Une in­gé­nie­rie in­no­vante pour la Tour Eif­fel

Pour la troisième fois depuis sa construction en 1889, la tour Eiffel a rénové son premier étage. L’ingénierie du verre y joue un rôle central

Date de publication
31-03-2015
Revision
25-10-2015

En 2010, la Société d’exploitation de la tour Eiffel a lancé, pour le compte de la Ville de Paris, un concours pour le réaménagement du premier étage de la tour Eiffel (lire encadré «Rendre le vide praticable»). La réponse de l’agence Moatti-Rivière, lauréate du concours, donne une nouvelle vitalité à la terrasse en lui offrant des fonctions inédites et une nouvelle manière d’expérimenter le vide vertigineux au centre du monument. Dès la phase du concours, le bureau d’ingénieurs RFR a accompagné l’équipe de l’atelier Moatti-Rivière pour la conception technique des nombreux ouvrages verriers du projet: les façades inclinées des pavillons Eiffel, Ferrié et du restaurant 58, les nouveaux abris des ascenseurs au cœur des piles, ainsi que le garde-corps vitré en dévers qui se déploie le long de la bande de plancher de verre qui entoure maintenant le vide central (image).
Selon Alain Moatti, les nouvelles constructions sont «sous influence» de la tour Eiffel qui semble déformer les volumes pour leur imposer la géométrie inclinée de ses piliers qui convergent vers le ciel. Cette sensation est exacerbée par les formes à double courbure et le calepinage des façades orientées vers le centre de la tour (image).

Approche géométrique et constructive


La solution constructive d’une surface à double courbure est essentielle pour assurer la cohérence de la conception architecturale, la faisabilité technique et la viabilité financière du projet. Dans le présent cas, la possibilité d’utiliser des panneaux à double courbure a été rapidement écartée pour des raisons économiques. L’usage de panneaux plans triangulaires ou quadrangulaires semblait, quant à lui, faire référence à un paradigme formel désuet et être en contradiction plastique dans un ouvrage où la perception de la courbure était une priorité architecturale.
L’utilisation de panneaux en verre trempé cylindriques (image), fabriqués de façon industrielle, permet de conserver l’aspect courbe de la façade tout en garantissant une faisabilité économique. La relative précision de mise en forme ainsi obtenue permet leur assemblage en panneaux isolants garantissant les performances thermiques des espaces de commerce, d’exposition et de restauration abrités par les trois pavillons.
En théorie, cette solution d’approximation d’une surface à double courbure par des panneaux cylindriques implique des discontinuités de position (d) et de tangence () entre deux panneaux consécutifs (image) qui peuvent avoir des implications architecturales (désaffleurs, reflets) et techniques (vrillage du verre, étanchéité de la façade). Cependant, une étude poussée d’optimisation géométrique, basée sur le développement ad hoc d’algorithmes numériques, a permis de minimiser la valeur de ces écarts pour les rendre sans impact technique ou visuel.
Le point de départ de cette optimisation est le choix d’un réseau de courbes a priori propice à de faibles ­divergences. C’est le cas du double réseau de lignes de courbure principales qui présente également l’avantage de générer des panneaux proches du rectangle. Ces lignes principales constituent aussi des directions simplificatrices pour la fabrication des montants courbes qui servent de supports aux vitrages : les surfaces tangentes et orthogonales à la surface de référence le long des lignes de courbure principales sont développables1. La géométrie des semelles (surfaces tangentes) et des âmes (surfaces orthogonales) du Profilé Reconstitué Soudé (PRS) de section rectangulaire est donc à simple courbure, ce qui permet une découpe à plat des tôles, suivi de leur mise en forme et assemblage par pur cintrage (image). Pour l’étanchéité, un dispositif standard a pu être utilisé, car ces lignes présentent l’avantage de disposer le montant à la bissectrice de deux ­panneaux consécutifs.

