Londres 2012

Entretien avec Iain Sinclair

Le chantier des jeux olympiques de 2012 ne fait pas que des heureux. Le confinement du site avec une barrière bleue, puis du fil barbelé, a provoqué de nombreuses interventions d’artistes – architectes et urbanistes inclus. L’auteur Iain Sinclair, habitant d’un des quartiers transformés depuis près de 40 ans, est l’une des figures de proue de cette résistance, qu’il thématise dans ses écrits.

Date de publication
11-01-2012
Revision
01-09-2015

Le personnage principal de cet article a failli nous faire faux bond. Iain Sinclair, écrivain britannique et arpenteur passionnel de sa ville, Londres, a tout juste trouvé le temps suffisant, deux jours avant le bouclage du présent numéro, pour nous faire parvenir quelques réponses succinctes. A quel sujet ? Les JO de Londres et le chamboulement urbain qui va avec, et dont ce chroniqueur urbain suit les traces de manière minutieuse depuis le début du gigantesque chantier en 2006.
Iain Sinclair, dont le cercle de lecteurs francophones ne cesse d’augmenter depuis la publication, l’an dernier, de la traduction en français de son livre culte London Orbital, est une sorte de « barde de Hackney », le quartier populaire de l’East End où il vit depuis quarante ans. C’est un des plus ardents critiques du branle-bas financier et publicitaire qui accompagne les Jeux, et il a confié à Télérama, en 2009 déjà, que l’organisation des JO est à ses yeux, pour Londres, « une catastrophe sur le plan urbain comme sur le plan social. Sous un prétexte fallacieux – quinze jours de compétitions sportives ! – on remodèle des quartiers qui, lorsqu’ils seront terminés, auront tellement peu d’identité qu’ils pourraient se trouver n’importe où dans le monde. […] Aujourd’hui, si vous affirmez que le bâti a des qualités propres, qu’on ne devrait pas construire ni détruire sans débat préalable, vous êtes traité de vieux nostalgique, de sentimental invétéré. […] J’étais très en colère il y a deux ans. Mais tout s’est passé exactement comme je le craignais, du coup, je me sens un peu détaché. Cette comédie sauvage a passé le point de non-retour, en termes d’absurdité, avec l’effondrement du secteur financier : on continue de construire alors que les recettes ont fondu […]. Paris ne connaît pas son bonheur d’avoir raté les Jeux olympiques !» (Télérama, 2009)
Et l’auteur d’avouer que « d’un point de vue personnel et un peu égoïste », la crise est une aubaine, que « le monde est fou » et que c’est passionnant d’écrire là-dessus, « d’observer d’un côté ceux qui nous manipulent et de l’autre, ceux qui résistent » (Télérama, 2009) . Bref, les JO 2012, c’est aussi un stimulant pour son travail. Qui a une portée bien au-delà de la polémique londonienne, cela va sans dire. Pour le quotidien britannique The Guardian, Iain Sinclair est un « toxicologue du paysage du 21e siècle » pour qui marcher est une méthode, et la ville, son sujet principal. Il se décrit lui-même comme un « fugueur », mot qu’il préfère à « flâneur », trop lié peut-être à un certain esprit 19 e siècle, à Charles Baudelaire et à Walter Benjamin.
Si nous avons choisi d’interroger Iain Sinclair au sujet du chantier olympique de Londres, c’est avant tout parce qu’il a contribué, à travers ses écrits (Sinclair, 2011), à la notoriété de la « barrière bleue » qui a poussé presque d’un jour à l’autre pour confiner, cinq ans avant le début des joutes, la zone du futur parc olympique. Sur un pourtour de près de 20 kilomètres, du contre-plaqué peint en un bleu ciel presque agressif interdit désormais l’accès au site pour assurer « la sécurité à la fois des résidents et de notre personnel », comme l’a affirmé l’Olympic Delivery Authority (ODA), l’organisme public chargé du développement et de la construction des nouveaux sites et infrastructures pour les Jeux et de leur utilisation après 2012. De nos jours, pourtant, le fait d’ériger une barrière à travers une ville évoque irrémédiablement des exemples moins bénins – la Cisjordanie, Bagdad, Belfast, le mur de Berlin. De telles comparaisons sont peut-être disproportionnées, mais elles gardent tout leur sens si l’on voit comment la blue fence, strictement surveillée et constamment repeinte pour effacer toutes les traces d’éventuelles protestations, s’est peu à peu transformée en une clôture grillagée à l’aspect pour le moins hostile.

TRACÉS : Vous insistez dans plusieurs de vos écrits sur l’incongruité de cette barrière en contre-plaqué qui, à certains endroits, coupe des quartiers en deux. Quelle est sa spécificité ? Que pensez-vous du fait qu’elle a été érigée bien avant les JO et qu’elle reste en place même au-delà, le temps de retransformer le site en un après-Jeux habitable ?
Iain Sinclair : Ce qui frappe avant tout, c’est que cette clôture, paradoxalement, n’a rien de spécifique, et c’est justement ce qui la distingue d’une simple barrière de chantier. En l’occurrence elle se transforme, elle se redéfinit à un rythme presque quotidien. C’est une clôture qui, certes, revêt une large part de territoire d’un écran protecteur, mais qui fait naître en même temps une certaine paranoïa auprès de ceux qui en sont exclus, une peur qui s’autoalimente et ne fait que croître. Un jour c’est l’apparition de la barrière bleue, puis elle se transforme en un catalogue d’images de synthèse [qui ont été appliquées sur le contre-plaqué à certains endroits, ndlr.] et on finit par se retrouver devant une clôture métallique coiffée de barbelés. Aujourd’hui, cette frontière est constamment gardée par des chiens renifleurs, des voitures sont arrêtés et fouillées à la recherche de bombes. En d’autres termes, c’est un phénomène qui relève d’une stratégie classique d’invasion militaire.

