Sus­pen­sion des pro­jets im­mo­bi­liers des CFF: re­tour sur un bras de fer po­li­tique

L’annonce des CFF de suspendre une trentaine de projets immobiliers a surpris l’ensemble du milieu de la construction fin janvier. espazium.ch et TRACÉS sont allés immédiatement à la rencontre des différentes parties prenantes afin de cerner les conséquences humaines, urbanistiques, et même territoriales de cette situation.

Date de publication
31-03-2021

Le 26 janvier dernier, les CFF annonçaient, via un communiqué de presse, la suspension immédiate de sept projets immobiliers majeurs (voir encadré ci-dessous), représentant un investissement global de 570 millions de francs. L’Ouest lausannois était particulièrement impacté par cette mesure, qui privait les communes de Renens et de Prilly de projets chiffrés à 315 millions de francs. Les CFF annonçaient également la suspension d’une trentaine d’autres projets dans les semaines à venir.

Cette décision était justifiée par les mauvais résultats 2020 de l’entreprise, plombée comme beaucoup d’autres par la crise sanitaire. Alors que la Confédération exige que le taux de couverture de la dette des CFF ne dépasse pas 6,5 fois l’EBITDA1, il s’élevait déjà à 13,4 à la fin du premier semestre 2020, avant d’atteindre 21,6 en fin d’année. En comparaison, il était à 6,3 un an plus tôt. Par conséquent, les CFF annonçaient n’avoir pas d’autre choix que de réduire leurs investissements dans l’immobilier, un secteur dans lequel ils sont tenus de couvrir eux-mêmes le manque à gagner.

D’après le site internet de l’ex-régie, celle-ci a actuellement 48 projets immobiliers en cours, dont 14 en phase de construction. L’annonce du 26 janvier ressemblait donc un gel total du développement de CFF Immobilier. Elle a évidemment suscité de nombreuses interrogations au sein de la rédaction, qui suit les projets de l’Ouest lausannois (TRACÉS 13-14-15/2017) et a consacré récemment un dossier à la division Immobilier des CFF (TRACÉS 23-24/2019). Quelle marge de négociation les CFF possèdent-ils vis-à-vis de ce taux de couverture face à leur propriétaire, la Confédération? Qu’est-ce qui a provoqué cet arrêt d’urgence, dont la forme laconique et non concertée (un communiqué de presse) a été très mal vécue par les bureaux impactés et les élus? Avec les terrains stratégiques qu’elle possède au cœur des villes, l’ancienne régie est en effet l’un des acteurs clés de l’immobilier et du développement urbain en Suisse. Ses revenus permettent à CFF Immobilier de verser une indemnité compensatoire à la division Infrastructure (150 millions par an) et de rembourser les prêts liés au plan d’assainissement et de stabilisation à la caisse de pensions (178 millions de francs en 2019). Si CFF Immobilier est une importante source de revenus pour la maison mère, que fallait-il voir derrière cette annonce? Une crise du modèle économique de l’entreprise? La crainte d’une diminution du rendement du parc immobilier dans le contexte de l’actuelle crise sanitaire? Une exigence purement comptable de la Confédération – sans considération quant à son impact sur les régions et les entreprises concernées ? Ou seulement un moyen de faire pression sur la Confédération en vue d’obtenir davantage de liberté en relevant le plafond d’endettement?

espazium.ch et TRACÉS ont donc mené l’enquête: d’abord auprès des architectes et ingénieurs travaillant sur ces projet ; puis des associations professionnelles, des communes et des structures administratives qui les chapeautent (SDOL, La Fabrique) et, enfin, auprès des politiciens vaudois actifs à l’échelle communale, cantonale et à l’Assemblée fédérale.

Des bureaux sous le choc

Ce qui frappe dans les témoignages, c’est la surprise que cette annonce a suscitée auprès de tous les acteurs : « On a appris la nouvelle en même temps que tout le monde, par un coup de téléphone, une heure avant l’annonce officielle dans les médias », témoigne Jan Perneger (Aeby Perneger). «Cela a vraiment été une douche froide, rien ne laissait présager cette suspension», renchérit Guy Nicollier (Pont12). Pour les architectes et ingénieurs déjà confrontés à la crise sanitaire, la perspective d’un gel prolongé de projets d’envergure, dans lesquels ils étaient impliqués depuis plusieurs années était évidemment une catastrophe qui aurait dû contraindre certains d’entre eux à restructurer leurs équipes. Une situation qui n’était pas cantonnée à la Suisse romande, puisque l’arrêt du projet de Winterthour aurait mené le bureau Esch Sintzel à une situation similaire. En fin de compte, c’est surtout un désagréable sentiment d’impuissance qui s’est abattu sur les bureaux romands et alémaniques. Une impuissance principalement juridique, puisque les contrats passés avec les CFF autorisent ces ruptures, sans protection pour les architectes. «Dans de telles conditions, les mandataires sont mis au pied du mur», explique Jan Perneger. Il est d’ailleurs à noter que la majorité des projets suspendus se trouvait au même stade, à savoir à la fin de la phase de soumissions. Une période d’attente dans le processus de projet, qui pourrait justifier le choix des CFF de les interrompre précisément à ce moment-là, en espérant pouvoir les reprendre rapidement, suivant la décision de la Confédération.

