Le Fre­snoy, 20 ans dé­jà! Hi­stoi­re d'u­ne ren­con­tre et d'un pro­jet com­pa­ra­ti­ste

A partir du séquençage d’un film d’Alain Fleischer de 1992, Des grands artistes et le veilleur de nuit, Christophe Le Gac retrace l’étrange généalogie qui lie le Fresnoy à Tourcoing, la plus célèbre des réalisations de Bernard Tschumi, au cinéma en tant que condition perceptive structurante.

Data di pubblicazione
13-09-2017
Revision
16-09-2017

L’école du Fresnoy fête ses 20 ans. Ecole d’art spécialisée en audiovisuel, centre d’art et salle de cinéma « art et essai », Le Fresnoy est aussi une architecture reconnue. Selon Bernard Tschumi, son concepteur, entre le plan et le mouvement, il y a l’événement. Dans les années 1990, l’ouverture du Fresnoy fut un événement mondial, tant architecturalement que pédagogiquement. Mais avant tout, cette utopie réalisée est l’histoire d’une rencontre entre un architecte et son commanditaire – Alain Fleischer1. Les 20 ans de l’école sont aussi l’occasion de découvrir un film incroyablement instructif sur le génie du lieu et les conditions d’avènement de cette icône… fin de siècle.

Silence, action!


A l’aube, une femme descend d’un tramway et longe un canal. Précédée d’un petit chien portant sur son dos un perroquet, elle arrive face à un bâtiment, modeste et insignifiant architecturalement, aux lettrines géantes : L E F R E S N O Y. Nous y sommes.

Voici les premières images d’une fiction documentée méconnue sur la création du Studio national des arts contemporains – Le Fresnoy. Long-métrage de 69 minutes, Des grands artistes et le veilleur de nuit débute comme un Maigret de Georges Simenon.

Juste avant cette séquence, quelques notes de piano et une voix racontent brièvement l’histoire des grandes heures du Fresnoy. Du début du 20e siècle au milieu des années 1970, ce Fun Palace accueillait les femmes et les hommes de la région de Tourcoing venus se divertir avant de reprendre leur labeur dans les nombreuses filatures alentour.

Nouvelle séquence. Un homme d’un âge improbable s’agite sur les manettes et boutons à disposition devant lui. Il ne manque pas de les tourner dans tous les sens. Il s’esclaffe : « Diana, tu es revenue ». Derrière lui, des moniteurs TV cathodiques de toutes tailles diffusent des images de cette fameuse Diana en train de parcourir les anciens espaces du Fresnoy. Une très belle scène montre un travelling sur un patineur à roulettes – Valentin –, au travail sous la grande nef, pendant qu’en arrière plan, Diana parcourt un déambulatoire à marche forcée. Sous nos yeux, défilent les deux grandes nefs sauvegardées. Ces dernières sont devenues les espaces d’exposition bien connus du centre d’art.

S’ensuit toute une série de scènes dans lesquelles nous suivons pas à pas cette star sur le retour, répondant au nom de Diana d’Orsay. Un hommage aux Métamorphoses d’Ovide peintes par Böcklin, qui sait ? Ce dernier, amateur d’Italie, permet d’ouvrir une parenthèse sur le premier moment décisif ayant permis l’avènement du Fresnoy. Le projet est né d’une rencontre, en 1987, entre le délégué aux arts plastiques au Ministère de la Culture du gouvernement français - Dominique Bozo – et l’artiste français Alain Fleischer, alors pensionnaire de la Villa Médicis à Rome. Bozo lui demanda d’imaginer un « Bauhaus de l’électronique ».

