Post-tri­bu­nal, à pro­pos de la nou­velle Cité ju­di­ciaire à Pa­ris par Renzo Piano

Un extrait du dernier ouvrage paru aux Editions B2

Date de publication
19-04-2018
Revision
23-04-2018

La nouvelle Cité judiciaire de Paris – remportée par Renzo Piano en 2010, construite dans le quartier des Batignolles et inaugurée en 2018 – devait être le signe de l’avènement d’une justice nouvelle, renonçant à l’intimidation au profit du soin, de l’accueil et de la réassurance. Mais, en acceptant de se lancer dans ce projet – le plus important qu’a connu Paris depuis les années 1970 –, Piano oublia quelque chose: que l’histoire de la justice est une histoire pleine de virages et de portes dérobées, et que les intentions les plus généreuses y sont souvent celles qui produisent les effets les plus violents. Piano voulait construire un post-tribunal ; il se pourrait bien qu’il ait construit une nouvelle île, où mieux que jamais barricader la justice.

Clinique de l’histoire


«Pour en finir avec le jugement»: le titre du célèbre article de Gilles Deleuze a souvent été compris comme une provocation adressée à la fois à l’histoire philosophique de la critique et à l’histoire plus large du préjugé. Depuis qu’Emmanuel Kant fit du jugement la catégorie la plus essentielle de la connaissance, qu’elle soit épistémologique, éthique ou esthétique, il est entendu que la critique est devenue l’horizon premier de la pensée. Pourtant, comme le soulignait Deleuze, ce privilège est pour le moins étrange: il est l’ennoblissement exorbitant du préjugé, puisqu’il n’y a de jugement possible qu’à partir de ce qu’on sait déjà – comme Kant fut le premier à le souligner. La critique, en tant que logique du jugement, a été une immense catastrophe, dès lors qu’elle a rendu inconcevable toute invention de devenirs, toute possibilité de se soustraire à l’ordre des critères qui y président. La critique est l’institution du préjug; elle est son officialisation en tant que limite du pensable dans les organes de la vie sociale autant qu’individuelle; elle marque l’instauration principielle de la séparation dans le domaine de la pensée. Deleuze était impitoyable : à ses yeux, sortir du jugement constituait la tâche essentielle de notre temps – c’est-à-dire sortir de la critique en tant que dispositif de pensée tout entier voué au préjugé, à la reproduction des critères du jugement. Pour cela, il fallait commencer par accepter qu’il n’y eût pas de critère qui tînt – que tout critère de jugement, quel qu’il soit, contînt en lui sa propre impossibilité ou sa propre négation, son retournement contre lui-même. Pour sortir du préjugé, il fallait donc accepter de sortir du tribunal; il fallait se livrer tout entier à la tâche de création d’une sorte de post-tribunal, de post-critique, à laquelle Deleuze avait choisi de donner le nom de «clinique». A nouveau, l’hôpital opérait son retour – mais c’était un hôpital très différent de celui qui se soutenait de la logique du préjugé, et faisait semblant de s’écarter du temple pour mieux y retourner par ailleurs. Il s’agissait d’un hôpital qui se souciait peu de soigner le passé, et préférait s’intéresser aux histoires qu’il était possible d’inventer à partir du présent – un hôpital qui pourrait bien être la seule forme imaginable d’un tribunal d’après le jugement.

Echec et mat


A l’âge de la «Cité judiciaire», une telle idée est une utopie: en réalité, il n’y a de tribunal que comme lieu de l’ordre ; vouloir faire en sorte qu’il en soit autrement ne peut tenir que du vœu pieux, de l’imbécillité ou de l’hypocrisie. En distinguant entre le temple et l’hôpital, et en refusant d’accepter que l’un fût le revers de l’autre, Piano s’est lui aussi persuadé qu’il construisait autre chose qu’un tribunal – à savoir : un tribunal d’après le jugement, un tribunal du soin. Il ne s’est pas rendu compte que chacun des choix qu’il avait posés, en le rapprochant de son idéal, le rapprochait aussi de son contraire, car ils étaient une seule et même chose: soigner et punir, accueillir et rejeter, rassembler et séparer. Le verre, l’arbre, la légèreté, l’hospitalité, la citoyenneté sont autant de traits définissant une politique du jugement qui dissimule mal ce qu’elle doit à la fois à sa propre histoire et au présent de son administration. La «Cité» est un temple parce qu’elle est un hôpital et un hôpital parce qu’elle est un temple, tout comme elle est une cité parce qu’elle repose sur un bastion et qu’elle repose sur un bastion parce qu’elle est une cité. Il est même possible d’aller plus loin, et de soutenir qu’elle est devenue la nouvelle île de la Cité judiciaire pour les mêmes raisons: parce qu’au cœur de ses îlots et en retrait de la rue, elle trône, affichant à la fois son imperméable transparence et son intimidante hauteur. Tout ce que Piano a tenté de distinguer finit par se confondre – et se confond précisément parce qu’il avait tenté de les distinguer, sans comprendre que les distinctions véritables passent ailleurs, le long des si élégants volumes de sa création. Il a refusé d’ériger un monument à la justice, un palais à sa gloire ; d’une certaine manière, il y est parvenu; mais, en revanche, il semble avoir échoué à en faire autre chose qu’un monument au jugement, et donc au préjugé hantant toute justice. Il avait voulu s’adresser aux martyrs et aux faibles, mais il n’a réussi qu’à satisfaire les désirs façadistes d’une administration qui ne tolère les martyrs et les faibles que si c’est elle qui les juge tels. RPBW avait rêvé de construire un bâtiment qui ouvre vers le futur réconcilié du Grand Paris ; il aura fabriqué un bastion dans lequel l’ordre du présent se trouve plus en sécurité que jamais.

Laurent de Sutter est professeur de théorie du droit à la Vrije Universiteit Brussel

 

 

Références

 

Post-tribunal. Renzo Piano Building Work­shop et l’île de la Cité judiciaire
Laurent de Sutter, coll. Actualités, Editions B2, Paris, 2018 /€ 12.–

 

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