Spé­cu­la­tion et in­ves­tis­se­ment im­mo­bi­lier

Le numéro 4/2016 de TRACÉS abordait les excès constatés lors de la dernière bulle immobilière dans différents contextes au niveau mondial : l’inadéquation des projets face à la demande, une suroffre sur le marché immobilier et foncier, un grand nombre de bâtiments inoccupés et inachevés, et l’instrumentalisation du logement comme valeur spéculative. Philippe Thalmann, directeur du Laboratoire d’économie urbaine et de l’environnement (LEURE) à l’EPFL revient sur la particularité du cas helvétique.

Date de publication
01-12-2016
Revision
02-12-2016

Isabel Concheiro: La Suisse semble avoir échappé aux excès de la spéculation immoblière. Différents facteurs y concourent, en particulier la non libéralisation du sol, un marché protégé ou encore la capacité limitée d’endettement des ménages. Cependant, le pays est confronté à une inadéquation inversée entre l’offre et la demande, c’est-à-dire une situation de pénurie de logements, avec un taux des logements vacants extrêmement bas et une construction de nouveaux logements qui n’est guère en phase avec l’augmentation de la population. Peut-on cependant parler de spéculation immobilière et foncière en Suisse? Quelles en sont les formes principales et les conséquences sur le marché du logement?
Philippe Thalmann: Il convient d’abord de distinguer les différentes formes de spéculation, dont quatre principales. 
La première porte sur les terrains: un promoteur achète un terrain sans en avoir immédiatement besoin, simplement parce qu’il anticipe qu’il pourra le revendre avec un bénéfice. Un cas classique est l’achat d’un terrain agricole dans l’espoir qu’il devienne constructible. Cette forme de spéculation, peu répandue en Suisse par manque de réserves, peut avoir pour effet de retirer des terrains du marché si elle s’accompagne d’une thésaurisation, lorsque le spéculateur achète le terrain et le garde en attendant qu’il prenne de la valeur. Cette forme de spéculation peut avoir un effet pervers sur la disponibilité effective de terrains sur le marché, donc de logements, et peut contribuer à accentuer la pénurie.
La deuxième forme de spéculation est celle où un promoteur construit sans être assuré d’avoir des utilisateurs, ce que j’appellerais la construction spéculative. C’est le type de spéculation qu’on a vu par exemple en Espagne lors de la bulle immobilière des années 2000. On se retrouve alors avec des immeubles vides puisqu’il n’y a pas de demande. Cette forme de spéculation est très préoccupante dans son principe même, parce qu’elle est liée à d’énormes gaspillages. A l’inverse de la spéculation sur les terrains, elle tend à pourrir le marché, l’excès de construction générant de nombreuses surfaces vacantes.
Au début des années 1990, on a vécu ce phénomène en Suisse: des bâtiments administratifs sont restés vides et des chantiers se sont arrêtés, mais pas de façon comparable à ce qu’on a vu dans d’autres contextes lors de la dernière bulle immobilière. Actuellement, je dirais que dans la plupart des endroits, il y a au contraire encore un retard d’approvisionnement de logements, avec des taux de vacance très bas. Le risque est donc faible. On peut néanmoins parler en ce moment de construction spéculative dans le commercial, par exemple à Genève ou sur l’arc lémanique. Sans se situer au niveau de ce qu’on a connu dans les années 1980, le phénomène commence à être préoccupant. Lorsque de nombreux bureaux sont construits en périphérie, cette nouvelle offre libère des surfaces commerciales en ville qui sont parfois difficilement relouées. Ce phénomène propage la vacance. 
Un troisième type de spéculation qui était fréquent dans les années 1980 impacte le marché du logement: la spéculation à la découpe. C’est le fait d’acheter un immeuble locatif, de le constituer en propriété par étages et de vendre les appartements au détail. La transformation s’accompagne alors de conversion du locatif en appartements en propriété, ce qui a pour effet de retirer des appartements du marché locatif, en forçant les locataires à acheter s’ils veulent rester dans l’immeuble. Cette spéculation peut être très rentable quand il y a pénurie, car on peut obtenir des prix plus élevés en vendant des appartements plutôt que l’immeuble entier, et elle a un impact fort sur le marché, en tout cas pour les personnes concernées. C’est pour empêcher ce type de spéculation que, dans un certain nombre de cantons où elle était pratiquée, comme Genève, Vaud et Neuchâtel, une législation particulière, la LDTR1, a été adoptée. 
La quatrième forme de spéculation est celle qui préoccupe probablement le plus les autorités et les institutions en Suisse, notamment la Banque nationale. Elle consiste à acheter un bien immobilier existant dans le but non pas de l’occuper, mais de le revendre avec un bénéfice. Il faut faire attention au fait que deux marchés distincts existent en Suisse: le marché de logements en propriété et un marché d’immeubles locatifs. Donc, outre une spéculation sur les maisons individuelles et les appartements, rare car très risquée, il existe une spéculation sur les immeubles locatifs considérés comme un bien d’investissement, et non un bien de jouissance. Ce fut la principale forme de spéculation lors de la bulle de la fin des années 1980. 