Un choix cependant très risqué, puisque, comme le souligne Philip Esch (Esch Sintzel), « ces chantiers sont fréquemment situés sur des parcelles en bordure de rails. Ils exigent donc en amont une phase très importante de coordination et de planification.» Lors de notre entretien, l’architecte nous a donné l’exemple d’une demande de fermeture des voies que le bureau doit déposer, dans le cadre du projet à Winterthour, 30 mois en avance, pour pouvoir intervenir dans le périmètre de la gare. «Ces projets sont comme des paquebots lancés en pleine mer et dotés d’une très forte inertie. On ne peut pas les arrêter comme ça et les reprendre du jour au lendemain.»

Incompréhension des communes

Du côté des communes ou des représentants de leurs intérêts, l’incompréhension et la colère régnaient également, surtout du côté de la gare de Renens, où le projet gelé constituait la dernière pièce du puzzle de la rénovation de la gare, en comprenant notamment, comme le rappelait Pascal Grütter, chef de travaux, la rampe voyageurs définitive, un parking P+R de 50 places et une vélostation: «Repousser ce projet nous aurait contraint d’imposer aux usagers des infrastructures provisoires durant une période indéterminée.»

À Malley, où le chantier n’a pas encore commencé, l’annonce des CFF a surtout été perçue comme un grain de sable dans les rouages, un retard gênant, mais pas forcément dommageable sur le long terme. Un problème politique que, passée la première surprise, la commune de Renens avait bon espoir de voir se régler grâce au travail des élus vaudois. L’Union des communes vaudoises (UCV) est également montée au créneau. « L’incertitude générée par ce type d’annonces, déclarait Robin Hottelier, conseiller en aménagement, est aussi bien d’ordre économique que territorial. Lorsqu’un ensemble de projets est lié à un investisseur de premier plan dans l’aménagement, comme c’est le cas dans le secteur de la gare de Prilly-Malley, c’est toute une série de procédures et un potentiel de croissance qui sont en jeu. En effet, les plans d’affectation communaux (PACom), comprenant des plans partiels d’affectation, voire même certains plans de quartiers (PQ) antérieurs initialement entrés en force, sont remis en question, certains provisoirement, d’autres à plus long terme. »

Côté politique, les autorités cantonales ont souligné la difficulté à porter ce type de projets d’envergure auprès de la population. Pour Christelle Luisier, conseillère d’État en charge du Département des institutions et du territoire (DIT), «les questions de densification versus qualité de vie cristallisent des champs de tension énormes. Lorsqu’on arrive à concilier les choses, que la planification a été acceptée, qu’il y a eu des votes populaires en faveur de ces projets, c’est une chance que l’on ne peut pas se permettre de laisser passer.»

Le politique réplique

La réaction et la mobilisation des gens du terrain ont mis en marche une action politique, tout d’abord au Parlement vaudois sous l’impulsion du député Marc-Olivier Buffat (PLR) et de la Fédération vaudoise des entrepreneurs (FVE), puis du Conseil d’État et enfin du conseiller aux États Olivier Français (PLR/VD), appuyé par constructionsuisse et la SIA. Olivier Français s’est rapidement affirmé comme figure de proue du dénouement de cette affaire, soulignant les conséquences désastreuses de ce holà pour les CFF et l’économie dans son ensemble.

Un marathon en relais couronné de succès, puisque les CFF ont annoncé faire marche arrière à peine un mois plus tard, un arrangement avec la Confédération concernant ce taux d’endettement ayant permis de mettre fin à la suspension annoncée des projets.

Ces projets désormais remis sur les rails, on ne peut que regretter que la problématique du taux de couverture de la dette des CFF n’ait pu se résoudre sans placer les acteurs de la construction entre le marteau et l’enclume, en négligeant totalement les conséquences sur le terrain d’une froide décision comptable, dans ce qui ressemble fort à un bras de fer entre les CFF et la Confédération. On peut par contre se réjouir que le monde professionnel et politique romand ait réussi à unir ses forces pour faire entendre sa voix avec succès. Espérons maintenant que, suite à cet arrêt d’urgence, ces projets «paquebots» ne prennent pas trop de temps avant de retrouver leur rythme de croisière.

 

Note

 

1. EBITDA: bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissements (à l’exception des amortissements du secteur Réseau de l’infrastructure réseau).

Panorama des projets suspendus

 

Renens-Prilly: Central Malley/aires A+B (Pont12 et Aeby Perneger), 250 mio CHF

 

Berne: Bollwerk 2-8 (Itten+Brechbühl), 118 mio CHF

 

Renens: Quai Ouest/bâtiment Est (FRES), 65 mio CHF

 

Zurich: Am Bahnhof/Wollishofen, 50 mio CHF

 

Horgen: Bahnhof/Oberdorf (Galli Rudolf), 38 mio CHF

 

Winterthour: Stellwerk 2 (Esch Sintzel), 35 mio CHF

 

Zurich: Elvetino/Limmatstrasse (BGP), 17 mio CHF