En­tre­tien col­lec­tif

Propos recueillis par Christophe Catsaros

Nous avons essayé de comprendre la portée de cette nouvelle loi avec ceux dont la pratique architecturale s’apparente le plus à l’esprit de l’article 88.

1. Tracés : Le permis de faire pourrait être interprété comme un permis de faire de l’architecture pour les jeunes diplômés avides de construire dans un système qui les bloque. Est-ce que votre parcours constitue un exemple de ce type ?

Florent Chiappero: L’inaccessibilité des jeunes à la commande n’est pas l’apanage des architectes. C’est valable pour le plombier ou le journaliste. Peu importe le sujet, il est toujours plus rassurant de faire appel à l’expérience qu’à l’innocence. Et cette tendance est d’autant plus marquée dans les périodes d’anxiété généralisée.
En tant que jeunes architectes, nous n’avons pas échappé à ce réflexe. Mais si, individuellement, nous sommes parfois cyniques ou dépréciatifs sur les situations qui nous entourent, notre groupe a toujours été porté par un sens de l’optimisme qui guide nos actions : comment faire avec ce qui est là, quels agencements de formes trouver, qu’ils soient politiques ou architecturaux, pour arriver à se mettre en action collectivement? « Ici, c’est permis de faire» ! Cette injonction, nous nous l’imposons à nous-mêmes sans attendre l’autorisation délivrée par des instances hors-sol. Et nous tentons de la partager pour que chacun puisse y prendre part.

C’est ce que vous avez fait pour le Détour de France?

Florent Chiappero: Le Détour de France a été avant tout un cheminement intellectuel collectif, ouvrant notre regard à diverses pratiques, notamment à celles des architectes qui ont fait un pas de côté par rapport à une trajectoire conventionnelle. Ce compagnonnage nous a aussi permis de nous constituer un réseau de professionnels, à l’échelle de la France, conforté par les mises en actions à chaque fois déployées. Pour ce qui est de la commande, ce n’est pas nous qui sommes allés à sa rencontre, c’est plutôt l’inverse. Et si l’on observe les marchés publics, on aperçoit depuis quelques années un désir des collectivités de faire appel aux méthodologies développées par ces «collectifs d’architectes» dont nous faisons partie. C’est sans doute en ce sens que le permis de faire, s’il favorise des «sorties de l’architecture», procède plutôt selon nous à son recentrement.

Julien Beller : Depuis une quinzaine d’années, j’ai pu et dû expérimenter des formes alternatives de la fabrique de la ville. Notamment en ce qui concerne les personnes vivant en grande précarité. En effet, certains projets sur lesquels j’ai travaillé ont été à la limite de la légalité, au sens strict du terme, pour pouvoir répondre à des situations intolérables. Qu’il s’agisse de logements informels dans des bidonvilles, pour des personnes qui essaient de survivre aux marges de nos villes, ou de l’accueil des migrants, il a fallu faire preuve d’ingéniosité dans un cadre général de frugalité, pour arriver à répondre d’une manière ajustée à ces problématiques. La situation de pénurie générale ne permet pas de répondre d’une manière normée et classique à toutes les problématiques qui se présentent à nous.
Il s’agit aujourd’hui d’inventer, de remettre au goût du jour des réponses adaptées.
Dire que le permis de faire va nous aider à répondre plus facilement à ces commandes qui n’existent pas, je n’en suis pas sûr. L’essentiel est de révéler les besoins, les commandes et ensuite d’y répondre. C’est lors de la réponse que le permis de faire peut aider. Les normes qui s’appliquent à la construction aujourd’hui sont plutôt faites pour éviter les dérives que pour répondre de façon adéquate. Malheureusement, la réglementation nous empêche dans certains cas d’optimiser les réponses; nous avons besoin de faire sauter les garde-fous quand nous ne sommes pas fous. Tout l’enjeu du permis de faire va être de choisir les bonnes opérations, de solliciter l’intelligence qui va pouvoir se pencher sur une problématique et une solution adaptée pour donner une autorisation collective ajustée.
C’est bien évidemment une procédure qui va à l’encontre du systématisme; nous avons besoin aujourd’hui de faire du sur-mesure.

