Une tente en bé­ton pour la pa­labre

Pour ses dix ans, la Maison de l’architecture de Genève (MA) se réinvente en devenant l’un des acteurs de l’association qui vient de recevoir, de la part du Conseil d’Etat, la mission d’assurer la gestion culturelle du Pavillon Sicli. Entretien avec Francesco Della Casa, l’architecte cantonal de Genève, qui a participé à son développement et initié sa mue.

Date de publication
22-09-2016
Revision
12-10-2016
Francesco Della Casa
architecte du Canton à Genève. Il a été rédacteur en chef de TRACÉS de 1999 à 2011.
Cedric van der Poel
Codirecteur d'espazium.ch, espace numérique des éditions pour la culture du bâti

La Maison de l’architecture de Genève a dix ans. Sans domicile fixe à ses débuts, elle a trouvé en 2012 un bâtiment d’exception pour poser ses valises: le Pavillon Sicli qui venait d’être acquis par l’Etat de Genève. Celui-ci, grâce notamment à un modèle original de gestion, a réussi à s’imposer dans le paysage culturel régional. Aujourd’hui, à l’heure où les acteurs vaudois de la culture du bâti créent la fondation pour la culture du bâti (CUB), la MA se réinvente en devenant l’un des acteurs1 de l’association qui vient de recevoir, de la part du Conseil d’Etat, la mission d’assurer la gestion culturelle du Pavillon Sicli. Entretien avec Francesco Della Casa, l’architecte cantonal de Genève, qui a participé à son développement et initié sa mue.

espazium.ch: La Maison de l’architecture (MA) de Genève a été fondée en 2007. Quel bilan tirez-vous de ces dix premières années?
Francesco Della Casa: C’est un bilan très positif. Entre 2007 et 2011, malgré le fait qu’elle n’avait pas de lieu permanent, elle a réussi à fédérer des soutiens et à fidéliser un public toujours plus nombreux aux conférences et événements. Il est important de revenir sur la manière dont le Pavillon Sicli – et par extension la MA – est devenu le lieu genevois de la culture du bâti. En 2011, à la recherche d’une adresse fixe, les responsables de la MA de l’époque sont venus me voir. Hasard du calendrier, l’Etat de Genève venait d’acheter l’ancienne usine Sicli au cœur du quartier Praille-Acacias-Vernets (PAV), avec l’idée d’y installer la direction du PAV et un lieu culturel, sans que son identité soit encore clairement définie. Un petit groupe de travail a été formé, regroupant des représentants de l’administration, les responsables de la MA, un député et des programmateurs de lieux culturels, les curateurs du Centre culturel Suisse de Paris, en vue de proposer un concept au Conseil d’Etat. Il est parvenu à la conclusion qu’il serait pertinent de dédier Sicli à l’architecture, l’urbanisme et le design. Une fois l’accord obtenu, nous avons dû résoudre toute une série de problèmes techniques et juridiques. Le transfert légal d’affectation d’un bâtiment dédié à l’industrie à celui d’un centre culturel nécessitait des mises aux normes importantes et coûteuses, qui, si elles n’étaient pas maîtrisées, allaient dénaturer le bâtiment. Nous l’avons donc inscrit à l’inventaire en août 2012, ce qui a permis d’éviter, par dérogation, des investissements démesurés dans le domaine de l’assainissement énergétique.
Quant à la gestion, nous avons également dû nous montrer créatifs. Si l’Etat a acheté et mis à disposition le bâtiment, il s’est montré très clair quant aux subventions pour la gestion et la programmation : il n’y en aurait aucune. Pierre-Alain Girard, l’actuel secrétaire général adjoint chargé de la coordination de la politique publique aménagement et logement, a mis en place un système qui a permis à Sicli de générer ses propres revenus et ainsi de financer le programme culturel et les travaux d’adaptation et de restauration. Le système est simple : confier par convention la gestion technique du bâtiment à une fondation étatique de droit privé, artfluvial SA, qui gère les Forces Motrices et l’Arena, afin de louer le bâtiment trois mois par année à des entreprises privées pour leurs assemblées générales et autres événements, les neuf mois restants étant dévolus aux activités culturelles. Les recettes ainsi générées permettent non seulement d’offrir des coûts de location très faibles aux acteurs culturels, mais également de financer les travaux. Ce modèle financier posait des problèmes juridiques. En effet, les normes comptable de l’Etat interdisent qu’on puisse valoriser un bien de l’Etat sans qu’il y ait un crédit de construction d’un montant correspondant voté par le Grand Conseil. Nous avons dû invoquer le traité de Lisbonne qui stipule qu’un Etat qui n’est pas en mesure d’assumer l’une de ses tâches régaliennes peut la déléguer à un tiers. Le Canton pouvait donc transférer la restauration et les aménagements du Pavillon Sicli à l’entreprise artfluvial SA, laquelle a mandaté l’architecte Barbara Tirone pour les concevoir et les réaliser, ce qu’elle a fait de manière tout à fait remarquable. Quant au programme culturel, il a été géré de manière collaborative entre la MA, le Service de la culture et le Département de l’aménagement, du logement et de l’énergie. Jusqu’à maintenant nous avions décidé de tout accepter. Sicli a donc accueilli des événements de la MA, mais aussi les festivals culturels genevois comme Antigel ou la Bâtie, des défilés de mode, des programmes de médiations pour les enfants, etc.

