Bey­routh, une vil­le par-de­là la for­me

Saisir la forme urbaine de Beyrouth à partir d’une carte relève de la gageure. L’histoire politique mouvementée de la ville a engendré des lignes de front et entraîné des séquelles importantes. Pourtant, les empreintes urbaines demeurent difficiles à distinguer visuellement. Pour en saisir les processus de fabrication, plutôt que la forme, nous avons demandé  au photographe Marco Pinarelli d’accompagner l’architecte et enseignant Hicham Bou Akl,  à Beyrouth, le temps d’une journée dans les rues de sa ville.

Data di pubblicazione
15-11-2019

Dans la capitale libanaise, le fort développement qui a fait suite à la chute de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale, la guerre civile qui s’est déroulée entre 1975 et 1990 et enfin la reconstruction de la zone dévastée menée par la Société libanaise pour le développement et la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, connue sous le nom de Solidere, marquent les grandes périodes de fabrication de la ville dite historique. Mais, au-delà de cette ville administrative, la majeure partie de la population beyrouthine habite dans une immense agglomération de deux millions d’habitants. Dans cette autre ville, en chantier permanent, jamais aboutie, le neuf s’accole à l’ancien, s’y superpose et le remplace sans émois. Cette Beyrouth-là, qui ne se visite que motorisé, semble ne pas se soucier de la forme qu’elle donne à voir d’elle-même. Peu considérée par les architectes, elle représente pourtant la majeure partie du territoire beyrouthin. Les outils pour l’étudier et les méthodes pour y travailler manquent.

Même si elle en constitue la manifestation la plus crue, Beyrouth reflète les mécanismes de fabrication urbaine en cours dans beaucoup de villes situées dans le monde arabe. Au-delà de cette aire géographique, Hicham Bou Akl, architecte et enseignant à Beyrouth, y lit les conditions contemporaines de production de l’ordinaire de la ville.

Tracés: Je vous ai proposé de visiter Beyrouth en compagnie du photographe Marco Pinarelli. Comment avez-vous choisi les lieux?
Hicham Bou Akl:
J’avais une idée assez précise de ce que je cherchais: la ville ordinaire, pas les exceptions. Ne croyant pas que la structure urbaine de l’agglomération de Beyrouth soit basée sur ce que nous voyons, nous sommes donc allés à la recherche de ce qui n’est a priori pas visible.

N’est-ce pas contradictoire avec le travail photographique?
Oui, c’est justement ce qui a fait de ce travail un défi stimulant. Dans les images, nous avons cherché à montrer des logiques de rassemblements, qui visuellement n’ont pas de cohérence d’ensemble. En réalité, il y a plusieurs logiques mais elles sont fragmentaires et individuelles. Ce n’est pas parce que la ville n’est pas régie par un ordre visible et dominant qu’elle est un chaos.

Lorsqu’on circule à l’intérieur de l’agglomération, on ne peut pas dire qu’on ressente les ruptures.
Sans le vouloir, dans les photos que Marco a prises, on voit toujours un vieux bâtiment qui existe au sein de son entourage. L’ancien est présent dans cette immense complexité, mais il ne représente pas un paradigme stable à partir duquel on peut penser la ville. Beyrouth entretient une relation de continuité avec son histoire. C’est un cas assez courant dans les métropoles du monde arabe : les nouveaux bâtiments se superposent aux anciens, sans recul. Au sein du tissu urbain, il n’y a pas d’interruption ou de ruptures, mais des continuités et des simultanéités. Ici, la ville contemporaine ne cherche pas à se distinguer de ses traces historiques. Ce rapport de continuité avec l’histoire, c’est ce qui, à mon sens, la différencie profondément de beaucoup de villes, notamment en Occident. À un moment de leur histoire a eu lieu une prise de conscience de l’historique et du non-historique qui s’est manifestée dans des notions comme la conservation.

Ce rapport à l’histoire constituerait une différence fondamentale entre les villes européennes et les villes du monde arabe. Comment se manifeste-t-elle?
En Occident, on s’arrête sur l’histoire, on la classe, on essaie de la comprendre d’une façon critique pour en tirer des leçons et en extraire quelques éléments. Dans le monde arabe, le patrimoine ne bénéficie pas de cette considération. L’idée de continuité historique peut avoir des conséquences qui – ailleurs – pourraient être considérées comme négatives : le relatif désintérêt pour le patrimoine, le non-classement des parties de villes anciennes jusqu’à la démolition des traces historiques. Cela est dû à une économie de marché totalement débridée, mais également à un état d’esprit : les gens veulent des nouveaux immeubles, rentables. Refaire un nouveau bâtiment avec le langage de l’ancien peut donner les avantages, sans les défauts. L’histoire est complètement intégrée par les mentalités. Les habitants n’ont pas forcément besoin de l’externaliser. Ainsi, ce rapport de continuité est ancré surtout dans le tissu social. On modifie et on bouleverse le tissu bâti mais le tissu social demeure. On retrouve souvent les mêmes familles, les mêmes commerces, dans les mêmes quartiers.

Les photos montrent que vous avez essentiellement roulé dans l’agglomération de Beyrouth, loin du centre-ville. Ce territoire semble plus difficile à envisager que les parties historiques du centre de Beyrouth.
L’immense majorité de la ville n’a pas été planifiée. Il y a bien sûr des règlements d’urbanisme, mais ceux-ci ont un caractère général et ne sont pas pensés en fonction des cas spécifiques. L’agglomération résulte d’une succession de constructions privées sur des parcelles privées. Cette partie de territoire se construit de manière pragmatique, un bâtiment après l’autre, sans logique planificatrice. Il n’y a pas de volonté générale de trouver une quelconque cohérence. Elle s’est fabriquée par agglomération d’initiatives qui s’ignorent.

