Se dé­lec­ter d'un pa­lais en ruines

La triennale. Intense proximité, exposition inaugurale par Okwui Enwezor, Palais de Tokyo / Paris

Edifié pour l’exposition universelle de 1937, le Palais de Tokyo vient de franchir une nouvelle étape dans la succession de faux-pas et de retournements qui constituent son histoire.

Date de publication
13-06-2012
Revision
19-08-2015

La reconfiguration du site par Lacaton et Vassal fait preuve d’une très grande audace. Elle fige un bâtiment en ruines au lieu de panser les traces du temps ; elle instaure une friche culturelle là où on s’attend le moins à en trouver une : au cœur du quartier le plus bourgeois de Paris. Accentuant les contrastes au lieu de les estomper, la joyeuse anarchie du lieu réactive une utopie qui n’a jamais cessé d’inspirer l’architecture des musées : celle de l’espace muséal perçu comme un lieu d’échange, de libre circulation et de rencontre. 
Témoignant du style néoclassique monumental des années 30, le Palais de Tokyo est conçu pour accueillir les deux principales collections d’art moderne : celle de la ville de Paris qui s’y trouve encore, et celle du MNAM qui déménagea en 1977 au Centre Pompidou.
C’est à partir de là que débutent les mésaventures de cet édifice à l’architecture pesante, pour ne pas dire encombrante. Partiellement désaffecté, le Palais sera préfiguré dans les années 90 pour devenir une sorte de grande institution pour le cinéma. Les travaux commencent pour s’arrêter, une fois les démolitions bien avancées, en raison du désengagement d’un des partenaires du projet.
Le Palais, éventré de l’intérieur et dénudé de son précieux bardage de marbre, va rester en l’état jusqu’à ce que la décision soit prise en 1999 d’en faire un lieu consacré à la création contemporaine. Lacaton et Vassal sont sollicités pour entreprendre la réhabilitation. Face à un monument en ruines, ils choisissent de conserver l’acte destructeur. Ils évitent tout lissage, toute réparation, qui restaurerait l’édifice dans sa splendeur perdue. Leur intervention ne vise qu’une chose : rendre le palais praticable, tel quel. 
En faisant le strict nécessaire, ils parviennent à maintenir vivant l’acte sacrilège que fut la démolition partielle de l’édifice. 
Leur intervention rend ainsi tolérable une architecture pour le moins gênante. Car le style du Palais est le même que celui qu’affectionnaient Staline, Mussolini ou Hitler. L’édifice, premier prix d’un concours auquel participent Le Corbusier et Mallet Stevens, n’a rien à envier à la Germania d’Albert Speer : une architecture moderne dans sa conception, revêtue d’apparats néoclassiques. Sous les surfaces marbrées, sous les corniches, les faux plafonds, c’est bien la technologie constructive des années 30 que l’on retrouve. Une structure en béton et des murs en briques. Le dénuement accidentel du bâtiment va devenir, par la proposition de réaménagement, un acte pleinement assumé, tant dans sa dimension constructive que politique. 
En 2012, c’est la deuxième étape de cette reconversion qui vient d’être livrée. Ce qui avait été fait dans une portion réduite du bâtiment a été appliqué à l’ensemble des 22 000 m2 disponibles. Cette fois-ci, la non-intervention de la première restauration est complétée par quelques modifications lourdes visant à rendre accessible les niveaux inférieurs du bâtiment. Sans mimétisme, mais avec un certain penchant pour l’esthétique de la ruine, notamment dans les sous-sols piranésiens, Lacaton est Vassal s’adonnent au plaisir de déconstruire l’ensemble rigide. Ils créent des puits de lumière et repensent le volume en accentuant les circulations verticales. Cette ouverture donne l’impression d’une démultiplication des espaces praticables. Ce que la première reconversion parvenait à faire sur un plan unique, l’extension l’obtient sur plusieurs niveaux.
En citant Fun Palace de Cedric Price comme une des références possibles de leur intervention, Lacaton et Vassal réactivent une sorte d’idéal qui a nourri plusieurs générations d’artistes et d’architectes : le projet non réalisé de Cedric Price se voulait une structure évolutive où créateurs et public se mêleraient librement pour configurer un espace commun. Cedric Price se plaçait alors dans la continuité d’une remise en question de l’espace muséal amorcée par les situationnistes. Son Fun Palace, comme la nouvelle Babylone de Constant, était avant toute chose un écrin dans lequel le fait social (la rencontre, la discussion, l’échange) allait s’accomplir librement. L’art dans ce contexte n’était plus une fin en soi, mais le prétexte pour faire l’expérience de l’espace partagé1. Le musée, la salle de théâtre ou de cinéma deviennent des places publiques d’un genre particulier.
Dans la prose situationniste, cette ouverture de la création devait aboutir à la fusion entre l’art et la société. Tous devaient être amenés à prendre part à la création. Ce rêve jamais atteint inspire tant le projet du Centre Pompidou que l’aménagement par Lacaton et Vassal du Palais de Tokyo. Les sous-sols du Palais rendus accessibles et éclairés par des puits de lumière ne sont d’ailleurs pas sans rappeler les intérieurs labyrinthiques de la Nouvelle Babylone : cette mégastructure au sein de laquelle s’activerait une humanité libérée de l’asservissement du spectacle et de la marchandise.
Aussi lointaine que nous semble aujourd’hui cette époque, c’est elle, avec son mélange d’ingénuité et d’idéalisme, qui légitime les transgressions d’ordre muséographique dans le nouveau Palais de Tokyo. L’acte sacrilège qui fige la ruine d’un édifice fascisant est décuplé par le fourmillement de la foule qui traverse l’espace dans tous les sens.
Pour l’exposition inaugurale du nouveau lieu, ce n’est pas moins qu’Okwui Enwezor, commissaire de la 11e Documenta de Cassel, qui a été sollicité. Sa réflexion altermondialiste, déroulée en grande pompe pour l’ouverture, nous ferait presque oublier que nous sommes dans une institution publique, employant des fonctionnaires du Ministère de la culture. 

 

Notes

1 Nicolas Bourriaud co-fondateur et co-directeur, avec Jérôme Sans, du Palais de Tokyo de 2000 à 2006, a théorisé cette approche dans un ouvrage devenu incontournable : L’esthétique relationnelle, publié aux Presses du réel. La triennale. Intense proximitéPalais de Tokyo, Paris
Du 20 avril au 26 août 2012
www.palaisdetokyo.com

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