Pay­sages bal­lar­diens : dé­sa­cra­li­ser la mo­der­nité thau­ma­turge

La défaillance, élément générateur de récit.

Date de publication
07-05-2014
Revision
14-10-2015

J’aimerais parler d’échec, de panne, de crise, de dysfonctionnement, ce que nous appellerons ici « défaillance » dans une tentative de traduire le terme anglais de failure. Celle-ci se trouve au sein de nombreuses narrations comme élément générateur. Nous pouvons penser à la mouche de Brazil (1985) de Terry Gilliam dont le petit cadavre tombe dans la machine administrative, crée une coquille dans les registres et ordonne ainsi l’arrestation d’un honnête citoyen qui déclenchera l’ensemble du scénario du film. De même, sans la folie de Kurtz, il ne peut y avoir de voyage Au cœur des ténèbres (Joseph Conrad, 1899) et sans la mort du cochon Sage l’Ancien, il ne peut y avoir de Ferme des animaux (George Orwell, 1945) ; les exemples sont multiples.
L’œuvre littéraire de James Graham Ballard est entièrement construite sur cette notion de défaillance. Dans son cas, il s’agit de la défaillance des promesses du modernisme et d’une technocratie thaumaturgique et messianique. Considérons la nouvelle Les mille rêves de Stellavista (1962) comme un paradigme de cette construction : le narrateur emménage dans une maison dite « psychotropique » qui répond, morphologiquement et à tout moment à l’état d’esprit de son habitant. Il s’agit d’une incarnation littérale de la vision de la ville intelligente telle que les imaginaires progressistes la construisaient dans les années 1960. Ballard se joue de ce rêve de confort et décrit les névroses traumatiques dont cette maison fait preuve après avoir « assisté » au meurtre de son habitant précédent, résultant finalement dans la tentative d’assassinat du narrateur : « Howard, cette maison est devenue folle. Je crois qu’elle essaye de me tuer ! (…) Puis, brusquement, la chambre se calma. Une seconde plus tard, alors que je venais de me soulever sur mon coude, un spasme violent la secoua, tordant les murs et soulevant le lit du plancher. La maison entière se mit à trembler et à se tordre. Prise au centre de cette crise d’épilepsie, la chambre à coucher se contractait et se dilatait alternativement, comme les ventricules d’un cœur agonisant.1 »
Cette défaillance littérale peut se retrouver plus largement dans l’ensemble de l’œuvre de Ballard : le gratte-ciel d’I.G.H. (1975), dont la hiérarchisation sociale correspond à sa verticalité, se transforme en chaos révolutionnaire. Le Robinson Crusoé de la modernité est un accidenté de la route coincé sur une Ile de béton (1974) entre trois bretelles d’autoroute. Les enfants d’une gated community moderne et confortable entreprennent de tuer l’ensemble des adultes du quartier créant ainsi Le massacre de Pangbourne (1988). Les membres de la classe moyenne londonienne, les Millenium People (2003), se transforment en insurgés violents et nihilistes. Nous pourrions croire que Ballard joue avec ses lecteurs, alors qu’il développe en fait une véritable esthétique de la défaillance.
Les paysages ballardiens ont les mêmes couleurs que celles du Désert rouge (1964) de Michelangelo Antonioni : le gris y règne au sein d’une atmosphère qui semble être l’objet de production de ces usines et automobiles qui peuplent ces paysages. Seules les couleurs télévisuelles restent vives lorsqu’elles nous montrent les visages de Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Ballard prend un soin particulier à désacraliser ces idoles, à les souiller de leur propre matière corporelle.
Le chef-d’œuvre de Ballard, Crash (1973), est la preuve qu’il ne s’amuse pas de la défaillance, mais la considère plutôt dans son constructivisme potentiel. Au sein de ce roman, il imagine une nouvelle sexualité dont les accidentés font l’expérience avec leur voiture au moment même de l’accident. La pénétration des composants automobiles au sein du corps du conducteur compose ainsi un unique corps aristophanesque entre l’humain et la technologie.
« Vaughan (personnage du récit) a déballé pour moi toutes ses obsessions concernant le mystérieux érotisme des blessures : la logique perverse des tableaux de bord baignés de sang, des ceintures de sécurité maculées d’excréments, des pare-soleil doublés de tissu cérébral. Chaque voiture accidentée déclenchait chez Vaughan un frisson d’excitation, par les géométries complexes d’une aile, les variations inattendues d’une calandre enfoncée, la saillie grotesque d’une console poussée vers le bas-ventre du conducteur comme en quelque fellation calculée de la machine. 2»
Cette sexualité qui couronne la modernité désacralisée – ou bien peut-être sa sacralité païenne à la manière d’Antonin Artaud – constitue une manière de construire sur les ruines de la modernité. Cette construction est plus ambiguë mais, par là même, moins moralisatrice et moins dépendante du rêve thaumaturge moderne comme en témoigne son manifeste poétique Ce que je crois3 :
« Je crois à la lueur jetée par les magnétoscopes dans les vitrines des grands magasins, aux intuitions messianiques des calandres d’automobiles dans les halls d’exposition, à l’élégance des taches d’huile sur les nacelles de réacteur des 747 garés sur les pistes d’aéroport. »

 

Notes

1. James Graham Ballard, « Les mille rêves de Stellavista », dans Vermilion Sands, éd. Tristram, 2008
2. James Graham Ballard, Crash, éd. Denoël, 2006
3. James Graham Ballard, « Ce que je crois » dans Science Fiction #1, éd. Daniel Riche, 1984

Magazine

Sur ce sujet