Pier Schneider : Notre parcours collectif constitue un exemple du permis de faire. Nous n’avons pas attendu d’avoir le permis pour faire. C’est ce qui caractérise notre manière de faire les choses. A commencer par notre diplôme, pour lequel nous avons construit sur une parcelle délaissée du parc de la Villette, sans en avoir le permis officiellement.
Le parti pris de ce premier projet était de prendre à contrepied la critique couramment adressée aux architectes, à savoir qu’ils ne construisent pas eux-mêmes ce qu’ils conçoivent, et qu’ils ne l’habitent pas non plus.
Nous voulions concevoir, construire et habiter une architecture pour le temps du diplôme. C’était aussi prendre à contrepied ce qu’est matériellement la production d’un diplôme. Il s’agit de faire des plans, des coupes, des maquettes, des documents, et plus généralement la représentation du sujet architectural, mais pas de construire. Le projet s’appelait «architecture du rab». Nous avions négocié une convention d’occupation temporaire d’un délaissé du parc de la Villette coincé entre deux panneaux publicitaires. Et nous avons habité ce délaissé au bord du canal de l’Ourcq pendant cinq semaines.

2. Comment percevez-vous l’arrivée de cette nouvelle loi ? S’agit-il d’une couche de plus dans le greenwashing devenu la langue officielle des collectivités ou d’un véritable basculement des mentalités ?

Pier Schneider: La loi est encore trop récente pour le savoir. Le contexte d’application de la loi n’est pas évident. Des cinq décrets d’application, seuls deux ont été adoptés : celui sur l’accessibilité des personnes handicapées et celui sur l’incendie. Le décret le plus attendu et qui paraît le plus évident, celui sur le réemploi, peine à être adopté. Ce blocage résulte des mêmes difficultés qui ont dans un premier temps rendu nécessaire le permis de faire: la rigidité du cadre législatif et les lobbies.
On sait très bien que sur la question de la récupération, le permis de faire va être plus difficile à mettre en œuvre car il menace tout simplement l’hégémonie des filières des matériaux neufs.
La filière du réemploi devra s’organiser pour le meilleur et pour le pire. Mais qui dit filière dit normalisation, et nous pourrions très vite retomber dans les travers de certaines filières de matériaux neufs.

Albert Hassan: Le permis de faire figure dans l’article 88 de la loi LCAP (liberté de la création, architecture et patrimoine) qui en comporte 119. Autrement dit, et puisque dans un texte juridique le plus important est en premier, cela n’a pas constitué la première priorité du législateur. Il a néanmoins fait l’objet d’énormément d’attention dans le milieu de l’architecture.
L’origine de la loi, plutôt que son expression finale, correspond à un véritable besoin de société. A mon sens, l’idée du permis de faire est de ne pas figer un projet en amont comme on le fait dans le cadre type de la maîtrise d’œuvre : programme – consultation d’architecte – projet et permis de construire – chantier et enfin découverte des véritables usagers. Il s’agit au contraire de faire évoluer le projet à toutes ses phases, en fonction des besoins ou des opportunités qui apparaissent. Cela peut modifier en profondeur l’aspect du projet jusqu’à la fin du chantier. Cette méthode permet de mettre en place des projets qui n’existeraient pas autrement, comme la Belle de Mai à Marseille ou l’Hôtel Pasteur à Rennes.
Mais finalement l’idée de rendre possibles des projets qui nécessitent un cadre ouvert grâce au permis de faire, qui se substituerait au permis de construire mais en le prolongeant, n’apparaît pas dans cette loi. La loi donne la possibilité aux maîtres d’œuvres de déroger à des règles trop contraignantes tant qu’ils respectent les objectifs sous-jacents à ces règles. En cela, elle apparaît plutôt comme l’expression d’un besoin de simplification du quotidien des maîtres d’œuvres dépassés par les réglementations.

