Par­ta­ger une éner­gie de proxi­mité

C’est un projet essentiel qui a été entrepris à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, à travers la rénovation de l’ensemble des infrastructures de chauffage et de refroidissement du campus d’Écublens (VD). Les nouveaux équipements, dont la mise en service est prévue pour octobre prochain, privilégient l’utilisation de ressources disponibles sur ou à proximité immédiate du site, comme l’eau du lac ou la chaleur dégagée par le nouveau Datacenter, et améliorent les possibilités d’exploitation pour favoriser les échanges entre les différents utilisateurs.

Date de publication
11-10-2021
Jacques Perret
Ingénieur en génie civil EPFL, Dr ès sc. EPFL et correspondant pour TRACÉS.

Dans la seconde moitié des années 1970, sous la pression du premier choc pétrolier, l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) avait fait œuvre de pionnière en décidant d’exploiter les eaux du Léman avec des pompes à chaleur (PAC). Un choix très ambitieux pour l’époque qui s’est dans un premier temps traduit par la mise en service, en 1978, de la station de pompage des Pierrettes (SSP) qui alimente également l’Université de Lausanne (UNIL). D’abord destinée à répondre aux besoins en froid des deux institutions, cette station a permis, à partir de 1986, d’utiliser les eaux du lac comme source d’énergie pour la centrale de chauffe par thermopompes (CCT) de l’EPFL. Compte tenu du fort développement du campus, ces équipements fonctionnent aujourd’hui au maximum de leur capacité depuis plusieurs années et, avec bien plus de 30 ans de service, arrivent en fin de vie.

Autre époque, autres exigences

Si le premier choc pétrolier avait généré des inquiétudes concernant les conditions d’approvisionnement en pétrole, ce sont surtout les questions de développement durable qui ont influencé les choix actuels de l’EPFL pour rénover sa centrale. L’objectif est d’adapter la capacité de production des équipements aux besoins prévus pour 2040 en utilisant, à terme, exclusivement de l’énergie renouvelable pour le chauffage et le refroidissement. Un objectif ambitieux, sachant que seule la moitié de la puissance de l’ancien ­système était fournie par des pompes à chaleur, le solde provenant de turbines à mazout. Cette modification doit aboutir à une réduction annuelle des émissions de gaz à effet de serre liées à la production de chaleur de quelque 1800 tonnes (de 4300 à 2500 tonnes).

La rénovation a aussi offert l’opportunité d’améliorer sensiblement les conditions d’exploitation du système, d’une part à travers la modernisation des équipements (en particulier les ­performances des PAC) mais surtout par la réalisation de 26 sous-­stations de chauffage réparties sur le site qui permettent d’optimiser la distribution dans les différents bâtiments du campus.

Finalement, le projet inclut la construction du Datacenter, recouvert de panneaux solaires, au-dessus du bâtiment accueillant la centrale, afin de pouvoir aisément exploiter les quelque 4 MW de chaleur produits par les serveurs. Le nouveau dessin de la CCT comprend ainsi deux bassins d’accumulation séparés: un «bassin chaud» de 230 m3 pour l’eau destinée à la production de chaleur avec les PAC et un «bassin froid» de 290 m3 pour l’eau de refroidissement destinée au refroidissement des bâtiments de l’EPFL et du Datacenter. Il est dorénavant possible de réinjecter dans le système les rejets froids des PAC et les rejets chauds du Datacenter. Il est aussi prévu, dans un second temps, de récupérer les eaux chaudes rejetées par le système de refroidissement des bâtiments.

Quatre nouvelles PAC

La nouvelle centrale comprend ainsi quatre nouvelles PAC capables de fournir une puissance totale de 24 MW. Celles-ci fonctionnent avec de l’ammoniac, qui circule d’abord dans un premier échangeur (l’évaporateur) où il soutire de l’énergie à l’eau issue du bassin chaud, passant de l’état liquide à l’état gazeux. Il est ensuite mis sous pression dans un compresseur afin d’accroître sa température, avant d’être dirigé vers un second échangeur (le condenseur) pour y chauffer l’eau qui circule dans les réseaux (haute et basse température) de distribution de chaleur. L’ammoniac passe finalement par une vanne de détente qui le ramène à sa température initiale avant de recommencer sa boucle.