Ce modèle financier a-t-il vraiment permis de financer les travaux de restauration et de mise aux normes et le programme culturel?
Oui, avec cette double structure tarifaire de location – environ 5'000 francs par jour aux entreprises privées et 200 francs par jour pour les événements culturels – le Pavillon Sicli a atteint l’équilibre budgétaire en trois ans d’existence. En 2014, les revenus tirés de la location ont même permis d’obtenir un bénéfice de quelques dizaines de milliers de francs. Quant à la fréquentation, elle n’a cessé de croître : au cours de l’année 2014, le Pavillon Sicli a accueilli 6'500 visiteurs pour les événements liés à sa mission culturelle, et 10'500 visiteurs pour les événements durant les périodes de location, soit un total de 17'000 personnes. En 2015, la fréquentation a été de 14'500 visiteurs pour les événements culturels et 4765 pour les événements privés, ce qui équivaut à une hausste de 13% par rapport à l'année précédente.

L’Etat va maintenant partiellement se retirer du projet. Quelles sont les grandes étapes à venir dans le développement du Pavillon Sicli et de la MA?
C’est vrai. Depuis mai 2016, nous avons obtenu du Conseil d’Etat que la gestion culturelle du Pavillon Sicli soit confiée à une association. Cette dernière devrait être fondée juridiquement ces prochains mois et aura comme mission de gérer culturellement le Pavillon Sicli et comme objectif la valorisation de la culture du bâti dans son ensemble. Elle sera formée des concepteurs (la section genevoise de la Fédération des architectes suisses, la Fédération des architectes et des ingénieurs de Genève, la Maison de l’architecture, la Fondation Braillard architectes), des hautes écoles (la haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture, la haute école d’art et de design) et des associations de constructeurs, comme la Fédération des métiers du bâtiment.

Le fait d’avoir inclus les associations professionnelles est-il une réponse à certaines voix critiques à Genève pour qui la MA était un lieu géré par les concepteurs genevois pour les concepteurs genevois?
En partie. J’ai exigé que les hautes écoles et les constructeurs fassent partie de cette future association pour ouvrir le Pavillon Sicli à l’ensemble de la culture du bâti. Il m’apparaissait en effet souhaitable d’éviter qu’il se transforme en un musée d’art contemporain pour l’architecture. Penser qu’un centre sur la culture du bâti doit se limiter au concepteur est à mes yeux une erreur fondamentale. Le principal danger qu’encourt la culture du bâti aujourd’hui est une perte des savoir-faire, y compris ceux des usages. Il est donc important d’inclure ceux qui détiennent ces savoir-faire. Le Pavillon Sicli doit être une courroie de transmission entre les hautes écoles, les apprentissages, les métiers du bâtiment, les concepteurs et les usagers. L’idée est celle de l’hospitalité, celle d’une grande tente en béton qui deviendrait le lieu de palabre ouvert aux professionnels du bâti au sens large et aux citoyens. Nous allons également regrouper au sous-sol toutes les archives du domaine (IAUG, HEPIA, Fonds d’archives d’architectes genevois, etc..). Une fois l’association fondée, elle choisira rapidement une curatrice ou un curateur. Ce choix sera déterminant, car cette personne devra non seulement donner une identité et une visibilité internationale au Pavillon Sicli, mais également reprendre la structure et le modèle financier mis en place, travailler de manière coordonnée avec artfluvial SA – qui va garder la gestion technique du bâtiment –  et mettre en place un programme pour l’ensemble des acteurs de la culture du bâti.