La hausse actuelle des prix de l’immobilier en Suisse2 est-elle en partie liée à des phénomènes spéculatifs? 
L’augmentation des prix des appartements et maisons en propriété n’est pas considérée pour l’instant comme un phénomène spéculatif, mais plutôt comme la conséquence d’un accès trop facile au crédit, lié à la baisse des taux d’intérêt. Un immeuble ressemble beaucoup à une obligation, un bien d’investissement qui permet d’obtenir régulièrement des revenus. Si on observe alors que le prix des obligations a pratiquement doublé, sans qu’on ait parlé de spéculation, et que parallèlement on constate une augmentation de 60% du prix des immeubles, on peut en déduire que le facteur sous-jacent est le même, à savoir la baisse des taux d’intérêt. C’est essentiellement et simplement parce qu’on ne trouve pas d’investissements rentables, mais sans volonté spéculative, que l’on fait actuellement monter les prix.

Différentes initiatives contre la spéculation foncière visant à limiter la hausse des prix de l’immobilier jalonnent l’histoire récente de la Suisse: l’initiative populaire de 1943, celle de 1963 liée au rythme d’urbanisation soutenu des années 1950/60, puis celle de 19833. Ces initiatives répondaient-elles à de réels risques de spéculation? Est-ce qu’il existe actuellement un besoin d’établir des mesures pour lutter contre la spéculation? 
Ces mesures répondent à l’augmentation d’opérations immobilières injustifiées. Il ne faut pas oublier qu’à ce moment-là, sans les lois d’aménagement du territoire actuelles, on pouvait aisément acheter un terrain agricole et se débrouiller pour le construire. Les villes se sont étendues dans tous les sens. En 1989, suite au rejet une année plus tôt de l’initiative populaire déposée en 1983, des arrêtés fédéraux contre la spéculation sont entrés en vigueur. Ils répondaient à l’apparition d’opérations suspectes sur le marché immobilier suisse. Des spéculateurs achetaient des immeubles pour les revendre une semaine plus tard et parfois même le lendemain.
Il faut garder à l’esprit que pour qu’un contexte permette des échanges successifs propices à la spéculation, il faut pouvoir trouver sur le marché des financements accommodants. Donc, tant que les spéculateurs peuvent obtenir des crédits hypothécaires, ils peuvent continuer à spéculer. En Suisse, et contrairement à de nombreux pays, on applique les mêmes règles pour les deux types de crédit hypothécaire : ceux contractés par un particulier pour acheter sa maison ou son appartement et ceux contractés par un investisseur pour monter une opération. C’est face aux pertes conséquentes subies par les banques au début des années 1990 que ces règles ont été imposées par les banques elles-mêmes, mais aussi par la Association suisse des banquiers, l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA), la Banque nationale suisse et le Conseil fédéral. Tout le monde s’y est mis pour essayer d’obliger les banques à respecter des règles prudentielles (exiger une part suffisante de fonds propres, évaluer la valeur de gage à un autre prix que le prix payé, exiger la vente sur plan, jusqu’à 100% des appartements parfois). Elles constituent un frein suffisant à la spéculation et, dans ce sens, il n’y a pas besoin de nouvelles mesures.