T. : Dans un essai rédigé suite à une visite d’Athènes (Criticat, 2011: 110-123), vous qualifiez l’emplacement de l’ancien stade panathénaïque de pertinent, « un espace public théâtral au sein de la polis », et décrivez cette infrastructure sportive comme une « contribution civique, pas une intervention grossière ». En plus, ses anneaux olympiques ne seraient « pas menaçants ». Qu’est-ce qui manque aux stades d’aujourd’hui pour être des « contributions civiques » ?
I. S. : Les stades actuels sont des jouets de la finance d’entreprise. Ce sont des constructions en kit qui peuvent être qualifiées de « post-architecture ». Leurs scénarios peuvent être modifiés à la guise des commanditaires. Ce sont des zones exemptes de tout élément civique, qui portent les caractéristiques d’une zone récréative d’un gigantesque shopping mall. D’ailleurs, tout accès au parc olympique passera par le Westfield Stratford City, un nouveau complexe commercial aux dimensions pharaoniques qui jouxte le site des Jeux et qui vient tout juste d’être inauguré.

T. : Qu’est-ce qui affecte le plus les gens qui habitent sur place ? Quel est selon vous l’élément le plus précieux que la construction des futures infrastructures olympiques met actuellement en danger ?
I. S. : Le langage. Partout où l’on touche aux Jeux, le langage a été corrompu et s’est transformé en un pur discours de promotion. Tout veut dire le contraire de ce que l’on laisse entendre. Et puis aussi la mémoire, qui s’est vue traduite en un héritage figé. L’histoire officielle est désormais celle qui s’affiche sur les panneaux d’information.

T. : Il existe une Olympic Park Legacy Company (www.legacy.compagny.co.uk) qui est censée s’occuper de la reconversion du site après les JO et qui a lancé par exemple un concours auprès de la population, appelée à imaginer les noms des futurs quartiers d’habitation. Pourquoi de telles interventions ne sont-elles pas suffisantes pour éviter des dommages irréversibles ?
I. S. : Parce que l’ensemble du processus de transformation urbaine qui accompagne les Jeux vise la destruction de ce qui est local et particulier. Et favorise l’inflation de tout ce qui est générique et commercial. 

Voilà pour l’essentiel. Mais Iain Sinclair n’est pas le seul à élever sa voix contre les effets pervers de la construction olympique pour 2012. Au contraire, Londres semble être un terrain particulièrement propice à toutes sortes de résistances. Ainsi, le collectif d’architectes et de designers StudioSuperniche a imaginé une série d’objets qui permettent de réutiliser les planches bleues de l’ancienne barrière et qui pourront être utilisés lors du réaménagement urbain du parc olympique après les Jeux. Leur Blue Fence Project, présenté à la dernière Biennale d’architecture de Rotterdam, livre des plans pour la construction d’un observatoire d’oiseaux, d’une table de ping-pong, de tabourets ou d’un kiosque éphémère.
Leurs confrères de l’Office for Subversive Architecture (OSA), une équipe d’architectes et d’artistes qui vivent et travaillent à Londres, en Allemagne et en Autriche et se consacrent à la conception et transformation expérimentales d’espaces, ont eu moins de chance. Leur petite plateforme Point of View, qui devait permettre à tout un chacun de jeter un coup d’œil par-dessus la barrière bleue, a été démonté par l’Olympic Delivery Authority une dizaine de jours après sa construction, en juin 2008.
D’autres interventions sont volontairement temporaires, comme celle de Immediate Theatre, un groupe londonien qui travaille dans le domaine du spectacle vivant dans le but de favoriser l’intégration sociale de minorités. Sa Big Blue Fence Story s’est déroulée dans une sorte de cabane éphémère de 13 portes et boîtes praticables construites avec des planches bleues de la barrière olympique. L’installation a voyagé entre mai 2009 et juin 2010 dans différents quartiers de l’est de Londre et a donné lieu à de nombreux workshops.
Dans le domaine du cinéma, enfin, il convient de mentionner le court-métrage The Games, sorte d’olympiades surréalistes mises en scène en 2007 dans le périmètre promis aux JO. Hilary Powell et son équipe ont tourné de manière presque clandestine, sans autorisation officielle, et le résultat peut être perçu comme une sorte d’antithèse de Dieux du stade, le documentaire de Leni Riefenstahl tourné sur les Jeux olympiques de Berlin en 1936. La jeune réalisatrice a également écrit un essai sur les Jeux, ses récits et ses mythes qui a paru en 2009 dans le premier volume de Critical Cities, une série de publications transdisciplinaires dédiées à un urbanisme qui regarde « au-delà des discours officiels » (Powell, 2009).
Pour terminer, on retrouve trace de Iain Sinclair dans un autre projet audiovisuel, Memo Mori, un film réalisé par Emily Richardson. C’est un projet issu de différentes excursions, en compagnie de l’auteur, à travers le quartier de Hackney et le futur site des JO, à pied, en bus ou en canoë. La cinéaste et l’écrivain sont partis ensemble à la recherche de paysages urbains en voie de disparition, par exemple les Manor Garden Allotments, des jardins familiaux désormais détruits. La bande sonore du court-métrage est ponctuée par des commentaires de Iain Sinclair, qui y lit également des extraits de son Hackney, That Rose-Red Empire, ultime parution, avec le tout récent Ghost Milk (Sinclaire, Hackney, sur les dérives urbanistiques des jeux olympiques de l’année prochaine. Les deux ouvrages ne sont pas encore traduits en français.

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