Let's re­dis­co­ver: re­dé­cou­vrir la terre au 21e siècle

Retour sur la manifestation inaugurale et le premier cycle de rencontres et conférences qui a eu lieu du 16 au 18 juin, dans le cadre du Salon Suisse, Wake up ! A path towards better architecture organisé en marge de la 15e Biennale d’architecture de Venise. La terre crue, redécouverte, réinventée, éminemment contemporaine se trouvait au cœur des réflexions.

 

 

Date de publication
31-08-2016
Revision
05-04-2017

Dans son ouvrage Construire avec le peuple, Histoire d’un village d’Egypte : Gourna (Paris, Sindbad, 1971), Hassan Fathy se réclame de l’héritage de la reine Hatshepsout, pharaonne représentée sur les bas-reliefs antiques, agenouillée en train de fabriquer une brique de terre crue à l’aide d’un moule en bois. De la technologie pharaonique de la brique de terre crue employée dans des bâtiments plurimillénaires, comme le Ramesseum à Louxor ou les mausolées de Bagawat, il entend reprendre l’essentiel de la simplicité. La brique crue participe de l’autoconstruction. Fabriquée manuellement, artisanalement, elle met l’architecture à la portée de chacun. Le fait constructif n’échappe pas à l’usager qui peut, s’il le souhaite ou s’il y est contraint, fabriquer sa propre maison lui-même. Fathy pressent en Egypte l’enjeu de cet empowerment de l’architecture par ses usagers, facteur central des thématiques de la Biennale d’architecture 2016 Reporting from the Front établies par Alejandro Aravena.

Mais la réputation dont jouit alors la terre crue en Egypte est catastrophique. C’est le matériau du pauvre par excellence, celui des conditions de vie indignes, qui ramène ses usagers au Moyen Age. Les contemporains de Fathy, que ce soient les agronomes étrangers experts de la classe paysanne ou les auteurs égyptiens, comme Tawfiq al Hakim dans le Journal d’un substitut de campagne (1942), décrient à l’envi les petites masures de torchis armé de palmes dans lesquelles vivent misérablement les paysans d’Egypte. La gageure de Fathy va consister à promouvoir ce matériau (du) pauvre dans une architecture contemporaine. Car l’architecte n’entend nullement, ce qui lui a été pourtant indûment reproché, maintenir les fellahin au Moyen Age. Il cherche à reprendre le fil de l’architecture arabe, fil interrompu par le brutal processus de colonisation. La terre est pour lui l’un des moyens appropriés pour réaliser l’architecture arabe moderne.

L’Enfer du béton armé est une pièce de théâtre écrite en 1964 par Hassan Fathy. Choisir de représenter cette pièce lors de l’ouverture du Salon Suisse de la Biennale de Venise relève d’un esprit de provocation, surtout venant d’un pays comme la Suisse où la tradition du béton armé est solide et incontestable. Adepte d’un théâtre pédagogique ou didactique, Fathy emprunte à Camillo Boito1, en mettant essentiellement en scène deux protagonistes. L’un, Hassan Kaf, fonctionnaire d’état, adepte aveugle de la modernisation occidentale, l’autre, Hassan Mim, architecte, convaincu de la supériorité des traditions constructives locales, adaptées au milieu et au climat. La comparaison entre les invivables casernes locatives et administratives en béton armé, alignées le long des larges artères de la ville nouvelle de Kharga, et les anciennes maisons de terre crue blotties le long des ruelles étroites et tortueuses de l’ancienne Kharga, parle en faveur du savoir-faire des maîtres-maçons locaux. Ceux-ci travaillaient en connaissant le climat extrême du désert et ses tempêtes de sable et faisaient de leur architecture un rempart contre l’hostilité du lieu. La pièce se conclut par les lamentations de Hassan Kaf, qui regrette d’avoir vendu la maison de ses ancêtres pour une bouchée de pain contre un appartement invivable dans une maison moderne où ses enfants tombent malades et réalise à quel point il s’est laissé berner par les sirènes de la modernité occidentale.

Patriote, fier des savoir-faire nationaux, chantre du monde arabe, Fathy diabolise les inventions sataniques de l’Occident. La pièce comporte une forte charge anti-coloniale et anti-américaine qui passe en revue tous les chevaux de Troie du monde occidental: le béton armé, le Coca-Cola, l’air conditionné. Ces trois inventions démoniaques ont remplacé la terre crue, matériau approprié, le thé, boisson emblématique du monde arabe, et les ventilateurs des oasis ou les capteurs d’air, subtiles méthodes artisanales pour maîtriser la ventilation. Fathy dénonce l’industrialisation du bâtiment qui renchérit les coûts de construction et rend les logements inabordables aux plus démunis. Hassan Kaf pleure en effet de devoir encore rembourser le crédit de son appartement hors de prix et d’une qualité incomparablement inférieure à celle de la belle maison des ancêtres, spacieuse et agréable à vivre. La modernité occidentale n’est dans le monde arabe qu’une mystification inadaptée, un miroir aux alouettes.