Les booms de la construction sont des périodes de fort investissement qui contribuent à diffuser largement et rapidement un modèle foncier et une typologie de logement spécifiques, ainsi qu’à les standardiser en tant que produit d’investissement, modifiant très rapidement la physionomie des villes. Quelles ont été les principales périodes de booms de la construction en Suisse? Quelle a été leur influence sur le marché immobilier?
Sur le graphique «Logements construits dans les communes de plus de 2000 habitants depuis 1926» qui montre l’évolution de la construction et sa tendance on peut voir les principales périodes de booms dans le secteur du logement en Suisse depuis 1926. Le seul boom réellement important est celui qui s’étend de la fin de la Seconde Guerre mondiale au choc pétrolier de 1973. Le phénomène s’est auto-alimenté : on construisait beaucoup et, pour construire, on faisait venir des ouvriers de l’étranger qui avaient eux aussi besoin de logements. Le jour où ça s’est arrêté, ils ont dû repartir. Beaucoup d’entreprises de construction ont alors fait faillite. Le problème de ces phases de boom est lié à l’évolution des acteurs sur le marché. A côté des investisseurs, qui construisent pour rester propriétaires et mettre en location des appartements, des opérations sont menées par les entreprises de construction elles-mêmes. La phase la plus dangereuse survient lorsque les investisseurs qui connaissent le marché se retirent alors que les entreprises – qui ont engagé du personnel, lancé des chantiers et même parfois acheté des terrains – continuent à construire. On aboutit alors à une surconstruction. Cette crise a été vite corrigée.
Le boom suivant s’est produit dans les années 1980. Il n’apparaît pas sur le graphique, car les statistiques commerciales sont beaucoup plus mauvaises que celles liées au logement. 
Dans le courant des années 1980, il y a eu une forme d’enthousiasme pour la construction. Vers 1989, un resserrement brutal et important de la politique monétaire est survenu. Une crainte d’inflation a fait monter les taux d’intérêt, situés initialement à 4 ou 5%, jusqu’à 7%, voire 9%, sur les nouveaux crédits hypothécaires, tuant le marché. Les banques ont dû reprendre les opérations immobilières arrêtées, en essayant de les revaloriser, et ont créé des entités pour gérer ces immeubles en difficulté. Heureusement, cela n’a pas duré trop longtemps et, au début des années 2000, la plupart du stock avait disparu. La Confédération s’est aussi retrouvée dans cette situation parce qu’elle avait accordé des subventions remboursables qui permettaient d’abaisser les loyers dans un premier temps avant de les augmenter pour rembourser le crédit accordé. Quand le marché s’est arrêté, les propriétaires ne pouvaient plus augmenter les loyers et, de ce fait, se trouvaient en difficulté pour rembourser la Confédération. Plusieurs ont fait faillite, obligeant la Confédération à racheter ces immeubles. Une société, la Sapomp Wohnbau SA, a alors été créée par la Confédération qui a mis en place des mécanismes pour empêcher que ces immeubles ne restent abandonnés et se dégradent, pour les valoriser et les réintroduire à terme sur le marché. 
Dans les années 1990 et 2000, on a pris beaucoup de retard dans la construction de logements suite à cette mauvaise expérience. On assiste maintenant à un retour à la normale. Plutôt que de boom, il faut donc parler de rattrapage pour la période actuelle. Selon le graphique «Logements construits dans les communes de plus de 2000 habitants depuis 1926», on a finalement un volume de construction qui paraît assez régulier par rapport aux variations de la population. On y voit le grand retard accumulé depuis le moment où la population a augmenté beaucoup plus vite que le nombre de logements. Cependant, le risque de surconstruction existe toujours, notamment dans l’hypothèse d’un changement des conditions (diminution de la population ou augmentation des taux d’intérêt). Il concerne surtout certaines régions, comme la périphérie de l’arc lémanique. Malgré le grand volume de constructions, les prix n’y ont pas beaucoup augmenté. Cela tient au fait qu’il y a encore dans cette région une forte disponibilité de terrains par rapport à d’autres qui connaissent une forte demande et une hausse de prix importante.

