Siza et Rossi, ren­contres vé­ni­tiennes

Le pavillon portugais propose une exposition monographique sur Alvaro Siza à travers le prisme de ses rencontres vénitiennes et plus spécifiquement avec Aldo Rossi.

Date de publication
14-07-2016
Revision
20-07-2016

Loin des Giardini, il faut prendre un vaporetto et accoster sur l’île de la Giudecca si l’on veut visiter le pavillon lusitanien, qui, pour cette édition, prend ses quartiers d’été dans le rez-de-chaussée d’un immeuble de logements conçu par Alvaro Siza en 1983 et toujours en chantier1. Neighbourhood, Where Alvaro meets Aldo, est le titre que choisissent les curateurs Nuno Grande et Roberto Cremascoli pour cette exposition double. Il y a d’abord la rencontre en 1976, déjà à Venise, entre deux protagonistes de la pensée architecturale européenne: Alvaro Siza, l’héritier légitime de la modernité architecturale, face à Aldo Rossi, figure de la Tendenza et – malgré lui – du postmodernisme européen. La première partie de l’exposition met à mal cette bipolarité: s’ils divergent sur l’interprétation formelle qu’ils en ont, les deux hommes s’accordent sur le fait que la «ville» est une source incontestable de la typologie architecturale. Sans transition, dans la seconde partie de l’exposition, une caméra reporter suit Siza à la redécouverte de quatre ensembles de logements sociaux qu’il a réalisés dans les années 1970 et 1980 à Porto, Berlin, La Haye et Venise (les vidéos sont disponibles ici). L’architecte promène son regard, relate des souvenirs, et, avec une immense modestie, écoute ceux qui vivent ses desseins d’il y a plus de 30 ans. Mais encore, il y constate les processus de ségrégations spatiales des métropoles européennes et leurs conséquences sur son projet toujours tenace pour une architecture à la fois socialement engagée et poétique. 

Collages «post» modernes

Lors la Biennale de 1976, entre les deux chocs pétroliers, les temps sont déjà aux bilans de crises économiques et sociales dans les pays occidentaux. En ce qui concerne l’urbain, le propos porté à bout de bras par le duo de curateurs Vittorio Gregotti et Peter Eisenman est alors celui de la critique du modernisme et, précisément, de son rapport à la ville historique. Lors de la conférence «Quale movimento moderno?», se côtoient des architectes aux trajectoires parfois antagonistes. L’icône postmoderne Hans Hollein partage la même table que ses alter ego américains Robert Venturi et Denise Scott Brown, lesquels se dressent en contestataires de l’héritage moderniste. Dans la même audience, Paul Chemetov et Jean Deroche de l’AUA croisent leurs aînés du Team 10, Aldo Van Eyck ou Giancarlo de Carlo. Ceux-là se posent en garants d’un projet moderne et progressiste inachevé. Plus en retrait, Lucien Kroll conteste les deux parties et promeut – avant les autres –  une architecture ordinaire, faite avec et par les habitants. C’est parmi cette génération d’architectes, qui a succédé aux pionniers modernes, qu’Alvaro Siza et Aldo Rossi se croisent pour la première fois. Dans deux salles contiguës des Magazzini del Sale à Zattere, les deux architectes exposent leurs travaux respectifs. Siza, encore peu connu en Europe, présente les croquis de ses premiers projets de logements sociaux réalisés au Portugal, juste après la fin de la dictature salazarienne. Rossi, déjà célèbre auteur de L’architecture de la ville publiée dix ans auparavant, expose pour la première fois le collage La Cité Analogue, réalisé avec ses confrères suisses Fabio Reinhart, Bruno Reichlin et Eraldo Consolascio2. Avec des graphismes très différents, les célèbres porte-drapeaux de l’école de Porto et de la Tendenza italienne soutiennent conjointement l’idée que la ville est une sédimentation continue et savante de modèles architecturaux imprégnés de la mémoire collective. Mais entre les deux architectes, ce n’est pas tant leur lecture de la ville historique qui diffère, mais, bien plus, la place qu’ils accordent au mouvement moderne au sein de l’historiographie architecturale. 

Dans le collage rossien, parmi la cinquantaine d’œuvres sélectionnées, seuls la Chapelle de Ronchamp de Le Corbusier et le Danteum de Giuseppe Terragni appartiennent au répertoire de l’architecture moderne. L’ensemble est largement dominé par un catalogue architectural constitué par les chefs-d’œuvre de Bramante, Palladio ou Borromini. Si le propos défendu par les auteurs de La Cité Analogue est celui de la continuité urbaine au regard de l’héritage de la Renaissance et du Baroque, leur projet est en nette rupture avec l’architecture moderne. Chez Siza, le référencement aux «objets trouvés» est moins idéologique et son architecture est délibérément éclectique. En 1973, il conçoit l’ensemble Bairro da Bouça comme une sorte de synthèse entre les Ilhas de Porto et les Siedlungen de Taut. Quelques années plus tard, il dessine à Berlin un immeuble de logement d’angle à Kreuzberg. L’expressivité de l’enveloppe et les ondulations du plan sont des références encore plus directes aux architectes expressionnistes allemands Hans Scharoun et surtout Erich Mendelsohn. Enfin, à Campo di Marte, il délaisse volontiers les monuments majeurs de l’architecture vénitienne pour s’intéresser à La Venezia Minore, l’étude urbaine publiée par Egle Renata Trincanato en 1948, qui consistait en un relevé méthodique et précis du tissu urbain et social de la ville. Siza s’en inspirera grandement pour dessiner son plan masse dans la continuité des traces parcellaires et viaires caractéristiques de l’île de la Giudecca.