Processus de projet


Les premières intentions de projet (image) montrent une surface à double courbure et une structure porteuse générée par des plans verticaux parallèles, lien de filiation indéniable avec la Cité internationale de la dentelle et de la mode de Calais (image), conçue par la même équipe. Cette apparente simplicité géométrique implique cependant plusieurs difficultés technologiques. D’une part au niveau des panneaux de vitrage, dont la fabrication artisanale relativement onéreuse rendait difficile l’assemblage en panneaux isolants. D’autre part, l’orientation constante de la structure de support et la variabilité de la surface engendrent une interface toujours différente qui a nécessité la mise au point d’un détail de connexion spécifique reprenant un angle différent à chaque point de maintien.
La phase finale du concours (image) a été alimentée par les recherches menées en parallèle par RFR en collaboration avec l’université de technique de Vienne (TU Wien) et la société Evolute2. A ce stade du projet, la recherche, essentiellement focalisée sur l’optimisation des surfaces de peau, a permis d’étendre le principe de discrétisation de la peau par des panneaux plans à des portions de cylindres et de l’appliquer à des surfaces à double courbure. La structure reste générée par un ensemble de plans verticaux. 
Une fois le concours remporté, de nouvelles avancées dans la recherche ont permis la radicalisation du parti architectural et technique en remplaçant la structure porteuse verticale par une structure courbe suivant les rives du vitrage (image et image). Ce principe unificateur des lignes de courbure principales permet l’optimisation de la peau, tout en simplifiant la structure porteuse et le système d’étanchéité.
Cette description des évolutions du calepinage des façades montre l’étroite imbrication entre aspect architectural, principes géométriques et performance technique. Pour mener à bien le projet, ces trois problématiques ont dû être menées de front dans un processus à la fois rigoureux et flexible. Contrairement à un projet classique où la forme du bâtiment et le calepinage des panneaux sont deux données relativement autonomes, les lignes de courbure principales sont la conséquence directe de la géométrie de la surface. De la même façon que le tracé des cours d’eau dépend du relief (et donc des lignes de plus grande pente), les lignes de courbure principales dépendent de la distribution des courbures sur la surface. Il n’est donc pas possible de modifier le calepinage indépendamment de la forme de la surface (et inversement) sans perdre les propriétés géométriques et techniques énoncées plus haut.
Le processus de conception des façades vitrées des pavillons s’appuie sur l’étude paramétrique de leur forme, en créant une synergie entre les contraintes architecturales, géométriques et techniques.
La création d’une surface de référence dont on fait varier les paramètres dimensionnels (tels que la flèche maximale ou l’angle de tangence de la rive supérieure) permet des modifications rapides de surface et génère un grand nombre de familles de solutions (image). Pour chaque combinaison de paramètres (famille de solution), les lignes de courbure principales ont été générées afin de visualiser l’allure générale du futur calepinage. Le choix à l’intérieur de cette matrice de solutions a été fait selon des critères architecturaux et techniques (pré-évaluation des divergences, taille des panneaux, etc.). L'extrait de la matrice montre trois solutions selon la variation de la tangente de la rive supérieure. Par exemple, l’option présentant un point singulier en partie centrale (images à gauche et au centre) a été écartée au profit d’un calepinage faisant écho aux lignes de forces de la tour Eiffel. Cette solution simplifie également le schéma structurel (continuité des éléments structurels, cheminement des efforts) et la constructibilité des éléments (régularité des panneaux de verre, moindre courbure des éléments structurels).
La phase précédente, dont le but était de sélectionner une famille de calepinage, a ensuite été complétée par le réglage fin des dimensions des panneaux. C’est l’étape au cours de laquelle l’intégration de contraintes et de choix architecturaux a été faite : porte centrale, disposition du calepinage par rapport aux rives. Pour ce faire, les lignes de courbure principales ont été densifiées à la manière d’un papier millimétré déformé. Le calepinage a alors été esquissé par l’architecte sur la base de cette grille, lui procurant dans le dessin de la façade une certaine flexibilité sans compromettre la rigueur géométrique mise en place. (image et image.
Enfin, grâce à des algorithmes d’optimisation globale, le rayon et la position des panneaux cylindriques ont été calculés afin de minimiser les divergences entre panneaux adjacents. Cette optimisation, menée en collaboration avec l’équipe de mathématiciens d’Evolute, a produit des résultats très satisfaisants d’un point de vue technique, puisque les divergences en position étaient toutes inférieures à 2 mm (image). Une seconde phase d’optimisation a permis de souligner le caractère ascensionnel de la tour Eiffel tout en restant dans un domaine de divergences acceptable (env. 3.5 mm). Pour cela, les cylindres ont été réorientés de façon à concentrer les discontinuités de tangence le long des lignes verticales (image) et les fixations ponctuelles des vitrages ont été remplacées par des serreurs filants le long des montants.
Cette réponse plastique, géométrique et technique illustre la fertilisation croisée de plusieurs disciplines, rendue possible par un travail de conception mené conjointement avec le cabinet Moatti-Rivière depuis les phases préliminaires du projet. Au-delà de la résolution technique, la contribution de l’ingénierie permet un véritable apport architectural en révélant, ici par les lignes de courbure de la surface, l’essence de la géométrie de la forme.

Jacques Raynaud est architecte et ingénieur, membre de RFR depuis plus de vingt ans et spécialisé en géométrie constructive. Il enseigne aux écoles d’architecture de Paris La Villette et Marne-la-Vallée.
Nicolas Leduc est ingénieur et architecte. Il est membre de RFR depuis plus de dix ans, spécialisé en analyse et optimisation de structures et de peau à géométrie complexe. Il enseigne ou a enseigné dans les écoles d’architecture de Paris-Malaquais, Paris La Villette et Marne-la-Vallée.
Niccolo Baldassini est architecte et ingénieur aérospatial. Il est un directeur de RFR depuis plus de dix ans et spécialisé en structures légères et structures en verre. Il a enseigné à l’école d’architecture de Paris-Val de Seine et à l’Ecole spéciale d’architecture.