Le bâtiment accueille en outre deux chaudières à gaz d’une puissance totale de 16 MW. Construites en premier lieu pour assurer le chauffage de l’école pendant les travaux de remplacement des PAC, elles ne devraient à l’avenir fonctionner plus que comme dispositif de secours en cas de panne majeure du système principal. La CCT a dû être légèrement agrandie pour pouvoir abriter les nouveaux équipements, mais sans que cela n’ait de conséquence sur la limite de la forêt ou sur la rivière Sorge qui la borde.

Doublement des capacités de pompage

L’augmentation des besoins a aussi nécessité un doublement de la capacité de la station pompage existante (SSP) pour la porter à 2700 l/s. Cela a impliqué:

  • une seconde prise d’eau rattachée à une nouvelle conduite lacustre,
  • un agrandissement du bâtiment pour accueillir huit nouvelles pompes (dont quatre pour l’UNIL),
  • la mise en place de deux nouvelles conduites terrestres pour l’acheminement de l’eau vers l’UNIL et l’EPFL.

Afin de disposer d’une eau ayant une température constante d’environ 7°C, la nouvelle prise d’eau a dû être installée à une profondeur d’environ 75m. Elle se compose d’une crépine en inox – d’un diamètre de 2m, perforée par des trous de 15mm sur une hauteur d’un mètre – qui est fixée à l’extrémité d’une conduite lacustre en polyéthylène (PEHD) d’un diamètre de 1100mm. Compte tenu de la topographie des fonds du lac, cette nouvelle conduite, située juste à côté de l’existante, a une longueur totale d’environ un kilomètre: elle repose à faible profondeur (jusqu’à 10m) sur quelque 550m, pour «plonger» jusqu’à 75m sur les 450 restant. Elle a été assemblée par tronçons dans le Grand Canal, situé à proximité de la réserve des Grangettes (VD) avant d’être acheminée par flottaison au large de Saint-Sulpice, déposée au fond du lac et reliée à la station de pompage.

La station de pompage a elle aussi été dédoublée par la juxtaposition d’une annexe accueillant huit nouvelles pompes pour propulser l’eau en direction de l’UNIL et l’EPFL. Deux nouvelles conduites terrestres, d’un diamètre de 700mm, ont été enterrées jusqu’aux galeries de connexion vers les deux institutions, à proximité du bâtiment Biophore de l’UNIL. Isolées thermiquement pour éviter la condensation, ces nouvelles conduites empruntent ensuite des galeries existantes pour atteindre l’UNIL et l’EPFL.

La construction des deux nouvelles conduites a impliqué leur passage sous la route cantonale RC1 à l’aide d’un procédé de roto-percussion fonctionnant selon le principe suivant: des tubes en fonte sont entraînés par un marteau percuteur qui disloque le sol en place, lequel est ensuite évacué vers l’arrière à l’aide d’une vis sans fin située dans les tubes. Il s’agissait là d’une première pour un diamètre aussi important (1000mm) et sur une telle longueur (100m).

À noter finalement que ce doublement de la capacité de pompage a aussi été réalisé pour assurer les besoins énergétiques du Vortex, le nouveau bâtiment de logements pour les étudiants des hautes écoles.

