Trois li­ma­çons et un chou pommé

L’exposition Le Nôtre à Versailles

Date de publication
11-12-2013
Revision
17-11-2015

Les commémorations en disent souvent plus sur la société célébrante que sur les individus ou les évènements célébrés: de te fabula narratur. «L’année Le Nôtre», qui marque le 400e anniversaire de la naissance du jardinier et culmine avec une exposition au château de Versailles1, ne fait pas exception à la règle. Malgré (ou à cause  ) des siècles de vulgarisation par l’appareil scolaire, et plus récemment de quelques décennies de recherche savante, la personnalité de Le Nôtre reste suffisamment floue, et son travail suffisamment mystérieux pour se prêter aux interprétations les plus contradictoires. On le sait riche et courtisan (il fait don à Louis XIV de sa collection de médailles et de tableaux, dont cinq Poussin), mais en même temps capable d’humour décapant: lorsque le monarque veut l’anoblir, il prend pour blason un chou pommé et trois limaçons. Satire sociale déguisée ou feinte modestie de quelqu’un qui «connaissait sa place», certes, mais aussi son génie?
De son vivant même (il est mort octogénaire après plus de 60 ans de carrière), Le Nôtre était devenu une marque que s’arrachaient les grands et les têtes couronnées. Son intervention plus ou moins avérée (une simple lettre, un croquis hâtif, une rumeur familiale) suffisait à ajouter une couche de distinction culturelle à la distinction nobiliaire du commanditaire. Il participait de la consommation ostentatoire de la société de cour, au même titre que les star-architectes d’aujourd’hui auprès des milliardaires de la mondialisation. Son étoile a pâli avec la vogue du jardin anglo-chinois, puis le démembrement de certains domaines par la Révolution française: on disait alors que l’allée la plus intéressante d’un jardin de Le Nôtre «était celle qui conduisait à la sortie».
Mais le bonhomme a rebondi avec l’arrivée des nouveaux riches sur le marché du château-jardin-parc à la fin du 19e siècle. De « vrais » jardins de Le Nôtre plus ou moins relookés ou des pastiches de Le Nôtre plus ou moins simplifiés servent alors de cadre aux réceptions de la classe de loisir. Le jardinier fait même de la politique à son insu, lorsque l’ultranationaliste Maurice Barrès l’enrôle, au nom de «la mesure française» opposée à «l’enflure boche», dans la campagne revanchiste qui préparait août 1914.
Cette proximité supposée avec les valeurs de droite a valu à Le Nôtre une réputation passéiste et réactionnaire auprès des paysagistes « sociaux » de l’état-providence. Ces derniers brocardaient alors l’asservissement de la nature, les perspectives immenses et les arbres taillés, la prise de possession du paysage par l’élimination des paysans. Ils en sont vite revenus, sensibilité écologiste oblige, et les spécialistes n’hésitent plus aujourd’hui à faire de Le Nôtre le premier paysagiste moderne: un jardinier qui ne force pas le végétal mais compose avec lui, qui ne clôt pas le parc mais rétablit des continuités, qui ne célèbre pas le pouvoir absolu mais peut être mis au service du plus grand nombre, qui n’est pas étroitement classique-à-la-française mais baroque, ou les deux à la fois…
A grand renfort de dessins autographes, gravures et tableaux magnifiques, l’exposition de Versailles donne à voir les zigzags de la fortune critique de Le Nôtre, en attendant la prochaine embardée. Mais elle relève davantage du tourisme et de la culture picturale que de la technologie.
Intarissable sur les broderies et topiaires, elle est moins précise sur les outils de conception (le niveau, la chaîne et le piquet) et sur les moyens techniques (les dizaines de milliers de terrassiers armés de pelles et de hottes, les interminables convois de charrettes chargées d’arbres, les lieues de canalisation en terre cuite ou en plomb, les châteaux d’eau «brune» ou «blanche»). On remarque d’autant mieux l’intervention de Georges Fahrat, spécialiste de l’anamorphose et responsable de la maquette en lames de verre de la grande perspective de Versailles. Il est vrai qu’il en a toisé lui-même les moindres détails.

 

Notes

1  «André Le Nôtre en perspectives, 1613-2013», au château de Versailles du 22 octobre 2013 au 23 février 2014. L’énorme catalogue du même titre a été publié sous la direction de la romancière P. Bouchenot-Déchin et de l’architectehistorien Georges Fahrat ; Hazan-Château de Versailles-Yale UP, 2013, 49 euros.  

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