Si­lent Run­ning: une fable mo­ra­liste au fin fond de l'es­pace et du dé­sert de l'Ari­zona

De Buckminster Fuller au projet Biosphère II de John Polk Allen mené dans les années 1980-1990 en Arizona, en passant par le paysagiste belge Bas Smets, Christophe Le Gac nous livre ici une analyse du film de Douglas Trumbull «Silent Running».

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04-06-2018

La domination de l’humain doit-elle inévitablement causer la perte des règnes animal, végétal et minéral? Comment l’homme peut-il gérer ses tensions entre monde intérieur et monde extérieur, face à une situation intolérable ? Est-il possible de tuer ses semblables au nom de son idéal? La survie du vivant passera-t-elle par les robots ? Sous couvert d’un long métrage de science-fiction, aux effets spéciaux remarquables pour l’époque, Silent Running1 peut se définir comme une fable moraliste. Ce film à petit budget (1,3 mio de dollars en 1972) s’emploie à décrire et critiquer un contexte historique tout en développant une réflexion sur la condition humaine. Co-écrit par le génial et débutant Michael Cimino (Voyage au bout de l’enfer / The Deer Hunter, 1978, La porte du paradis / Heaven’s Gate, 1980, L’année du dragon / Year of the Dragon, 1985, entre autres), le scénario brosse le portrait d’un biologiste hippie – Freeman Lowell – tout droit sorti des années Flower Power. Sa mission est de cultiver des plantes, des arbres et de nourrir des animaux, dans un cargo spatial spécialement affrété à cet effet et entretenu par trois robots légèrement anthropomorphiques. 

Cette histoire repose sur un postulat plausible. Trois vaisseaux auraient été envoyés dans l’espace pour sauvegarder les derniers échantillons de nature terrestre. Chaque tête de navire possède six coupoles géodésiques, soit six biomes spécifiques reconstitués: forêt tropicale, désert, etc. En effet, la croûte terrestre ne serait plus constituée des lithosphères continentale et océanique mais d'une et une seule: la lithosphère «bétonique». A l’image de Coruscant – la planète capitale de Star Wars – les Terriens vivraient dans un continuum urbanistique où régnerait l’air conditionné. 

Le début du film décrit notre «gourou» à la John Allen occupé à chérir ses biotopes. Mais le coût de cette entreprise devient un fardeau et les dirigeants donnent l’ordre aux quatre employés du Valley Forge – vrai nom du porte-avions dans lequel le tournage a eu lieu – de détruire ces réserves d’écosystèmes. L’issue  (attention spoiler !), consistera à sauver l’ultime échantillon de cette nature recomposée sous écosphère, ainsi que son seul habitant-gardien: un robot programmé par l’homme pour sauver ce «paradis terrestre». L’homme doit se sacrifier pour la survie de l’écosystème primitif.

Entre le dôme géodésique «Climatron» et la «Tour de repère» d’Osaka 70
Silent Running s’affirme comme l’un des longs métrages les plus riches dans son potentiel architectural. Le parcours du réalisateur l’explique en grande partie. Né en 1942, Douglas Trumbull est d’abord le fils de Donald (mort en 2004). Tour à tour chargé des effets spéciaux du Magicien d’Oz et employé dans l’industrie spatiale américaine, Donald Trumbull épaula son fils sur Silent Running. Il fut chargé de concevoir et de réaliser les droïdes Riri, Fifi et Loulou. Ces derniers n’ont d’ailleurs pas manqué d’attirer l’œil d’un George Lucas et lui donnèrent l’idée de R2-D2 et C-3PO. Doué d’un sacré coup de crayon, geek avant l’heure, avec un goût prononcé pour les inventions basées sur le système D, Douglas Trumbull est l'un des pionniers des SFX (Special Effects). Destiné à devenir architecte, son talent de dessinateur «SF» le conduit finalement au poste d’illustrateur dans le studio d’animation hollywoodien Graphic Films. En 1964, il rencontre Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke. Le voilà parti pour trois ans de recherches et d’inventions pour ce qui deviendra le chef-d’œuvre 2001 : A Space Odyssey« Il est l’inventeur de diverses techniques qui révolutionnèrent le domaine dont le Slit-Scan qui permit les animations colorées dans la dernière partie de 2001 ou le fameux ShowScan visant à accentuer l’impression d’immersion dans l’image et sa netteté par le défilement de la pellicule à 60 images par seconde.»2 L’autre invention testée dans 2001 et améliorée pour Silent Running fut le procédé Front Projection. Utilisé pour les plans larges où l’on voit les vaisseaux et les planètes dans l’espace, cette technique permet de projeter des images de fond pré-filmées et agrandies par tout un système de miroirs sur un écran en verre sans tain, devant lequel acteurs ou maquettes peuvent se mouvoir et être mis dans la boîte en direct plateau. 

