«Pas aus­si sim­ple qu’une cor­de à lin­ge…»

Si Othmar H. Ammann est une figure emblé­matique de la construction aux États-Unis, comment est-il perçu par les ingénieurs suisses d’aujourd’hui? Entretien avec l’ingé­nieur civil Philippe Menétrey.

Data di pubblicazione
06-06-2019

Tracés: Quelle est la marque de fabrique d’Othmar H. Ammann et en quoi a-t-il influencé les générations suivantes d’ingénieurs?
Philippe Menétrey : On ne peut pas parler de marque de fabrique, la conception d’un pont est un travail spécifique, chaque projet est un prototype.

Une des caractéristiques des ponts d’Ammann tient à leur situation géographique, la plupart d’entre eux étant situés à New York. Comme le dit très bien Darl Rastorfer1: «Aucun ingénieur civil n’a donné autant de ponts à une seule ville qu’Ammann en a donné à New York».

D’ailleurs, tout comme Ammann, Gustav Lindenthal2 et John A. Roebling3 ont conçu des grands ponts à New York. Il est intéressant de noter que tous trois possèdent une formation germanique et qu’ils étaient des précurseurs dans le domaine des ponts suspendus: sur ce point, ils ont influencé des générations de constructeurs.

En tant que spécialiste de la conception d’ouvrages d’art, laquelle de ses réalisations vous touche-t-elle le plus et pourquoi?
Le pont Georges Washington, sur l’Hudson River, un ouvrage innovant. Le projet résulte d’une contre-proposition à celui de Lindenthal, développée par Ammann avec un seul tablier pour le trafic routier et piéton. Il est devenu l’un des ponts les plus élancés de l’époque avec, pour la première fois dans l’histoire de la construction des ponts, une travée supérieure à 1000 m. C’est aussi l’un des ouvrages les plus empruntés, avec 300 000 usagers par jour. Cet ouvrage a été tellement bien conçu qu’un deuxième niveau a pu y être rajouté en 1962. Le pont Georges Washington me touche car il illustre parfaitement l’adage selon lequel la construction est une suite de modernisations.

Lire également «Rien de plus qu’une corde à linge», entretien avec le réalisateur Martin Witz, auteur du documentaire «Gateways to New York. Othmar H. Ammann and His Bridges». 

Selon Ammann, «un pont suspendu n’est rien de plus qu’une corde à linge tendue entre deux piliers à laquelle on accroche du linge – dans ce cas la route»: ses ouvrages sont-ils vraiment aussi simples?
Le principe d’une chaînette suspendue est simple; son application à la construction de ponts s’avère nettement plus complexe. D’ailleurs, un des ponts d’Ammann, le pont de Bronx-Whitestone qui relie l’arrondissement du Bronx à celui de Queens, a dû être renforcé après l’effondrement du pont de Tacoma4, soumis à des oscillations sous charge de vent conduisant à une mise en résonance de l’ouvrage. En effet, la poutre élancée à âme pleine qui a fait, selon Frizt Leonhardt5, que l’ouvrage a longtemps été considéré comme l’un des plus beaux ponts, a dû être renforcée par un treillis métallique qui alourdit la perception de l’ouvrage. Pas si simple, donc…

Quelle est la place d’Ammann au panthéon des bâtisseurs suisses?
Il fait partie des plus grands bâtisseurs suisses de ponts, comme Hans Ulrich Grubenmann, Henri Dufour, Richard Coray, Robert Maillart, Alexandre Sarrasin, Christian Menn, Bernard Houriet et Jean-François Klein.

Dr Philippe Menétrey (ing. civil EPFL) est le fondateur et le directeur d’INGPHI - concepteurs d’ouvrages d’art SA à Lausanne ainsi que le président du groupe suissede l’International Association of Bridges and Structural Engineering (IABSE).

Propos recueillis par Philippe Morel.

Notes

 

1. Darl Rastorfer, Six Bridges – The Legacy of Othmar H. Ammann, Yale University Press, New Haven, 2000

 

2. Gustav Lindenthal (1850-1935) : ingénieur civil américain d’origine austro-honfroise. La Ville de New York l’a nommé Directeur des ponts en 1902. Parmi ses réalisations importantes, on compte les ponts de Hell Gate et Quennsboro.

 

3. John A. Roebling (1806-1869) : ingénieur civil américain d’origine allemande, spécialiste des ponts suspendus. Il décède au cours d’un accident de chantier aux premiers jours des travaux de construction du pont de Brooklyn.

 

4. Le pont de Tacoma (longueur totale : 1810 m ; travée principale : 853 m) est un pont suspendu qui franchissait le détroit de Tacoma, à proximité de la ville éponyme située dans la banlieue sud de Seattle (Washington, USA). Dès la fin des travaux, le tablier du pont se met osciller verticalement sous l’effet du vent, avec une amplitude de plusieurs dizaines de centimètres. L’élasticité des matériaux permet toutefois à la structure d’absorber ces mouvements. Mais, le 7 novembre 1940, sous l’effet d’un vent de 60 à 70 km/h, le pont se met à osciller plus fortement que d’habitude: l’amplitude atteint le mètre, assez pour interrompre le trafic. Coup de théâtre quelques heures plus tard : l’oscillation verticale se transforme en une torsion qui va en s’amplifiant et scelle le destin du pont. Les mouvements du tablier atteindront les 9 mètres et son angle 45° ! À 11 h 02, quelque 200 mètres de la travée principale s’effondrent dans le détroit de Tacoma. Othmar H. Ammann présida la commission d’experts que la Federal Works Administration chargea d’enquêter sur ce qui restera comme l’un des plus célèbres accidents dans le domaine du génie civil (Ammann, Othmar H., von Kármán, Theodore et Woodruff, Glenn B. (1941) The failure of the Tacoma Narrows Bridge, Federal Works Agency, Washington, DC).

 

5. Fritz Leonhardt (1909-1999) : ingénieur civil alle­mand, compte parmi les plus fameux spécialistes de la construction de ponts de la seconde moitié du 20e siècle.

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