Paul Citron: Très attendue par le milieu de l’architecture et de la construction, cette loi, et en particulier son décret relatif au permis de faire, constitue à mes yeux une véritable avancée. Assouplir le cadre réglementaire français, célèbre au-delà de nos frontières pour sa rigidité, était devenu une nécessité pour ouvrir la voie à des projets urbains moins contraints et standardisés, faisant la part belle à de nouveaux usages.
On peut simplement regretter que ces dispositions, touchant à des aspects techniques, soient inscrites au seul Code de la construction, excluant de fait tout ce qui ne relève pas de la construction neuve. Une inscription au Code de l’Urbanisme de dispositions équivalentes, permettant d’intervenir de manière simplifiée sur le patrimoine bâti existant, pourrait ouvrir beaucoup plus aisément la voie à quantité d’usages innovants, notamment au sein de locaux vacants, ce que le carcan normatif complique pour l’heure fortement.

3. L’architecte est-il en train de perdre sa marge de manœuvre ? Peut-on transformer un cadre de plus en plus restrictif en outil ?

Albert Hassan: J’ai été d’abord polytechnicien avant de devenir architecte. J’ai travaillé en bureau d’études pendant plus de sept ans, en suivant les études d’architecture et je continue d’exercer ces deux métiers au sein de Pâlabres architectes. Je suis habitué à manipuler la norme et même à en faire un métier. Il faut faire attention à distinguer norme, loi, règlement et pratique ou encore référentiel qualité et environnement. Tout cela, on ne l’apprend pas en école et beaucoup d’architectes l’ignorent. La loi permet beaucoup de choses, les normes n’empêchent pas tant.
Je pense qu’il y a un défaut de formation des ingénieurs qui manquent de prise sur le tangible: ils rendent possible ce que d’autres imaginent mais créent peu, c’est pourquoi j’ai été attiré par l’architecture. Mais pendant ses études, on dessine seul, sans ou avec peu de contraintes et surtout sans savoir que d’autres existent. On dit souvent que l’architecte est le chef d’orchestre du processus de construction, mais c’est un chef d’orchestre qui a tout appris sans entendre aucun instrument qui le compose!
La loi sur l’architecture a 40 ans. Le métier d’architecte a considérablement évolué et doit s’adapter à l’explosion des normes et des interlocuteurs qui les maîtrisent. Certains d’entre eux devraient être issus des études d’architecture, comme le pratiquent certaines agences, qui englobent le pilotage (OPC), l’ingénierie, l’expertise environnementale. C’est une pratique commune dans les pays anglo-saxons, cela fait partie de l’apprentissage de l’architecture en Espagne. La maîtrise d’ouvrage, le montage de projet, pourraient être enseignés de manière plus courante.
Le cadre est certes de plus en plus restrictif, car les lois et normes ne se parlent pas et s’ajoutent les unes aux autres. Nous devons les apprivoiser, avec l’aide de spécialistes chaque fois que nécessaire, comme le chef d’orchestre qui sait globalement ce que fait chaque instrument sans nécessairement savoir en jouer.

4. Une loi a toujours une portée symbolique. Quelle est la part du symbolique et quelle est la part concrète de cette loi, à vos yeux?

Florent Chiappero: Pour nous, les décrets d’application votés à ce jour ne semblent pas concerner directement notre pratique. Nous ne pensons pas pouvoir les opposer aujourd’hui dans les actions que nous menons. En revanche, la loi promulguée peut être vue comme l’ouverture d’une brèche, l’occasion de porter un regard nouveau sur les possibilités de la création architecturale. Et peut-être repenser une fois de plus le rôle de l’architecte, non simplement dans le processus de projet, mais bien dans les formes de sociétés à repenser, qui se construisent un peu partout et dans lesquelles l’architecte devrait prendre place.

Julie Benoit: C’est un signal que l’on peut interpréter de beaucoup de manières. Chacun peut y trouver son compte : alléger le corpus normatif qui encadre le bâtiment; répondre aux enjeux de raréfaction de matières et de limitation d’expansion des villes et de leurs déchetteries par le réemploi; proposer un contrepoids aux assurances et instaurer de nouveaux liens de confiance entre acteurs… Après, peu de choses sont dites sur le processus de cocréation du projet. L’architecture est encore considérée comme un «produit fini».
Mais on ne peut plus construire comme avant. On doit pouvoir prescrire du «hors-norme» sans être hors de l’architecture. Il faut sans doute créer une nouvelle branche dans la profession, celle des utilisateurs de non-standards, avec des représentants, capables de dialogue social, technique, culturel avec l’Etat et ses différents organes. Je pense que cela relève de la loi.
Un autre point positif: les architectes s’intéressent aujourd’hui à ce que dit la loi, c’est une très belle chose. Cela en fait un outil de dialogue puissant avec les maîtres d’ouvrage et les bureaux de contrôle, qui ne peuvent plus être simplement une chambre d’enregistrement d’avis favorables ou non favorables aux systèmes techniques proposés.