La seconde partie du film en appelle au cinéma spectaculaire et onirique de Federico Fellini. Un indice, tel un fil rouge, est cet homme de petite taille, habillé en groom, qui circule dans un véhicule mécanique pour enfant. Comme sorti d’un cirque ou d’un film du cinéaste italien, il hurle continuellement les mots « trop tard, trop tard ». Véritable métronome pour le spectateur, il assure le tempo de toute l’histoire et ponctue régulièrement les changements de textures filmiques. L’autre personnage incontournable est évidemment le veilleur de nuit : Otto, autrefois impresario et pianiste de Diana. Otto, encore une référence à de Fellini. Certainement, mais à la lecture du nom de l’actrice qui interprète Diana, Jacqueline Jourdan, tout s’éclaire. En effet, elle fut la muse dans les années 1970 de Fleischer (Les Rendez-vous en forêt, Dehors-dedans, Zoo zéro). En fin de compte, ce veilleur de nuit aux manettes n’est autre qu’une image du cinéaste.

Arrivent maintenant à l’écran des images vidéographiques dans des tons de bleu, montrant les débris du nettoyage du vieux Fresnoy. Des hommes de chantier s’affairent à sa transformation en lieu de formation, de création, de production et de diffusion. Cette première partie fictionnelle du long-métrage de Fleischer permet de comprendre à quel point le maître d’ouvrage délégué du Studio national des arts contemporains souhaite préserver le génie du lieu et le transmettre aux futures générations qui vont s’en emparer et faire la renommée du Fresnoy, nouvelle formule.

Entouré d’ouvriers aux casques bleus de chantier, un ballet de pelles et de bulldozers s’agite et prépare l’arrivée du maître d’œuvre – Bernard Tschumi –, l’autre grande figure indissociable de la création de l’identité du Fresnoy, devenu aujourd’hui un bâtiment inscrit au Patrimoine du 20e siècle.

Revenons au déroulé filmique. Une rupture s’opère. Le cinéaste apparaît, face à une caméra de télévision. Il est interviewé par une journaliste de France 3, un clin d’œil à l’inscription régionale de l’école, très importante et pas si évidente à l’époque du tournage. Aujourd’hui, Le Fresnoy est envié dans le monde entier. Indéniablement, la couverture par les revues spécialisées n’y est pas étrangère. Grâce à son architecture, cette nouvelle institution hybride a trouvé son enceinte adéquate. Elle aura marqué l’histoire de la fin du siècle dernier.

Pendant l’entretien télévisé, les deux protagonistes déambulent dans les locaux et dans différentes scènes du film en tournage ; la fiction devient documentaire en même temps que making of. Un plan montre Fleischer avec Tschumi sur le chantier, le réalisateur passe le témoin à l’architecte. Plan suivant, la journaliste de France 3 dialogue maintenant avec Bernard Tschumi sur les marches du célèbre escalier, l’une des marques de fabrique du Fresnoy avec son toit cinématique, justement au cœur des discussions.

A l’image de ce film impur, tout à la fois hommage à un passé révolu et ode à une future école comme « impératif utopique » (titre d’un ouvrage de Fleischer aux éditions Galaade, avec de croustillants détails sur l’épopée de ce projet et de son chantier), l’édifice de Bernard Tschumi fut, lui aussi, un manifeste construit. L’architecte franco-suisse put conceptualiser et mettre en pratique ses obsessions sur les relations entre l’architecture, la philosophie, la littérature et le cinéma, afin de peaufiner sa critique du bâti de l’époque par une architecture construite. Lorsque Tschumi gagna le concours du Fresnoy, il terminait les Folies du parc de la Villette, à Paris. Doyen de l’école d’architecture de Columbia, à New York, il avait mis en place le fameux atelier Paper Less. Il venait de développer son travail de « Notations » à partir de la théorie du montage du cinéaste russe Eisenstein. Dans ses Joyce’s Garden, Screenplays et Manhattan Transcripts, il tenta de renouveler le langage architectural propre à la discipline par un travail d’équivalence de sens entre le cinéma et l’architecture. La rencontre avec Fleischer fut déterminante dans le passage à l’acte de construire sans pour autant perdre sa dimension théorique. Les deux artistes sont à cet égard de véritables comparatistes, au sens de la littérature comparée. En effet, le comparatiste explore et maîtrise différents domaines de recherche, le tout conjointement et surtout pas au détriment de l’un ou l’autre, bien au contraire. Tschumi invente le concept de « l’entre-deux », une manière de pétrifier physiquement, de transcender un programme complexe et de concrétiser 20 ans de recherche sur le papier dans une forme originale construite.

