L'ar­chi­tec­tu­re com­me ath­mo­sphè­re

«Il n’y a pas une occupation du terrain et une indépendance des personnes. C’est le pays global, son histoire, sa pulsation quotidienne qui sont contestés, défigurés, dans l’espoir d’un définitif anéantissement. Dans ces conditions, la respiration de l’individu est une respiration observée, occupée. C’est une respiration de combat.»

Data di pubblicazione
11-01-2018
Revision
17-01-2018

Il y a de ces auteurs dont les phrases vous fulgurent. C’est ce qui se passe à chaque fois que je lis ce passage de L’an V de la révolution algérienne (1959) de Frantz Fanon: «Il n’y a pas une occupation du terrain et une indépendance des personnes. C’est le pays global, son histoire, sa pulsation quotidienne qui sont contestés, défigurés, dans l’espoir d’un définitif anéantissement. Dans ces conditions, la respiration de l’individu est une respiration observée, occupée. C’est une respiration de combat.»

Que peut nous dire ce concept de respiration de combat cher au psychiatre martiniquais devenu dans les années 1950 l’un des intellectuels les plus importants de la décolonisation algérienne? Celui-ci nous invite à ne pas penser l’espace politique seulement à travers des cartes et des plans d’architecture, mais également dans la dimension atmosphérique de l’environnement qui entoure nos corps.

De même que l’espace ne s’arrête pas aux surfaces le délimitant, nos corps eux-mêmes ne sauraient s’arrêter à la surface de la peau comme s’ils n’étaient que des sacs épidermiques d’organes. Nos corps sont des organismes topologiques dépendant et interagissant avec leur environnement sans qu’on puisse complètement déterminer là où l’un s’arrête et l’autre commence.

Un autre penseur peut nous aider à réfléchir à ce qu’une telle condition implique d’un point de vue ontologique: le philosophe Peter Sloterdijk. En 2002, il publie un court livre, Luftbeben (Tremblement d’air) dans lequel il estime que notre condition d’être humain a radicalement changé le 22 avril 1915 en Flandre de l’Ouest lorsque les troupes allemandes ont expérimenté pour la première fois la guerre chimique en utilisant des gaz toxiques dans les tranchées ennemies. La dépendance vitale à notre atmosphère venait d’être rendue visible par sa transformation toxique ; une expérience renouvelée depuis dans de trop nombreux conflits, mais également lorsque nous sommes en présence d’une trop grande pollution ou soumis aux gaz lacrymogènes de la police. Sloterdijk propose que cette nouvelle ontologie nous situe au monde en tant qu’«êtres-dans-le-respirable».

Une troisième auteure nous permet de penser Fanon et Sloterdijk ensemble. Dans son livre, In the Wake publié en 2016, la professeure de littérature Christina Sharpe choisit le concept de climat (weather) afin de nous parler de la condition noire aux Etats-Unis. Les atmosphères toxiques qu’elle décrit sont à la fois métaphoriques (l’inertie de l’esclavage, le racisme structurel et policier) et littérales (les différentes formes de pollutions dans les villes à majorité noire, comme Flint, Michigan). Le climat de Sharpe est également un moyen de ne plus penser la condition noire américaine selon une ligne de progrès dont les afro-américains devraient se satisfaire, mais plutôt comme une atmosphère toxique indépassable tant que ses moyens de production ne seront pas démantelés.

Et l’architecture dans tout ça? Dans quelle mesure ces concepts peuvent-il nous permettre de penser celle-ci différemment ? Au sein d’une discipline qui se représente principalement par l’intermédiaire de ce qui cadre l’espace (murs, plafonds, planchers, etc.) plutôt que par ce qui emplit celui-ci, la gageure est réelle. On peut penser au travail artistique de Tomás Saraceno qui matérialise et, d’une certaine manière, rend visible et praticable l’architecture comme atmosphère. Il y aussi le travail de Philippe Rahm bien sûr; il est certain que celui-ci a su contribuer à donner une importance significative à la dimension invisible de l’espace ces vingt dernières années. En agissant sur la radiation, la conduction, la convection, la pression et l’évaporation, son travail nous donne une idée quant aux modifications possibles des atmosphères auxquelles nous sommes normalement assujettis.

Cependant, ces approches semblent bien loin de la «respiration de combat» appelée de ses vœux par Fanon. La raison à cela est sans doute que celles-ci sont pensées et produites dans des milieux dont la survie n’est pas conditionnée à un tel combat. Des exemples plus percutants politiquement sont ainsi peut-être à trouver du côté de celles et ceux qui «ne peuvent pas respirer» (We can’t breathe ! est devenu l’un des slogans du mouvement Black Lives Matter, en référence aux derniers mots prononcés par Eric Garner, tué par un policier blanc à New York en 2014). En attendant des incarnations architecturales à proprement parler, la photographie de la Social-Escape Dress créée par l’artiste Kathleen McDermott peut suggérer un tel imaginaire.