Albert Hassan: Quand je lis le décret et l’extrême complexité du processus de validation des dérogations, qui implique la création d’un organisme analysant les projets, émanant conjointement des ministères chargés de l’architecture et de la construction, en plus de la participation au projet de personnalités qualifiées, on sent qu’on n’est pas au bout de nos peines ! En revanche, autant la part concrète est un peu lointaine, autant la part symbolique me semble importante. L’article 88 fait partie d’une loi de l’Etat, signée par toutes les personnalités majeures du gouvernement précédent. Le décret a été signé par la ministre de la culture et celle du logement. De nombreuses conférences, tables rondes, etc. ont été organisées à ce sujet.
L’objet du décret est l’expérimentation et la dérogation à des règles existantes, dans des objectifs – certes lointains – de simplification. Ça peut être l’amorce de cette simplification des textes, de leur création dans un échange entre les organismes et ministères agissant sur le bâti, de leur évolution dans un langage commun entre sécurité, accessibilité, thermique, acoustique… Les règlementations sont rodées, reste à les faire parler ensemble.
Pour la question de l’expérimentation du permis de faire tel que je l’entends, bien que les textes ne s’y réfèrent pas explicitement, un premier pas a également été franchi.

5. Déroger à la règle pourrait aussi intéresser des grands groupes soucieux d’augmenter leur marges en contournant des normes. Comment faire la part des choses entre l’aspect expérimental, j’aimerais dire éthique, du permis de faire, et son usage potentiellement libéral?

Florent Chiappero: Ne nous trompons pas. Les «grands groupes soucieux d’augmenter leurs marges» se sont toujours débrouillés pour comprendre les règles et les assimiler à leur profit, contrairement peut-être aux artisans. Une fois encore, peu importe le secteur d’activité, et le monde du bâtiment n’échappe donc pas à cette logique. La question de l’éthique que vous soulevez doit toujours être un questionnement réflexif de l’architecte : pour qui travaille-t-on? A qui vend-on sa force de travail, ses compétences, ses savoir-faire? Car si la création architecturale veut pouvoir se dire d’intérêt public, elle ne peut faire abstraction des jeux de pouvoir et de domination qu’elle peut favoriser. Alors, de la même manière que nous ne souhaitons pas collaborer avec des municipalités xénophobes ou des industriels de l’agro-alimentaire, nous faisons des choix en cohérence avec un projet politique soutenable, ouvert et inclusif.

Julien Beller: Je crois que c’est évidemment tout l’enjeu de la réussite ou de la non-réussite de cet article de loi. Va-t-il favoriser les bonnes pratiques ou permettre à ceux qui savent s’infiltrer au mieux de s’infiltrer pour faire moins bien?
Il y a un risque que l’on produise du logement de moins bonne qualité et que certains intermédiaires augmentent leur marge. Il faut donc absolument regarder à la loupe tous les projets qui vont être faits, non pas uniquement avec des techniciens mais en s’entourant de spécialistes dans tous les domaines, l’environnement, la société, la culture, les techniques constructives, qui vont se pencher sur la pertinence de la réponse. Il faut ouvrir le champ pour prendre les bonnes décisions et ne pas être au service des techniciens, des financiers ou encore de la technocratie.
Il faut mettre en place une procédure qui permette d’établir des garde-fous tout en favorisant un mouvement libéral afin que le plus grand nombre d’acteurs, dans leur diversité, puisse s’approprier ce permis de faire. Avec une variété d’objectifs différents pour avoir un maximum de développement de projets, et permettre des tentatives de réponses à tous ces maux qui nous traversent : pour faire de l’accueil, du logement, de l’éducation, de la ville simplement. Nous devons retrouver le plaisir de construire ensemble, avec tous les partenaires engagés dans la même dynamique. De la même manière, je pense que le politique a un rôle important pour accompagner ces nouveaux projets qui doivent voir le jour. C’est l’occasion de les intégrer à un mouvement général et de faire émerger une ville ajustée.