L’entrée de la culture du bâti dans le Message culture 2016-2020 de la Confédération, la Maison de l’architecture à Genève, le projet de Théâtre de l’architecture au Tessin et, enfin, la nouvelle CUB (lire le dossier complet sur espazium.ch) sont-ils pour vous le signe d’un changement d’attitude et d’une reconnaissance du rôle culturel joué par l’architecture, l’urbanisme et l’ingénierie en Suisse? Si oui, pourquoi un tel changement d’attitude?
Il y a en effet des moyens mis en place et une sorte de reconnaissance. Cependant, je trouve timide d’attendre une reconnaissance pour souligner que le domaine du bâti fait partie de la culture. Il faut adopter une attitude beaucoup plus offensive. Nous devons réussir à imposer la culture du bâti comme un élément fondateur de l’histoire de la Suisse, comme un élément pionnier de l’esprit d’entreprise helvétique. Prenons l’exemple du premier tunnel du Gothard à la fin du 19e siècle. A cette époque, la Suisse avait un solde migratoire négatif. Plus de 500'000 habitants qui allaient chercher de quoi survivre à l’étranger. Elle a néanmoins investi pour fonder le Politechnicum de Zurich en 1854 et pour creuser un tunnel sous les Alpes. C’est ça le rôle de la culture du bâti en Suisse. C’est l’un des éléments structurels majeurs que ce pays ait su inventer pour assurer sa survie. Donc cette prolifération de lieux peut être intéressante s’ils racontent des histoires, s’ils produisent des récits que chacun peut s’approprier et partager. Ces espaces consacrés à la culture du bâti doivent être des outils politiques, économiques et culturels ; ces trois dimensions ne peuvent pas être séparées. Malheureusement, je suis assez pessimiste. Ce positionnement n’intéresse pas tous les milieux. Actuellement, on considère l’art de bâtir comme l’un des beaux-arts, on veut suivre le modèle de l’art contemporain et de sa monétarisation. C’est un malentendu total et, selon moi, les architectes et curateurs qui veulent suivre cette piste se fourvoient totalement. Et cela dans une période où le rôle politique de l’art de bâtir, de concevoir, de construire, n’a jamais été aussi important et décisif. Le développement durable, par exemple, est un domaine clé à qui malheureusement on n’offre que des réponses technocratiques et commerciales au lieu d’en faire un vrai débat politique.

Ces lieux doivent donc, pour vous,  jouer un rôle politique essentiel. Peuvent-ils être un outil de planification urbaine et territoriale?
Si on en fait des places publiques sur lesquelles on échange, on raconte des histoires et surtout on écoute les usagers quotidiens du territoire, alors oui, ils peuvent être considérés comme l’un des outils de planification urbaine.

La CUB à Lausanne, la MA à Genève: n’y a-t-il pas un risque de concurrence, notamment sur la recherche de financement?
Je pense que toutes les énergies et les initiatives sont bonnes à prendre et qu’il faut travailler sur les collaborations possibles. De plus, on sait que les Vaudois ne se rendent pas à Genève et inversement. La réalité de cet espace métropolitain lémanique est que le sentiment d’appartenance de ses habitants est fragmenté : on est lausannois, genevois, etc. C’est ainsi et ce n’est pas près de changer. Il faut donc trouver des collaborations basées sur les spécificités de chacun. La MA a déjà dix ans, elle a construit son réseau et ses partenariats pour les subventions. Le Pavillon Sicli s’est inventé un modèle inédit, qui lui permet de ne pas dépendre des subventions, en générant ses propres recettes. C’est un point crucial qui, pourquoi pas, pourrait éventuellement inspirer la CUB.

Propos recueillis par Cedric van der Poel


Note

1. Avec les hautes écoles HEPIA et HEAD, les associations professionnelles FAIFAS, et SIA, ainsi que la Fédération des Métiers du Bâtiment (FMB) 

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