Pendant la conversation avec la journaliste, à présent en voix off, les mains de l’architecte manipulent une maquette au 1/50e sur laquelle il s’applique à montrer l’intérêt de réhabiliter les anciens locaux et l’importance de les recouvrir pour mieux les protéger par un énorme toit technologique. Ce dernier permet de loger toute la câblerie utile au fonctionnement de ce Studio dédié au cinéma, aux arts visuels et aux arts dits électroniques.

Dans le plan suivant apparaissent des images de synthèse du projet, parmi les premières au début des années 1990. Des allers-retours incessants, entre vues sur la maquette et images de synthèse, insistent sur les corrélations possibles entre tous les outils et moyens de représentation testés par l’architecte, le cinéaste, et à imaginer par les futurs occupants du lieu. La grande force du couple architecte-cinéaste devient le programme-création d’une architecture devenue une image-habitée, une fabrique des images.

A la fin du film, l’architecture crève l’écran. Diana monte les marches de l’escalier monumental et se transforme en un point noir parmi un scintillement de lumières jaunes et bleues, comme un écho à l’image de synthèse vue quelques instants auparavant. L’architecture et l’actrice s’effacent au profit d’une image devenue jeu de lumière, juste un événement totalement artificiel, une suite d’écrans scintillants et flottants.

L’image comme lieu, en quelque sorte, prémices de notre avenir binaire…

Générique!


Le générique de fin met en scène tous les protagonistes du film dans une parade utilisant les passerelles de « l’entre-deux » cher à l’architecte. Des projecteurs inondent de leurs rayons de lumière tous les recoins de cet intervalle architectural et toutes les figures humaines en mouvement. Ce n’est pas sans rappeler l’inauguration en 1926 du Bauhaus de Dessau de Walter Gropius !

Du film au lieu, de l’architecture aux images mobiles


La découverte de ce long métrage pour les 20 ans du Fresnoy est une aubaine. Il rappelle à quel point les relations entre l’architecte et son client sont essentielles à l’accouchement de la plus-value symbolique en architecture.

En conclusion, Le Fresnoy est un concept habité par les différentes expériences vécues et initiées par ses acteurs/réalisateurs : ses cinéastes (Fleischer & Tschumi), et aujourd’hui tous les étudiants et les artistes invités, entourés d’une équipe à leur écoute.

Pour Tschumi, l’architecture d’un bâtiment est un concept à expérimenter par ses vecteurs – entendre par là toutes les possibilités de déplacements offertes par les escaliers, rampes, corridors, etc. Chez lui, la matérialisation du concept devient donc architecture.

Depuis maintenant 20 ans, de nombreux artistes ont occupé les lieux et espaces interstitiels du Fresnoy. De la pratique de cette architecture bien physique, ils ont fait une véritable boîte noire de la création des images mobiles les plus contemporaines.

Chaque année, l’exposition des pensionnaires du Fresnoy, sous le nom de Panorama (prochaine édition le 23.09.2017), rend compte de cet art de l’image habitée.

 

Note

1    Cinéaste, écrivain, artiste, photographe, Alain Fleischer est directeur du Fresnoy depuis sa création.

 

Liens utiles

- Pour se procurer le film Des grands artistes et le veilleur de nuit, s’adresser au Fresnoy.

Bernard Tschumi Architects

 

Auteur

Christophe Le Gac est architecte DPLG, critique AICA France, curateur C-E-A, enseignant ESBA TALM Angers.

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