Pier Schneider: Comme dans beaucoup de processus expérimentaux, il va y avoir une certaine récupération. Aujourd’hui, le permis de faire est assez limité quant à qui peut en faire usage. Il s’adresse essentiellement à la maîtrise d’ouvrage publique. Mais si la chose en vient à se généraliser, des dérives seront aussi possibles. C’est à double tranchant.

6. Le centre pour migrants de la porte de la Chapelle à Paris marque une nouvelle étape dans l’intégration d’une démarche architecturale alternative dans une approche institutionnelle. Doit-on s’en méfier ou s’en réjouir?

Julien Beller: Moi je m’en réjouis car l’institution a pris conscience de la nécessité de répondre à une problématique, à savoir celle de ceux qui arrivent à Paris et qui demandent refuge, mais qui, avant d’être accueillis, s’agglutinent sur notre trottoir. L’Etat n’a pas su y répondre à temps, la Ville de Paris a pris ses responsabilités, décidant de mettre en œuvre ce dispositif de premier accueil, dans un contexte compliqué : très peu de foncier disponible à Paris, une situation économique difficile, une hésitation de tous les Français sur l’accueil ou le non accueil des migrants. Pour lever ces contraintes, nous avons été obligés de mettre en place des dispositifs alternatifs, une forme architecturale atypique, une occupation temporaire sur le site (18 mois), une conception et une réalisation du projet en moins de trois mois et un projet d’ampleur qui répond à l’échelle du problème.
Ces éléments contextuels nous ont permis de mettre le pied dans la porte pour construire une ville plus flexible et plus accueillante. Nous avons dû mettre en place une convention d’occupation temporaire, déroger aux règles urbaines qui s’appliquent sur la zone, déroger à certaines règles concernant les établissements recevant du public. Tout cela a été possible grâce à la discussion et la négociation avec chacun des partenaires. Nous avons dû faire preuve d’intelligence collective et d’agilité, qu’il s’agisse de la Préfecture de police, de la Ville de Paris, d’Emmaüs Solidarité (gestionnaire du site), de notre équipe de maîtrise d’œuvre et des entreprises.
J’espère que le dispositif de premier accueil fera des petits pour développer une utilisation temporaire de la ville, pour répondre à l’urgence de certaines situations en matière d’hébergement, de travail, de loisirs, de vivre ensemble ou plus simplement trouver des espaces de liberté.

7. Le permis de faire a-t-il vocation à devenir l’esprit d’une époque ou doit-il rester plutôt un outil très technique pour professionnels avertis?

Julien Beller: Le permis de faire doit accompagner les besoins de notre époque, pour répondre aux enjeux de notre société. Bon nombre de dispositifs doivent permettre à notre génération d’établir les changements indispensables. Le permis de faire y participera, il n’est bien sûr pas suffisant. L’outil législatif doit avancer, notamment en terme d’occupation temporaire. Les outils techniques, administratifs et collaboratifs doivent se développer, qu’il s’agisse de démarches institutionnelles ou portées par la société civile. Le cadre législatif et le cadre économique doivent nous permettre de faire mieux. L’enjeu des premiers permis de faire sera d’ouvrir la voie à de nouveaux possibles.

