnalisée. Schön, D. A., The reflective practitioner: How professionals think in action, Londres, Routledge, 2017.
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