Quelle est, selon vous, la clef de lecture de ce tissu urbain si singulier?
À Beyrouth, la morphologie de la ville est exclusivement tributaire du temps de sa fabrication. Elle se fait sur elle-même, sans théoriser sa préservation. Elle n’est pas obsédée par son aboutissement. Lorsqu’on regarde cette ville, elle n’est que juxtaposition de phases de construction. Comprendre sa structure passe peut-être par une inversion de priorité entre le temps et l’espace.

Peut-on dire que c’est une ville où le processus prime sur la forme?
C’est exactement cela. Au fond, Beyrouth n’est que le reflet d’un processus brutal de fabrication de la métropole contemporaine. Elle en est une sorte de représentation crue, sans filtre. Elle cumule les processus que l’on retrouve partout comme l’étalement urbain, la densification, la spéculation. Mais à une vitesse vertigineuse.

Disons qu’il y a plusieurs Beyrouth: le centre-ville reconstruit après la guerre, les quartiers historiques est et ouest et la grande agglomération tout autour. Il n’y a pas de photos prises dans les deux premières parties de la ville. Pourquoi?
Bien sûr, il y a un centre-ville. Il correspond à la zone de front séparant l’est et l’ouest de la ville, qui a été largement démolie pendant la guerre civile. Aujourd’hui, il est en cours de reconstruction par la société privée Solidere. Dans deux des images prises par Marco, on voit les grandes opérations architecturales menées dans cette partie de la ville : une grande tour noire en cours de construction dessinée par Bernard Khoury, la grande mosquée de style néo-ottoman commanditée par Rafiq Hariri, un bâtiment blanc et gris réalisé par Arata Isozaki. Nous avons photographié Solidere depuis l’autre Beyrouth, derrière le ring.

Le marché réalisé par Rafael Moneo en 1992, juste après la fin du conflit, est emblématique de cette opération de reconstruction.
Le projet de Moneo est emblématique de ce qui se fait un peu partout ailleurs : un bâtiment réalisé par un grand architecte dans le but d’attirer de la visibilité sur une ville. C’est un signe parmi d’autres de la concurrence néolibérale que se livrent les villes aux ambitions métropolitaines. À Beyrouth, comme ailleurs, ces opérations se font selon des logiques néolibérales où l’architecture est destinée à être un signe concurrentiel. Bien que dessinée et planifiée par des urbanistes et des architectes, cette partie de la ville est étrangère au tissu qui l’entoure.

Elle semble moins vous intéresser.
En soi, elle n’est ni intéressante, ni inintéressante. C’est une exception, non représentative de la ville. Actuellement, ce centre-ville n’est pas habité. Comme nombre de boutiques de luxe ou d’immeubles de logements, la fameuse tour de Herzog & de Meuron est vide. C’est une ville exclusive qui n’a pas su s’adapter aux changements politiques survenus ces dernières années. Tout le contraire de l’agglomération beyrouthine.

Vous n’évoquez pas non plus les centres historiques situés à l’est et à l’ouest de part et d’autre de ce nouveau centre-ville.
Pendant la guerre civile, Beyrouth était divisée en deux parties situées de part et d’autre de la ligne de front. Chacune d’elle avait alors son centre. La partie est se développait autour d’Achrafieh. À l’ouest, dans les années 1960, s’est construit le quartier de Hamra, une sorte de nouveau centre moderne avec des architectures dont le langage est issu du style international. Aujourd’hui, cette partie de la ville a été très bien étudiée par l’Arab Center of Architecture notamment grâce à des personnalités comme Georges Arbid. Ces bâtiments sont largement admirés par les architectes et étudiés dans les écoles d’architecture. Mais tout ce qui vient après n’est jamais regardé ni pris en considération.

Il semble y avoir une sorte de clivage entre ces différentes Beyrouth.
Le problème est le suivant. Il y a d’un côté Solidere, la ville des architectes et des planificateurs, de l’autre, la ville patrimoniale, celle des discours savants mais qui ne représente qu’une part infime du territoire. Ces villes s’attachent au visible, au tracé, à l’ordre, à l’organisation…, au fond toujours à l’idée d’embellissement. Et il y a, partout, la ville réelle, énorme, qui s’étale et croît sans limite. Elle ne cherche pas à atteindre une fin, ni même un stade. Elle est sans symbole ou signe distinctif. Nous ne savons pas regarder cette ville et les mécanismes qui la fabriquent.

Même si, à Beyrouth, le phénomène semble plus cru, on le remarque aussi dans d’autres grandes villes, ailleurs, en dehors du monde arabe. Je pense par exemple aux zones villas et aux zones d’activités qui s’étalent sans limite en dehors des cœurs historiques. Vous avez longtemps vécu et travaillé en Europe. Y voyez-vous des ressemblances?
Que ça soit ici ou ailleurs, je pense qu’il y a toujours une ville refoulée. Au fond, souvent, on n’aime que les ordres urbains des centres-villes. En dehors, il me semble que les outils théoriques manquent pour comprendre et, qui sait, apprécier, la ville banale. À tort, on y voit soit du chaos, soit de l’ennui.

Hicham Bou Akl est architecte et enseignant à Beyrouth.

 

Marco Pinarelli est photographe à Beyrouth.

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