Pier Schneider: On ne peut que se réjouir de l’arrivée d’une telle loi qui va contribuer à déverrouiller le cadre d’exercice de l’architecture, de plus en plus guindé par des normes de toute sorte.
Mais pour cela il faut attendre pour voir quelle tournure ça va prendre, car on pourrait avoir affaire à un dispositif aussi lourd que ce qu’il prétend faciliter.
Ensuite se pose la question du bilan de ces expériences vertueuses. Ont-elles vocation à durer, à être reconduites, ou à disparaître dans l’indifférence la plus totale?
Prenons le pavillon circulaire, place de l’Hôtel de Ville. Une fois les beaux discours passés, il est parti à la benne. Tout ce travail sur le réemploi pour finir dans une benne. Le restaurant éphémère sur l’île Seguin, c’est la même histoire. On a été mis en avant, soutenus notamment pour notre capacité à construire assez rapidement. De notre côté, nous avons été très attentifs à altérer et modifier le moins possible les matériaux que nous utilisions, pour faciliter leur réemploi. Nous avons voulu faire un démontage intelligent, et finalement seule l’ossature en échafaudage a été récupérée, ce qui est dommage.
Nos commanditaires étaient très sensibles à la forte recyclabilité potentielle de notre projet, c’est d’ailleurs certainement ce qui nous a permis de gagner, mais après les beaux discours lors de l’inauguration et ses quatre années d’exploitation, il s’est avéré bien plus difficile, voire impossible, de porter le projet dans l’esprit qui était le sien, celui d’un démantèlement optimal et intelligent.
Il y a donc un problème avec le réemploi : l’homologation. Un matériau démonté, même s’il garde fondamentalement ses qualités, n’est plus certifié. Le matériau est dévalué à partir du moment ou il est recyclé. Il perd ses classifications originelles. Il faudrait pouvoir ré-analyser les matériaux pour les ré-homologuer. Ce qu’on vend aujourd’hui, c’est moins le matériaux que son certificat de conformité. Cela reste à réinventer pour les matériaux recyclés.

Julie Benoit: Le permis de faire est autant une philosophie qu’un outil technique : l’architecture n’est pas qu’un débat entre experts mais doit assumer aussi sa technicité ! C’est l’expression construite de notre société. L’architecture doit se faire non pas derrière des palissades de chantiers mais en étant à la portée de tous. Le projet doit être influencé tout au long de sa vie par l’action collective. Pour cela, il faut être flexible dans la méthodologie, en mettant le chantier au cœur de la conception, en testant, au risque de se tromper, au risque de ne pas valider techniquement après coup l’expérimentation comme un composant d’architecture.
Le permis de faire est une posture citoyenne, mais pour autant il ne doit pas chercher à professionnaliser l’usager ou l’habitant – ni l’infantiliser dans des ateliers de concertation formatés. Il doit par contre rendre lisibles et ouvrir au débat les démarches de projets interprofessionnelles, avec des artisans, des chercheurs, des architectes, des artistes, des étudiants… Et dans le même temps, le permis de faire doit permettre de repenser l’école et l’apprentissage de l’architecture, en créant des projets «hors-chambres», avec une maîtrise d’œuvre universitaire et/ou associative reconnue, qui tisse une passerelle enfin solide entre les praticiens, les architectes et les chercheurs.
Il doit nous permettre, en tant qu’experts par ce qu’on fait, de continuer notre quête exploratoire sur le rôle de l’usager dans la fabrique de la ville et du bâti. L’usager a sa spécialité, «user» et «utiliser» les lieux. Le permis de faire doit pouvoir lui restituer sa place dans un dialogue constructif avec l’Administration de sa collectivité; afin d’assurer une cohérence entre besoin, programme, commande, projet, usage.
Ce sera le reflet d’une époque si on permet de recourir à des permis de faire, en remplaçant les dossiers complexes de permis de construire par des évaluations in situ et in vivo des propositions des architectes et urbanistes. C’est-à-dire en profitant des temps longs de chantier, d’évolution administrative des statuts des fonciers vacants pour mettre en œuvre des démonstrateurs in situ et in vivo de nouveaux lieux, programmes systèmes constructifs possibles. Le permis de faire aura cet intérêt d’évaluer un projet par le citoyen non pas uniquement sur sa conception, mais aussi sur son chantier et sur son exploitation, sa gouvernance, son usage.
Soyons généreux avec le permis de faire, en lui allouant un véritable budget, pour accélérer la mise en place de ces démonstrateurs, où l’architecte vit le lieu délaissé et en chantier parce qu’il l’habite et y génère une activité collective. Il peut y avoir de nombreux types de démonstrateurs. Des centres (très) techniques qui mettent l’accent sur les filières d’emploi local et les systèmes de réemploi de matériaux dans le bâtiment, comme Actlab. Des lieux mobiles et éphémères qui sont des villages d’artisans au milieu d’une ZAC comme Mobilab. Des points de rassemblement et de carrières de béton dans un quartier en renouvellement urbain, comme la Fabrique du Clos.