Influence des rejets sur les rivières et moules quagga

Le projet a été l’objet d’une notice d’impact sur l’environnement (NIE). Celle-ci a notamment porté sur la question du rejet des eaux pompées dans le lac. Conséquence des choix faits dans les années 1980, les rejets ne se font pas directement dans le lac, mais par l’intermédiaire des trois rivières situées à proximité de l’UNIL et de l’EPFL: la Sorge, la Chambronne, et, dans une très moindre mesure, la Mèbre. Ces rejets influençant à la fois le débit et la température de l’eau des rivières, des simulations ont été effectuées afin d’évaluer l’impact des nouvelles installations. À noter que les deux institutions possèdent un point de rejet direct dans le lac et que celui de l’EPFL représente 60% de l’eau de refroidissement consommée par le campus. Finalement, parmi les six points de rejets, c’est nettement celui situé à proximité de la CCT qui influence le plus fortement les variations de débit et de température.

Le premier point sur lequel il a fallu statuer était l’état de référence qu’il convenait d’admettre pour quantifier les impacts: celui des rivières avant la construction des premiers équipements dans les années 1980, soit sans aucun rejet; ou alors le fonctionnement au cours des 30 dernières années, avec les rejets des Hautes écoles. C’est la Direction générale de l’environnement (DGE) du Canton de Vaud qui a fixé comme état de référence l’état sans rejet. Les débits de référence ont été établis en soustrayant les rejets des Hautes écoles aux débits actuellement relevés dans des stations de mesure. L’étude a été menée sur la période allant de mi-2016 à mi-2017.

Il a d’abord été constaté que les rejets actuels n’influencent pas significativement le débit de la crue décennale, mais qu’ils génèrent des apports importants en période d’étiage. Du côté des températures, les variations dépassent régulièrement la valeur limite de +/- 1,5° C. Des simulations ont montré que la situation future risquait de conduire à des rejets susceptibles de générer des éclusées importantes et des abaissements de la température hivernale néfastes pour la biologie aquatique. En conséquence, il a notamment été décidé de faire passer la CCT de l’EPFL d’un mode de fonctionnement «on/off» à un mode modulant pour réduire les éclusées, d’augmenter la température de rejet des installations de refroidissement à 16°C et de tenir compte des prévisions météo, ceci afin d’anticiper les demandes de chauffage ou de refroidissement. Avec ces différentes mesures, les températures des rivières devraient se rapprocher de l’état naturel. Si l’écart dépassera parfois la valeur limite de +/- 1,5°C, cela se produira bien plus rarement qu’avec les rejets actuels. L’abaissement des températures moyennes devrait aussi être fortement réduit.

Il n’est pas possible d’évoquer les questions environnementales sans parler de la question de la récente colonisation des fonds du lac Léman (et d’autres lacs suisses) par la moule quagga (voir encadréci-dessous). Mentionnée lors d’une séance du printemps 2017 comme une possible source de problème pour les conduites lacustres, elle constitue aujourd’hui un souci majeur pour les responsables de la CCT qui subissent la rapide prolifération de ce mollusque à l’intérieur des conduites. Ne pouvant l’empêcher, ils ont été contraints de mettre au point un dispositif permettant leur nettoyage.

Un exemple encourageant

Les projets du type de celui présenté ici semblent avoir le vent en poupe et c’est une bonne chose. En effet, au-delà de l’idée de prélever de la chaleur dans un lac, c’est aussi la volonté d’exploiter au mieux les ressources locales et de favoriser les échanges entre utilisateurs pour faire fonctionner des systèmes énergétiques qui doit être soulignée. Il est à cet égard réjouissant de voir que l’EPFL assume un rôle moteur (lire aussi à ce sujet l’interview de François Maréchal), non seulement en poursuivant la formation à haut niveau d’ingénieurs susceptibles d’agir dans le domaine de la construction, mais aussi en offrant la démonstration grandeur nature que des solutions énergétiques plus efficaces et surtout moins polluantes sont possibles.

Finalement, après visite de plusieurs projets de ce genre, il est possible de discerner un schéma qui évoque la géométrie fractale dans cette nouvelle approche énergétique, car les solutions basées sur une logique similaire peuvent s’appliquer à différentes échelles. Si nous avons abordé le sujet pour un campus de la taille d’une ville de 16 000 habitants, un potentiel existe aussi, d’une part au niveau de chaque bâtiment, voire de chaque local et, d’autre part, à l’échelle de quartiers, de villes ou de régions. De nos jours, c’est à la fois rassurant et encourageant.

