Guer­re et pla­ni­fi­ca­ti­on ter­ri­to­ria­le

Avec «Discreet violence. Architecture and the French War in Algeria», le gta de Zurich propose une belle exposition sur une page noire de l’histoire de la colonisation

Publikationsdatum
20-04-2017
Revision
25-04-2017

L’histoire aurait pu se dérouler dans n’importe quelle autre contrée coloniale aux prises avec un soulèvement: en Ethiopie dans les années 1930, en Afrique du Sud ou en Cisjordanie.
C’est pourtant en Algérie, pendant la guerre d’indépendance de 1954 à 1962, que se situent les faits relatés par la thèse de Samia Henni1 et l’exposition à laquelle elle a donné lieu à l’institut gta de Zurich, Discreet Violence: Architecture and the French War in Algeria.
Afin de séparer les populations civiles des combattants, l’armée française a évacué de vastes zones du territoire algérien. D’abord aux frontières tunisiennes et marocaines, puis sur les terrains d’essais nucléaires, et finalement sur des portions entières du territoire représentant un enjeu stratégique pour le maintien de l’ordre.
La version officielle de l’administration coloniale disait alors vouloir protéger les populations de la propagande du FLN. En réalité, comme l’explique Samia Henni, curatrice de l’exposition, il s’agissait purement et simplement de transformer de vastes étendues rurales en champs opérationnels où sont instaurées des zones de tirs sans sommation. Evacuer pour permettre aux militaires de ratisser le terrain. Coupés des populations au sein desquelles ils pouvaient se fondre, les combattant se retrouvent dépourvus de vivres et exposés à la suprématie militaire de la force coloniale.
Plusieurs millions de villageois ont ainsi été acheminés dans des camps de concentration, rebaptisés «camps de regroupement», afin d’éviter toute évocation de ces autres camps qui ont marqué les esprits pas moins de dix ans plus tôt.
Les villageois, d’autarciques et autonomes, se trouvent intégrés dans des structures qui restreignent leur liberté de mouvement et fragilisent les écosystèmes économiques pauvres mais durables, qui garantissent leur subsistance. S’appuyant sur des images réalisées par le Service cinématographique des armées (SCA), l’exposition témoigne de ces déplacement massifs et de la vie dans les camps militaires.
Cette opération de déplacement va susciter une vive réaction dans la France de 1959. Les médias de masse vont s’en mêler et dénoncer l’ampleur et le caractère inacceptable de l’opération. Des efforts vont alors être faits pour donner à l’opération une dimension plus positive en la transformant en réorganisation agraire. Mené par des équipes itinérantes d’aménagement rural, le projet baptisé «1000 villages» va être mis sur pied pour rendre viables ces campements et la vie du million et demi de paysans déplacés qui y subsistent. Ironie de l’histoire : la personne en charge de ce vaste projet de planification rurale n’est autre que Paul Delouvrier, l’homme le plus influent dans l’aménagement de l’agglomération parisienne, dans les années 1960-70. C’est lui qui entreprend la construction des villes nouvelles, cette série de villes moyennes qui ceinturent Paris dans un rayon de 25 km.
Samia Henni nous laisse tirer les conclusions quant au lien intrinsèque entre, d’un côté, l’aménagement du territoire et le redéploiement de populations dans un contexte de conquête coloniale et, de l’autre, l’urbanisme des banlieues. Il est évident que cet exode forcé fut le début d’une vaste migration rurale, accentuée par des causes économiques, vers les grands centres urbains d’Algérie et de la métropole.
Si les villes nouvelles de Delouvrier ont peu à voir avec les pratiques concentrationnaires de la France coloniale en guerre, elles n’en relèvent pas moins des actes d’une autre guerre, plus insidieuse et moins connue, celle de la réorganisation des quartiers populaires autour de Paris, afin de réduire leur potentiel séditieux. Les villes nouvelles ont pris part, à leur façon, au démantèlement de la ceinture rouge, cet ensemble de villes communistes qui cernaient la capitale et menaçaient, dans l’esprit de ceux qui redoutaient la gauche, de marcher sur elle à la moindre occasion.
Quant aux «1000 villages», l’Etat algérien va revoir le projet après l’indépendance et proposer «Les 1000 villages socialistes» dans le cadre de la révolution agraire algérienne. Si le programme finit par péricliter, de nombreuses villes moyennes vont naître de cette tentative de créer des communautés agricoles modernes, à partir des camps de déplacés.
Le travail de Samia Henni rappelle en tous les cas l’origine militaire de la planification territoriale, filiation que le ressac des discours convenus sur la «participation» et le «vivre ensemble» tend parfois à nous faire oublier.

 

Note

1. Architecture of Counterrevolution : The French Army in Algeria, 1954–1962, soutenue en septembre 2016 à l’Institut d’histoire et de théorie de l’architecture ETH Zurich, sous la supervision des professeurs Tom Avermaete, Jean-Louis Cohen et Philip Ursprung. Ce travail a été récompensé par l’ETH Medal et fera l’objet d’une publication à l’automne 2017.

 

Informations

DISCREET VIOLENCE. Architecture and the French War in Algeria
Exposition à voir jusqu’au 03.06
gta Ausstellungen, ETH Zurich
www.gta.arch.ethz.ch

 

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