Ré­so­nances – Carlo Scarpa, mai­son Zent­ner, Zu­rich

La visite d’un bâtiment est une situation que connaissent bien les concepteurs, les étudiants et, de manière générale, les amateurs de la culture du bâti. Dans cette nouvelle série d’articles, des chercheurs et des professionnels relatent leur première rencontre avec des œuvres importantes de l’histoire de l’architecture. Le troisième épisode de cette mini-série porte sur un projet situé entre la Suisse et l’Italie: la maison Zentner de Carlo Scarpa à Zurich, racontée par Roberta Martinis, chercheuse à la SUPSI.

Date de publication
26-10-2021
Roberta Martinis
Historienne de l’architecture, enseignante chercheuse DACD SUPSI

Je connaissais la maison Zentner depuis mes études à la Faculté d’architecture à Venise: Carlo Scarpa s’inscrit dans l’horizon architectural des étudiants vénitiens et de tous les visiteurs qui parcourent Venise sans nostalgie, mais mus par leur amour de l’histoire. Venise est marquée par le travail de cet homme qui se définissait comme un «architecte byzantin ayant vécu par hasard au 20e siècle» et qui a dialogué avec différentes époques historiques. La boutique Olivetti, la Fondation Querini Stampalia, les aménagements au musée Corser et aux Galeries de l’Académie, les interventions à la Biennale modèlent le paysage architectonique de Venise et sont autant d’occasions de comprendre la Venise indéchiffrable et d’accéder à ses temps multiples, d’un abord difficile.

Les œuvres de Carlo Scarpa ne sont pas toutes situées à Venise, elles ont toutefois rarement franchi la frontière italienne. La maison Zentner de Zurich est une réelle exception. Elle l’est également pour une ville qui, dans les années 1960, l’accueillit comme un corps étranger et elle l’est surtout en raison de l’histoire de son maître d’ouvrage.

Cliquer ici pour visualiser les principaux documents graphiques du projet conservés dans les archives Carlo Scarpa, au sein de la collection MAXXI Architecture du MAXXI Musée national des Arts du XXIe siècle de Rome.

Née Rizzi et veuve d’Angelo Masieri, l’élève préféré de Carlo Scarpa, Savina Zentner (1925-2010) a été l’une de ses interlocutrices les plus assidues. Cultivée, raffinée et discrète, cette dame a eu une longue vie ponctuée d’une succession d’engagements comme maître d’ouvrage: durant presque trente ans, elle a partagé avec le Professeur une amitié profonde basée sur l’architecture. Je suis tombée sur sa personne en étudiant les œuvres d’Angelo Masieri, souvent conçues en collaboration avec Carlo Scarpa: après la mort prématurée de son mari en 1952, la très jeune Savina prend en main le projet de Frank Lloyd Wright pour leur palais sur le Grand Canal, mais celui-ci ne sera jamais réalisé. Au fil des années, elle confie divers projets à Carlo Scarpa: une tombe et un appartement pour elle à Udine en 1952-1953, sa villa en ville (1963-1969) après son mariage avec l’ingénieur René Zentner et son déménagement à Zurich, et à partir de 1968, la Fondation Masieri à Venise.

C’est avec ce bagage de connaissances que j’arrive rue Aurorastrasse pour la première fois, en janvier 2004. Savina et René Zentner sont décédés, la villa est inoccupée, mais elle est restée intacte, amoureusement gardée par Madame Maria (dont la passion pour Carlo Scarpa ainsi que la connaissance approfondie des modalités d’entretien des matériaux et des parties les plus fragiles de la maison révèlent de longues conversations avec Savina Zentner). J’aimerais proposer une étude de la maison à Edoardo Zentner, le fils de Savina. C’est lui qui me reçoit.

Cliquer ici pour consulter plus de documents photographiques sur la maison Zentner, archivés dans la photothèque Carlo Scarpa.

Arrivée le matin de bonne heure très en avance, j’assiste au «jeu habile, équilibré et magnifique des volumes regroupés sous la lumière». Dans la succession de villas «Heimatstil» de la vallée du Dolder, la maison se dévoile dans toute son étrangeté, préfigurée par une séquence basse de murs en béton apparent décalés les uns par rapport aux autres. En retrait, elle se démarque par une note aiguë matérialisée par la monumentale tour cylindrique se terminant en bec de flûte: un grand élément qui maintient la composition des façades et, par sa forme et son poids, semble fonder toute la construction. Une ligne verticale constituée de tesselles en pâte de verre de couleur or, argent et verte, qui «coule» le long de la rainure creusée dans le volume, convertit cette pesanteur en mouvement. Orientée à l’est, la tour s’illumine en un instant aux premiers rayons du soleil et dévoile la ligne brillante de mosaïques qui vibre, transformant cette expérience en un moment de splendeur. Les tesselles en verre se poursuivent et relient à l’horizontale toutes les maçonneries extérieures en béton, faisant résonner à Zurich non seulement la Vienne de Josef Hoffmann et la Venise byzantine, mais aussi les touches distillées par Carlo Scarpa dans le jardin japonais de la fondation Querini Stampalia.

À Zurich, j’ai retrouvé Venise. En pénétrant dans la maison par un système d’itinéraires brisés, dans un jeu continu de contractions et de dilatations, le regard aimerait se précipiter vers le panorama qui s’élargit suivant un axe longitudinal, à l’ouest, en direction du jardin et du lac: la vue vibre entre le niveau du plafond, une «dalle rasante» de stuc poli, et celui du sol aux lattes de bois composées comme des tapis de Paul Klee, elle se canalise à travers le noyau plastique formé par les trois piliers massifs et brillants pour se déployer, par un balcon-passerelle, vers l’espace ouvert. Je devine vers la façade ouest un espace à double hauteur qui s’abaisse et s’ouvre en direction du jardin.

Edoardo Zentner me reçoit à ce moment-là, m’invite à prendre place dans le salon principal, sur des divans de Dino Gavina redessinés par Carlo Scarpa. Une fois assise, mon regard poursuit son investigation avec une curiosité discrète et identifie d’autres résonances: j’observe que des lampes tronconiques s’éversent tout doucement du plafond, donnant l’impression qu’un drap léger est tendu au-dessus des cloisons, comme une installation textile réalisée par l’architecte. Et comme un tissu, il apparaît, dans certaines zones, «suturé» par des groupes de plafonniers précieux. Je pense à Gottfried Semper, que Carlo Scarpa a découvert par le biais de Vienne, alors que mon œil se pose sur la cheminée du salon privé, encadrée par des plaques elles aussi «cousues». La visite se poursuit, pendant qu’Edoardo Zentner me raconte toutes les difficultés auxquelles se sont heurtés ses parents pour mener à bien un projet de Carlo Scarpa à l’étranger. Il ne s’agissait pas uniquement de réaliser un projet, mais de transporter un univers entier, habité par un long échange sur l’architecture que Carlo Scarpa offre à Savina et qui résonne encore aujourd’hui à Zurich

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