Villes pro­duits, villes zom­bies

L’immobilier spéculatif, financiarisé et mondialisé, est imprégné de mort. C’est l’intuition qui sert de fil conducteur à l’essai incisif de Matthew Soules, Icebergs, Zombies and the Ultra Thin, paru aux éditions Princeton Architectural Press.

Date de publication
10-03-2022

La mort est omniprésente dans les villes fantômes espagnoles comme dans les nouveaux quartiers résidentiels irlandais, dont les maisons restent vides bien qu’elles aient trouvé acheteur. Le terme «urbanisme zombie»1 convient parfaitement à ces nouveaux quartiers où l’on investit en achetant des biens immobiliers qu’on n’habite pas. Mortifères sont aussi les sous-sols des riches maisons londoniennes, où l’on enterre toujours plus profondément des espaces annexes et des salles de loisirs dont personne ne jouit. La mort rôde enfin dans les nouveaux gratte-ciel new-yorkais, dont le chic se mesure à la finesse et à l’élancement de la structure. La disposition du marché immobilier à produire des objets d’investissement, détachés d’une quelconque fonc-tion, génère des quartiers fantômes et des villas sans vie, dont la forme concrétisée ne diffère pas des images de synthèse léchées qui ont servi d’appât pour la prévente. L’issue du devenir fantomatique de l’architecture trouvera son apogée dans la virtualisation à laquelle nous vouent les orchestrateurs de l’économie numérique, qui annoncent déjà un marché immobilier virtuel, où l’on achète pour des centaines de milliers d’euros des propriétés dans les limbes du metaverse.

Que le capitalisme soit mortifère n’est pas une nouvelle. Nous le savons au moins depuis Max Weber qui plaçait dans l’austérité protestante le substrat de son ethos. L’essai de Soules ne fait que réactualiser ce constat à la lumière de la financiarisation de l’économie et du basculement du secteur immobilier. Son tableau pessimiste ne cherche pas le réconfort dans les pratiques faussement vertueuses de la construction durable. Il prend acte d’une situation qui, toute aberrante qu’elle soit, semble convenir à tout le monde, à commencer par la majorité croissante des petits investisseurs qui espèrent tirer profit du festin spéculatif qui se déroule au sommet de la pyramide.

Ici et là, cette réalité, stratégiquement dissimulée par ses instigateurs, refait surface : 25 % du centre de Paris est en ­permanence inhabité. En Chine, 100 millions d’appartements achetés sont laissés vides. Personne n’habite non plus les gratte-ciel résidentiels de Vancouver, alors que la ville figure en tête du classement des agglomérations où il fait bon vivre. Le seul changement advenu est que le délai entre la prévente et la livraison d’un bien immobilier haut de gamme ne cesse de s’allonger. Mais qu’importe, puisque ces propriétés ne sont pas tant destinées à être habitées qu’à être acquises et revendues : leur inexistence n’entrave pas la nature des transactions spéculatives dont elles font l’objet.

Admirablement écrit, Icebergs, Zombies and the Ultra Thin s’annonce déjà comme l’un de ces livres qui marqueront leur temps. Son panorama alarmant apporte également une réponse à ceux qui se demandent si la généralisation du télétravail aura un quelconque impact sur la production immobilière. À cette question, l’ouvrage réplique en nous rappelant que l’immobilier de luxe tourne à vide depuis plusieurs décennies, sans autre raison d’être que la prolifération des capitaux qui y sont investis. On continuera donc à construire des tours de bureaux même si personne ne s’y active, tant que cela permettra de faire fructifier les capitaux anonymes de l’économie mondialisée.

Note

 

1. Le terme aurait été utilisé pour la première fois en 2013 par Jonny Aspen pour désigner les espaces publics génériques associés à des projets immobiliers spéculatifs.

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