Man­hat­tan vue d’en haut?

La Cité sans voiles, Jules Dassin, 1948

Par sa volonté de "capturer la vérité quotidienne" des habitants de New-York, le film de Jules Dassin révèle l'étendue d'une ville dont la complexité, de plus en plus insaisissable, pousse à son contrôle et à sa surveillance.

Date de publication
12-11-2012
Revision
19-08-2015

Peu de temps avant d’être frappé par le maccarthysme et de s’exiler en Europe, le cinéaste américain Jules Dassin tournait La Cité sans voiles (Naked City). Vue strictement verticale, film novateur par sa volonté de prendre sur le vif une image « réaliste » de la ville (le film a été tourné dans 107 endroits différents). La séquence initiale du film est composée de trois plans aériens liés par des fondus enchaînés qui nous dévoilent l’île de Manhattan. Approchée par le Sud, on y aperçoit l’Empire State Building et Central Park, avant que l’avion ne poursuive vers l’Ouest. Pendant ce temps, le producteur du film nous présente, en voix-off et sous couvert du bruit de l’aéroplane le propos de la pellicule : « Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, nous allons arracher le voile qui tend un écran d’illusion entre vous et une des grandes capitales du monde. New York (…) va se dresser devant vous toute nue, vraie, authentique. »
Le choix de ce type de vues n’a, en apparence, rien d’étonnant. Grâce à leur position en surplomb, elles permettent d’embrasser la totalité d’un espace et de situer le récit. La vue plongeante oblique ou verticale constitue, depuis le début du 16e siècle, le principal instrument pour l’analyse, le cadastre et l’aménagement du territoire, urbain ou non urbain. Elle est une figure de la connaissance, mais aussi et surtout une figure du pouvoir et du contrôle. L’histoire de la vue plongeante est aussi l’histoire de l’appareillage progressif de la vision. Avec l’invention combinée des montgolfières, de la photographie et plus tard des avions, elle implique une émancipation du regard humain qui était jusque-là de l’ordre de l’imaginaire. La vision aérienne est liée à une révolution majeure, inhérente à la perception de l’espace-temps. 
Les images initiales de La Cité sans voiles constituent à plusieurs égards le symptôme de leur époque historique. En 1948, elles renvoient inévitablement, soit par leur perspective, soit par le bruissement régulier de l’aéroplane, à une vision militaire, banalisée pendant la guerre par les journaux filmés et les photographies de presse. Elles célèbrent aussi, de façon silencieuse mais efficace, ce fait extraordinaire : malgré quatre ans de guerre totale, et contrairement aux villes européennes et asiatiques, le territoire américain et son cœur symbolique, New York, sont demeurés intacts. Et pourtant, ces images renvoient aussi à une inquiétude à double tranchant : la difficulté de saisir l’espace de la ville dans sa globalité et sa complexité croissantes, ainsi que la volonté inexorable de la contrôler et de la surveiller. La démarche du film étant de capturer la vérité quotidienne new-yorkaise, Jules Dassin et ses assistants n’hésiteront pas à dissimuler des caméras dans des camionnettes et à filmer à travers des vitres teintées. Des procédés qui ne vont pas sans rappeler des pratiques de surveillance aujourd’hui communes.

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