Alors que chez Rossi, le collage est une technique graphique utilisée pour soutenir l’idée de continuité des (arché) types urbains, essentiellement dans leurs substances historiques, chez Siza, le collage revêt une signification bien plus personnelle que doctrinaire. Telles les hétéronymes littéraires de son compatriote Pessoa, il multiplie ses propres (hétéro) types architecturaux en les inscrivant dans plusieurs géographies et cultures. 

Il était une fois l’architecture dans le logement social

Le trait commun à tous ces architectes ayant contribué à la Biennale de 1976, est la contestation du fonctionnalisme du mouvement moderne, qu’ils soumettent à sa critique politique et sociale. Tandis que les architectes de l’AUA s’engagent à construire l’habitat «pour le plus grand nombre» dans les banlieues rouges parisiennes, Kroll, en Belgique, expérimente déjà depuis quelques années ses idées de vicinitude et des projets entièrement participatifs3. En Italie, de Carlo livre en 1975 la cité ouvrière Matteotti à Terni et démarrera quelques années plus tard les études pour le quartier populaire de Mazzorbo près de Venise. 

Dans la décennie suivante, en Europe, des maîtres d’ouvrage publics vont permettre à Siza de s’illustrer – lui aussi – dans l’architecture du logement social. A Porto, sous l’impulsion du Serviço de Apoio Ambulatório Local (SAAL), c’est directement avec les futurs résidents qu’il concevra les plans du nouveau quartier. A Berlin, pour le programme de reconstruction critique menée par l’Internationale Bauausstellung (IBA), il va construire un immeuble de logements pour les populations immigrées. A la Haye, c’est après avoir visité les logements de Bairro da Bouça que le député maire de la ville néerlandaise invite Siza à réaliser deux îlots de logements pour une population essentiellement ouvrière. L’architecte utilisera des maquettes à taille réelle pour montrer les espaces des logements aux futurs habitants. Enfin, à Venise, Siza remporte le concours lancé par l’Instituto autonomo per le case populare (IACP) pour la réalisation du quartier de Campo di Marte. Il invitera Raphael Moneo, Carlo Aymonino et Aldo Rossi à construire une partie des bâtiments selon son plan masse d’ensemble. Seuls les bâtiments des deux architectes italiens et une aile de celui de Siza seront réalisés.

L’architecte portugais, tout autant que ses collègues européens engagés dans l’habitat social, propose des typologies de logements et de bâtiments issues des tissus sociaux et urbains dans lesquels il intervient. C’est sans doute l’enseignement prioritaire qu’il tire de ses rencontres vénitiennes, notamment avec Rossi. Mais, contrairement à son collègue et à beaucoup d’autres, Siza ne s’en contentera pas. Il introduit une part «d’ironie» qui déplace à chaque fois la perception qu’on a de ses projets vers une signification moins prosaïque. A Porto, l’imposant mur en béton brut qui était censé protéger le quartier du bruit des voies ferrées n’avait plus de réelle fonction après que le train eut été transformé en métro. Et que dire de l’escalier isolé qui monte dans le vide et qui n’a pas d’autre vocation aujourd’hui que d’être un lieu de rassemblement pour de jeunes adolescents. A Berlin, l’amplification de la courbure à l’angle du bâtiment lui permet d’introduire une ouverture – a priori inutile – en forme de sourire. C’est à travers elle que le célèbre Bonjour Tristesse est tagué et symbolisera l’appropriation critique du bâtiment par ses habitants. Quant au poteau non porteur et suspendu au rez-de-chaussée, il n’a pas d’autre fonction que celle de marquer l’existence du restaurant turc que Siza a voulu incorporer au rez-de-chaussée de son bâtiment. A Venise, dans l’alignement austère des fenêtres toutes identiques, un seul balcon situé à l’angle du bâtiment se retourne de 45 degrés. Lorsque les habitants l’interrogent sur la raison, il arguera que c’est l’équilibre esthétique de la façade qui l’impose. 

Le mur aveugle, l’escalier qui ne mène nulle part, le trou dans la façade, le balcon désorienté ou le poteau qui ne porte pas, sont autant d’éléments architecturaux déshabillés de leurs usages premiers. Ils sont inutiles, mais, dans l’architecture de Siza, ils permettent d’introduire une poétique du plaisir architectural. Et dans le logement social, ce plaisir de la chose inutile est d’autant plus important que l’on oublie parfois qu’il s’agit aussi d’un programme d’architecture.


Notes

1. Le projet fait suite à une consultation publique lancée en 1983/1985 pour la restructuration du quartier de Campo di Marte. Siza ressort vainqueur du concours présidé par Bernard Huet et invite d’autres architectes à construire des bâtiments suivant son plan d’ensemble. Le projet de Raphael Moneo ne sera pas réalisé. Les bâtiments de Carlo Aymonino et Aldo Rossi seront construits. Quant à celui de Siza, l’entreprise de construction ayant fait faillite en 2010, seule une aile a été achevée. L’autre partie est en chantier. 

2. Entre 1972 et 1974, Aldo Rossi enseigne à l’ETHZ et côtoie les architectes Fabio Reinhart et Bruno Reichlin.

3. En 1976, Lucien Kroll réalise Les Vignes-Blanches à Cergy-Pontoise et a déjà réalisé La Mémé à Louvain-en-Woluwe en 1970

Les vidéos sont disponibles ici

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