8. Le réemploi des matériaux de construction sur des plateformes numériques, à l’image de ce que font Rotor en Belgique ou Superuse aux Pays-Bas, s’organise un peu partout en Europe.
Quel est l’avenir de cette pratique en France et comment la rendre compatible avec l’hyper normativité qui prescrit une traçabilité et un chiffrage (parfois abusif) des performances de certains composants? Pour dire les choses plus simplement, comment faire pour homologuer l’usé?

Julie Benoit: Pour homologuer l’usé, la question centrale, c’est l’envie de conserver la matière, et notre clef d’entrée, c’est le diagnostic. Nous sommes dans une démarche volontairement opérationnelle, technique, pour de la maîtrise d’œuvre. Le diagnostic peut être urbain (installer une permanence sur site dans une volonté de mettre en place un urbanisme transitoire) ou architectural (analyser un gisement en fonction d’un projet et inversement). Nous restons dans une dynamique d’économie circulaire, avec la mise en lumière de la logistique que l’idée présuppose, pour redonner une place centrale au chantier dans la construction.
Pour homologuer l’usé, il faut aussi travailler avec l’ensemble de l’écosystème d’acteurs, très en amont, dans un lien de confiance fort avec les filières qui seront mobilisées. C’est une démarche inclusive qui ouvre nécessairement des zones de permissivité dans le mode opératoire du projet pour passer de la programmation de la commande à la production de la commande.
Notre programme de recherche REPAR, financé par l’Ademe, nous permet de détailler toutes les étapes et variables des filières de réemploi. Nous regardons autant les impacts sur les études de maîtrise d’œuvre que sur la mécanique opérationnelle des chantiers. La question technique (traçabilité de la matière, évaluation technique et économique…) n’est pas le verrou principal si tout est anticipé correctement. C’est pourquoi nous avons systématisé dans nos démarches un outil développé avec l’Ademe pour le compte de collectivités territoriales et de grands groupes de maîtrise d’ouvrage: le diagnostic ressource.
Pour ce diagnostic ressource, nous travaillons dans une logique de sur-mesure, au chevet de chaque démolition et en synergie avec chaque programme de construction à venir. Nous utilisons autant des outils du diagnostic déchets (métrés, tonnages, filière de valorisation), que du diagnostic patrimoine (compréhension des usages des lieux, des systèmes constructifs, …). Nous observons des matériaux en fin de vie et les orientons vers de nouveaux domaines d’emploi, pour les intégrer dans de futurs projets d’architecture.
Nous renseignons des fiches catalogue génériques, pour reproduire l’expérience, peu importe le projet et peu importe le gisement. En considérant l’ensemble des contraintes techniques, environnementales et économiques du projet, en intégrant l’ensemble du contexte normatif français, des informations d’archives, nous caractérisons des matériaux désuets pour les envisager comme de nouveaux produits de construction, quel que soit le projet ou le gisement.
Le permis de faire, c’est songer à la vie d’un bâtiment qui doit exister dès les premières lignes de conception. C’est penser ensuite l’allongement de vie des matériaux, avec le réemploi et la fin de vie de ce qui est éphémère. Et au final, si l’on pense au cycle de vie, construire mieux c’est sans doute construire plus simple. Sans multiplier les composants multicouches que l’on ne saurait retraiter. Sans multiplier les espaces que l’on pourrait mutualiser dans un souci d’optimiser la fonctionnalité du bâtiment. Bref, en consommant plus de réflexion, et d’expérimentation, pour moins de matériaux effectifs.

 

Florent Chiappero – collectif ETC

Né à Strasbourg en septembre 2009, le Collectif Etc a pour volonté de rassembler des énergies autour d’une dynamique commune de questionnement de l’espace urbain. Par le biais de différents médiums et de différentes compétences, le Collectif se veut être un support à l’expérimentation.

Il est composé d’un collège solidaire de neuf architectes salariés permanents ainsi que d’une vingtaine de collaborateurs réguliers. La structure expérimente des modes d’autogestion depuis ses débuts et tente de démontrer l’intérêt d’un fonctionnement démocratique horizontal.

En 2012, le Collectif a réalisé son Détour de France sur le thème de la « fabrique citoyenne de la ville ». La même année il a été lauréat du Palmarès des Jeunes Urbanistes.