Depuis les années 1990, l’évolution du secteur immobilier est liée à la globalisation des marchés de crédits et à l’évolution du capitalisme financier, basé sur l’accumulation de capital, de plus en plus investi dans l’immobilier4. Dans quelle mesure ces investisseurs internationaux sont-ils actifs en Suisse? Est-ce que les changements dans les circuits financiers globaux ont eu des conséquences sur le marché immobilier suisse? 
Il existe en Suisse un fort intérêt pour l’investissement des capitaux dans l’immobilier, que ce soit ceux des caisses de pension, des assurances-vie ou simplement des personnes. Cela a pour conséquence une hausse des prix. Pour l’instant, l’investissement des fonds internationaux porte sur le secteur commercial, principalement celui des grands immeubles de première qualité et situation. Un exemple serait l’achat par le Fonds souverain norvégien du siège du Crédit Suisse à Zurich, pour un milliard de francs.
La «Lex Koller»5, qui restreint l’achat des biens immobiliers par des personnes résidant à l’étranger, n’interdit plus l’achat de commercial. Les fonds étrangers ou les fonds suisses disposant de capitaux étrangers peuvent donc investir dans le commercial mais pas dans l’immobilier résidentiel. Il y a quelques années, le Parlement voulait aussi libéraliser l’achat d’habitations. Ce projet a été bloqué d’une courte majorité. Cela allait dans la logique globale de la libéralisation et de la non-discrimination envers l’Union européenne avec une réciprocité dans le droit d’acheter un immeuble. Cependant, l’exemple allemand a probablement stoppé cette volonté en Suisse. En effet, l’Allemagne dispose d’un marché du logement assez semblable au nôtre, avec un parc important de logements locatifs, c’est-à-dire de biens d’investissement dans l’habitation. Le marché ayant été libéralisé, n’importe quel fonds américain ou chinois peut y acheter un immeuble. Les conséquences sont dramatiques pour les habitants, leur protection reposant en partie sur le bon vouloir des propriétaires. Par exemple, beaucoup d’immeubles gérés dans l’intérêt des habitants par des coopératives ont été vendus à des fonds d’investissement. Ces derniers n’ont pas du tout administré ces immeubles de la même manière, cherchant au contraire à en extraire un maximum de revenus. Protection contre ces phénomènes, la « Lex Koller » nous a bien servi jusqu’à présent.

 


Notes

1. «Loi concernant la démolition, la transformation et la rénovation de maisons d’habitation, ainsi que l’utilisation de logements à d’autres fins que l’habitation, 4 mars 1985 ».

2. «Depuis l’an 2000, en Suisse, les prix des appartements ont augmenté de près de 60% et ceux des maisons individuelles de près de 40 % »
(M. Girardin, Bilan, 06.06.2013). 

3. Pour l’initiative populaire de 1943 «Protection du sol et du travail par des mesures contre la spéculation», rejetée en 1950, voir Frei, Karl, «Les mesures contre la spéculation immobilière urbaine », dans Habitation, Volume 22 (1950). Pour l’initiative populaire de 1963 «Contre la spéculation foncière», rejetée en 1967, voir Salomon, Joëlle, La ville, mal-aimée. Représentations anti-urbaines et aménagement du territoire en Suisse (Lausanne : PPUR, 2005). Pour l’initiative populaire de 1983 « Ville-campagne contre la spéculation foncière », rejetée en 1988, voir Stalder, Pierre-Gérard, «Législation : les arrêtés fédéraux urgents contre la spéculation foncière : une base pour une politique du logement ?» (1990), 

4. HARVEY, David, «The Neoliberal City: Investment, Development and Crisis», in Urban Asymmetries. Studies and Projects on Neoliberal Urbanization (Rotterdam : 010 Publishers, 2011).

5. Formellement : «Loi fédérale sur l’acquisition d’immeubles par des personnes à l’étranger».

 

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