Moule quagga – un mollusque bien envahissant

 

La moule quagga (Dreissena bugensis) est une espèce exotique envahissante originaire de la région de la mer Noire. Elle est arrivée accidentellement en Suisse par le Rhin, où elle a été détectée pour la première fois en 2011, du fait des transferts de bateaux d’un milieu à l’autre: elle peut en effet survivre hors de l’eau durant plusieurs dizaines d’heures. Actuellement, sa présence est confirmée dans le Léman ainsi que dans les lacs de Constance, de Neuchâtel, de Bienne et, depuis cet été, de Morat. Elle y remplace rapidement – ironie du sort –, une autre espèce indésirable, la moule zébrée (Dreissena polymorpha), dont la présence date des années 1960. Comme beaucoup d’espèces exotiques, la moule quagga n’est confrontée à aucun prédateur à même de réguler son développement. Sa propagation devient dès lors difficilement contrôlable.

 

La moule quagga doit également son pouvoir colonisateur au fait que sa reproduction est possible dès que la température de l’eau atteint 5°C, donc pratiquement toute l’année dans les lacs suisses. Contrairement à la moule zébrée, qui se fixe exclusivement sur des substrats durs, la moule quagga peut le faire sur des substrats aussi bien durs que meubles très divers, favorisant la formation de bancs. Enfin, on peut la trouver à des profondeurs dépassant les 100m, alors que la moule zébrée ne se rencontre guère en dessous de 20m.

 

La prolifération de la moule quagga pose à la fois un grave problème environnemental et un important problème industriel. En effet, une fois arrivé à l’âge adulte, ce mollusque pouvant mesurer jusqu’à 40mm et vivre de 3 à 5 ans trouve sa nourriture en filtrant jusqu’à 2 litres d’eau par jour. Si on multiplie ce volume par le nombre d’individus, on arrive à un résultat laissant craindre une forte modification de la répartition des ressources disponibles pour les autres organismes vivants, au risque de bouleverser la chaîne alimentaire.

 

La moule quagga pose également un problème à toutes les activités basées sur l’exploitation des eaux lacustres. En effet, elle prolifère dans et sur les installations de pompage et déversement telles que crépines, conduites et chambres, dont elles perturbent le fonctionnement. Si la moule zébrée pose un problème similaire, la parade est relativement simple : il suffit de placer les prises d’eau à une quarantaine de mètres de profondeur, hors d’atteinte de ce mollusque. Pour appliquer la même stratégie avec la moule quagga, il faudrait descendre à plus de 100m, renchérissant et complexifiant d’autant les opérations de construction et de maintenance de l’infrastructure. Sans compter que des lacs comme ceux de Bienne ou Morat sont bien moins profonds que cela...

 

D’un échange technique organisé par la Société suisse de l’industrie du gaz et des eaux (SSIGE) en janvier 2021, il ressort qu’il n’existe à l’heure actuelle «pas de solution généralement applicable contre la moule quagga en ce qui concerne le captage et le traitement de l’eau du lac». En fonction des particularités de leur infrastructure, les différents services industriels travaillent sur des procédés aussi bien chimiques (chloration, ozonation, etc.) ou mécaniques (crépine autonettoyante, conduites curables, raclage/nettoyage par des plongeurs, des drones ou en surface) pour y remédier.

 

Présente dans le Léman depuis fin 2015, la moule quagga impacte également la station de pompage de l’EPFL ainsi que la nouvelle centrale de chauffe. La Ville de Lausanne, dont les stations de potabilisation des eaux du Léman à Lutry et St-Sulpice sont confrontées à l’envahissant mollusque, estime quant à elle que la protection de son réseau d’eau potable nécessitera un investissement d’au moins 11 millions de francs.