 

Julien Beller

Fondateur et président de l’association le 6B, architecte depuis 2005, Julien Beller exerce son métier d’une manière atypique. Questionnant les modes de fabrication d’une ville ascendante, il travaille pour une ville juste, construite avec plaisir où chacun se fait sa place. Situés dans les interstices, ses projets se concentrent sur des équipements autonomes (lieu culturel, espaces de travail, salle de classe, ...) et sur l’habitat des plus précaires (toilettes dans un bidonville, habitat adapté...). Membre du collectif EXYZT depuis 2003, il construit des architectures éphémères et festives en s’appropriant des espaces délaissés dans différentes villes européennes.

Le 6B est un lieu de création et de diffusion accueillant 140 résidents dans 7000 m2 d’un ancien immeuble de bureaux à Saint-Denis. Espace de travail, de rencontre et d’expérimentation, le 6B questionne la notion d’équipement public et le modèle du lieu culturel. La diversité des activités présentes au 6B active et interroge un quartier en pleine mutation. Du développement de stratégies à la fabrication in situ, Julien Beller adopte une démarche alternative et prospective pour redonner à l’architecture son pouvoir fédérateur et placer l’habitant au cœur de la construction de la cité.

 

Détour de France

De septembre 2011 à septembre 2012, le Collectif ETC a effectué un tour de France à vélo à la rencontre de ceux qui participent à ce que le Collectif appelle la « fabrique citoyenne de la ville ».

 

Pier Schneider – 1024 architecture

Membre co-fondateur d’EXYZT (2002), et co-fondateur du label créatif 1024 architecture avec François Wunschel (2007), Pier Schneider est architecte de formation et artiste de déformation. Son travail se situe à la frontière des mondes de l’architecture, du design et de l’art.

Entre architecture éphémère habitée et œuvre visuelle immersive et nomade, ses projets se déploient dans différents contextes et temporalités : territoires urbains délaissés, friches industrielles reconverties, galerie et centre d’art ou scène de festival et salle de concert, sont autant de situations prétextes à expérimentations spatiales, visuelles et sonores.

 

Albert Hassan – PÂLABRES architectes

Albert Hassan est ingénieur-architecte-constructeur et enseigne à l’école d’architecture de Paris-Belleville.

Il a fondé Pâlabres architectes avec Pascal Brunet, société qui intervient sur des projets à forte vocation environnementale (le bois, le confort, la performance thermique), sociale (logements pour populations précaires) ou expérimentale (terre crue).

 

La Friche la belle de mai

 

Née de l’ancienne usine de la Seita, aujourd’hui lieu de création et d’innovation, La Friche la Belle de Mai est à la fois un espace de travail pour ses 70 structures résidentes (400 artistes et producteurs qui y travaillent quotidiennement) et un lieu de diffusion (600 propositions artistiques publiques par an, de l’atelier jeune public aux plus grands festivals).

 

Paul Citron – Plateau Urbain

Coopérative d’urbanisme temporaire, Plateau Urbain propose la mise à disposition d’espaces vacants pour des acteurs culturels, associatifs, et de l’économie sociale et solidaire. Plateau Urbain intervient notamment sur le site de l’ancien hôpital Saint-Vincent de Paul à Paris en tant que co-gestionnaire du projet d’occupation temporaire les Grands Voisins.

 

Julie Benoit et Paul Chantereau – Bellastock

 

Bellastock est une association d’architecture expérimentale, œuvrant pour la valorisation des lieux et de leurs ressources. Travaillant sur des problématiques liées aux cycles de la matière et au réemploi, l’association engage la volonté de partager ses savoir-faire avec le grand public. Elle initie ainsi des projets innovants, écologiques et solidaires, et propose des alternatives à l’acte traditionnel de construire ; elle organise la matière, préfigure les transformations territoriales.

 

Centre d’accueil pour migrants

 

Le centre d’accueil pour migrants de la porte de la Chapelle est un lieu d’hébergement aménagé dans une halle de 10 000 m2 sur deux étages. La partie la plus manifeste de l’ensemble est une structure gonflable d’accueil réalisée par Hans-Walter Müller.

 

Pavillon circulaire

 

La pavillon circulaire, conçu par le collectif Encore Heureux architectes, était construit en matériaux de réemploi et mettait en pratique les principes de l’économie circulaire. Une fois sa mission accomplie, il fut détruit.