Le morceau de bravoure reste la maquette du Valley Forge. Construite avec des éléments de modèles réduits achetés au Japon, la maquette3 mesurait 7,80 mètres. En septembre 1970, Douglas Trumbull visita l’exposition universelle d’Osaka 70 et fut impressionné par la Tour Repère de Kiyonori Kikutake, un des pères du métabolisme japonais. Elle-même référence appuyée au projet de Tour pour Montréal de Peter Cook (1964), la Tour Repère est constituée de trois mâts de GAT (Grue à Tour), avec en partie supérieure quelques polyèdres transformés en salles de projection pendant l’Expo 70. Dans Silent Running, Trumbull la couche à l’horizontale et lui adjoint les coupoles biosphériques.

L’autre influence revendiquée par le cinéaste était le dôme géodésique Climatron. Construit en 1960, par Murphy et Mackey Architects, à St-Louis, Missouri, et directement inspiré par l’œuvre de Buckminster Fuller, cette Greenhouse se démultiplie en plusieurs exemplaires dans Silent Running. Cette fusion entre technologie et sauvegarde de l’environnement, digne des théories de Rifkin4, sera matérialisée à la fin des années 1980, dans un projet au nom emblématique: Biosphère II

De Silent Running à Biosphère II, en passant par Bas Smets
Architecte paysagiste belge, Bas Smets tente, dans un projet de long métrage titré Biosphère II, de réhabiliter cette expérience à la Climatron, mais puissance dix. Dans le trailer du documentaire, diffusé pour la première fois en septembre 20175 dans le cadre de la septième édition d’Agora – biennale d’architecture de Bordeaux, le fameux créateur-constructeur-directeur John Polk Allen y relate les ambitions de son projet fou de simulation artificielle de notre biosphè re I: la Terre. Allen n’y fait pas mention du film de Trumbull mais il est facile de voir dans ce site expérimental, fermé, hors-sol, l’envie de préparer les humains à l’expérience d’autonomie et à la sauvegarde de nos biotopes dans l’espace. Cet écosystème artificiel anticipe notre devenir à la Silent Running. Implantée à Oracle, dans le désert de l’Arizona, via l’entreprise Space Biospheres Ventures, cette construction physique a été financée à hauteur de 200 mio de dollars (entre 1984 et 1994)6 par le milliardaire texan Edward Bass. Sur un terrain de 14 hectares, la serre en forme de pyramide s’étend sur 1,27 hectares et contient 122 000 mètres cubes d’air. Comme dans les coupoles de Silent Running, plusieurs biomes ont été recréés (le marais, la forêt tropicale, des terres agricoles, un désert, etc). L’objectif assumé était de conditionner les humains à la future colonisation spatiale. Bisophère II fonctionna en structure close de 1991 à 2006. Aujourd’hui, le site possède un hôtel, des visites touristiques sont assurées et, sous la responsabilité de l’Université d’Arizona, des recherches sur les changements climatiques ont lieu toute l’année.

Dans le court métrage, sorte de bande-annonce pour un long à venir, John Polk Allen et certains scientifiques ayant participé à l’aventure expriment leurs regrets de ne pas avoir pu mener à bien ce projet. Bas Smets, lui, pense qu’il est urgent de relancer le programme d’Allen, pour sa mémoire et pour l’avenir de l’humanité. Ce serait une bonne manière de tordre le coup à la fin, pessimiste, de Silent Running.

1 Par Douglas Trumbull, avec Bruce Dern, production de Michael Gruskoff, 1972, USA. Wild Side a sorti en 2016 un magnifique coffret collector avec un Blu-Ray + DVD, accompagnés d’un livret constitué d’un texte de Frédéric Albert Lévy, de nombreux photogrammes du film et des dessins préparatoires du vaisseau Valley Forge.

2 Consulter et lire l’excellent papier de Christophe Buchet sur http://www.dvdclassik.com/critique/silent-running-trumbull

3 Pour les cinéphiles avertis, il est conseillé d’avoir l’œil sur le dernier Spielberg Ready Player One (en salle depuis le 28 mars 2018) ; surtout lorsque Aech sort une miniature du Valley Forge de sa boîte remplie de vaisseaux spatiaux collectors.

4 Jeremy Rifkin, La Troisième Révolution industrielle : Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde (The Third Industrial Revolution; How Lateral Power is Transforming Energy, the Economy, and the World), éditions Les Liens qui libèrent, 2012.

5 Diffusé également dans l'exposition Biosphères, dans le cadre de la plateforme de la création architecturale Bas Smets versus Duncan Lewis à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine à Paris (jusqu’au 6 mai 2018)

6 http://www.biospherics.org - http://ecotechnics.edu/2011/08/biosphere-2/ - http://ecotechnics.edu

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