 

 

Notes

1. Une surface développable peut être « déroulée » dans un plan.
2. La recherche a été soutenue par le 7e programme-cadre de recherche et de développement économique de l’Union européenne [FP7/2007-2013]. Convention de subvention n° 230520 (ARC «Architectural Freeform Structures from Single Curved Panels»).

 

Rendre le vide praticable

Le réaménagement du premier étage de la tour Eiffel a été confié en 2010 à l’agence Moatti-Rivière et inauguré en octobre dernier. Il s’est principalement concentré sur trois axes : la reconstruction des pavillons Gustave-Eiffel et Ferrié, la réhabilitation de l’enveloppe du restaurant 58 tour Eiffel et le réaménagement des espaces publics extérieurs. 
Les deux pavillons susmentionnés, qui occupent une surface totale de 800 m2, ont été démolis, puis reconstruits. Pour le premier, qui abrite une salle de conférence et de cocktail en location, Moatti-Rivière a créé un salon de réception et des locaux techniques. Pour le second, l’agence a construit un espace d’animation, de détente, de petite restauration, des locaux techniques, des sanitaires et une boutique.
Concernant les espaces publics extérieurs de 2740 m2, les surfaces opaques qui cernaient la trémie centrale ont été remplacées par un plancher de verre de 128 m2, qui offre une vue à 57 m sur le parvis. Le premier étage, contrairement aux deux étages supérieurs, offre ainsi une vue sur l’intérieur de la tour. Des garde-corps vitrés ont aussi été installés sur l’ensemble du pourtour intérieur de l’étage. Les trois structures abritant les visiteurs en attente des ascenseurs ont également été rénovées. 
D’un point de vue technique, le chantier a été soumis à des contraintes inhabituelles. Compte tenu de la place de la tour Eiffel dans l’histoire de la construction, il était rigoureusement interdit de toucher à la structure existante, notamment d’y effectuer le moindre percement. Pour y parvenir, chaque nouvel élément a donc été « pincé » sur la structure existante grâce à un système de « crapautage ». De plus, le poids total de l’édifice ne devait jamais être accru, ce qui a eu pour conséquence que tous les objets quittant ou arrivant sur la chantier ont été pesés. Ensuite, la visite en toute sécurité des touristes a dû être maintenue durant toute la durée des travaux, avec pour double conséquence que le chantier était accessible par le biais d’une gigantesque plateforme située au cœur de l’édifice et que les livraisons devaient être effectuées en dehors des horaires d’ouverture au public.
C’est la troisième fois que le premier étage de la tour est rénové. L’architecte André Granet s’est chargé de la première réhabilitation en 1937, l’architecte François Dhôtel de la seconde au début des années 1980. Au final, 4582 m2 sur les 5420 que compte le premier étage du monument ont été réaménagés, de mai 2012 à août 2014. Le dernier chantier a donc été plus long que celui de la construction de la tour Eiffel elle-même, qui n’avait duré que deux ans. 
Pour ceux qui veulent en savoir plus, la revue ’A’A’ a publié un hors-série sur la transformation du premier étage de la tour Eiffel.

 

Réalisation

Contrairement à ce qui se passe généralement en France en matière de projet, la mission de l’équipe de maîtrise d’œuvre a été étendue jusqu’aux dessins d’exécution. RFR et Evolute ont ainsi travaillé en collaboration avec l’entreprise de construction afin de définir les principes permettant d’assurer les trois étapes clés de l’édification d’une façade à géométrie complexe: fabrication et nomenclature de chaque composant, assemblage et positionnement tridimensionnel sur site.
Chaque élément de la façade a été décrit par son patron de découpe développé en plan, ainsi que par une série d’instructions textuelles géométriques nécessaires à son façonnage. Par exemple, pour chaque panneau, le plan de découpe, l’orientation de la génératrice du cylindre, la face de convexité, le rayon de courbure et la nomenclature des trois feuilles de verre ont été fournis à l’entreprise (image). De façon similaire, les patrons de découpe des quatre faces de chaque montant ont directement été utilisés pour la découpe numérique laser.
Les contraintes de site et de délai ont impliqué une préfabrication complète, suivie d’un montage à blanc en atelier de la charpente des façades afin de valider la méthode de montage et d’éviter toute surprise sur site (image) : pour garantir un bon contrôle des interfaces avec le reste du bâtiment, chaque façade a été assemblée dans un cadre identique à celui du site. Une fois le pré-assemblage des composants réalisé, la structure a été intégralement numérisée grâce à un scanner 3D, afin de s’assurer de sa correspondance avec le modèle théorique dans les tolérances requises. Cette vérification permet de garantir la compatibilité avec les panneaux de vitrage qui ne sont arrivés que tardivement sur le chantier.  

 

Intervenants

Maître d’ouvrage: SETE
Architecte: agence Moatti-Rivière
Ingénieur façade: RFR
Géométrie de conception: RFR
Géométrie computationnelle: Evolute
Entreprise générale: Bateg
Entreprise façade: Hefi
Fournisseur du verre cintré: Sunglass  

 

 

 
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