Légataires de Hassan Fathy, le céramiste-architecte et fabricant de panneaux de terre crue autrichien Martin Rauch et l’architecte allemande Anna Heringer (prix Aga Khan en 2007), défendent une terre crue absolue en proscrivant tout recours au ciment. Invités par Alejandro Aravena, ils sont les auteurs d’une installation entièrement en terre dans le pavillon central de la Biennale, dont la texture douce et l’odeur primitive ramènent l’être humain à ses origines. Avec 25 tonnes de terre, ils ont créé un sol et un banc, un panneau mural, une sculpture habitable baptisée «Pepita», réalisée avec la technique Zabur de compactage entièrement manuel. Aux côtés de Simon Velez, apôtre colombien d’une «architecture végétarienne», ils ont pris la parole lors de l’ouverture du Salon Suisse pour expliquer l’évidence du matériau terre et l’importance de renouer avec le primordial.

Sous le titre Let’s rediscover, le salon du mois de juin a donné voix à l’architecture de terre sous diverses formes : des briques ou plaques de terre crue aux blocs de terre stabilisée. Les intervenants suisses ou étrangers sont chacun à leur façon les héritiers de Hassan Fathy.

Le bloc de terre stabilisée de terrabloc: une réponse aux normes européennes

L’agence terrabloc a réalisé en face du Consulat suisse, sur la piazza Sant’Agnese, un édicule appelé «%%gallerylink:19893:Palcoterra%%», sympathique mobilier urbain de blocs de terre crue stabilisée, en dialogue avec la vieille façade en terra cotta de l’église romane de Sant’Agnese. Les usagers de la place se sont vite accaparés l’objet pour s’y asseoir, y pique-niquer, voire l’escalader. Le «Palcoterra» semble avoir été là depuis toujours. Davantage que les bancs de bois rouge pimpants qui, depuis peu de temps, constellent municipalement toutes les piazze et tous les campi de Venise.

Conscients de l’urgence environnementale, les protagonistes de terrabloc proposent une solution écologiquement et économiquement incontestable à l’évacuation des terres des fouilles de chantier: plutôt que d’évacuer le matériau extrait sur des dizaines de kilomètres par camion, l’employer pour la construction, en montant une chaîne de production sur place. L’expérience a déjà porté ses fruits à Genève, notamment dans l’exemple de l’usine hydroélectrique de Vessy. Toutefois, au prix horaire de la main-d’œuvre helvétique, le système reste encore onéreux pour qui n’entend pas pratiquer de l’autoconstruction.

Laurent de Wurstemberger, architecte, et Rodrigo Fernandez, ingénieur, de terrabloc, accompagnés du vidéaste Samuel Dématraz, ont accompli sur la scène du Salon Suisse (par un soir d’acqua alta, ce qui les a privés du public mérité) une performance d’un grand niveau artistique. Tandis que les duettistes de l’agence se passaient la parole pour évoquer leur travail commun en terre crue, notamment la fabrication manuelle à l’aide d’une presse hydraulique, de blocs stabilisés de 8 kg, propres à répondre aux normes constructives européennes, le vidéaste les accompagnait par une animation sur le thème principal du «Palcoterra». Sous nos yeux, la terre des blocs se dissolvait pour se retrouver fluide, presque liquide, dégoulinant en larges cascades de granulats. En écho au mélange de terre, sable, argile qui caractérise la technologie de la terre crue, ce mélange des genres – artistique, architectural et d’ingénierie des matériaux – a plongé le spectateur dans un «hymne à la terre», indicible spectacle des origines d’une Ur-Architektur (ou architecture originelle), où les blocs manufacturés et mis en œuvre se défaisaient en un magma informe pour se solidifier à nouveau.

Les fines galettes de terre de la vallée de Hadramut: l’architecture traditionnelle yéménite

L’architecte irakienne Salma Samar Damluji nous a fait voyager à travers le Yémen et en particulier la vallée reculée de Hadramaout2, qu’elle connaît si bien pour y avoir des années durant effectué des recherches sur l’architecture traditionnelle, celle de ces maisons hautes construites par des maîtres maçons expérimentés, qui sont de moins en moins nombreux à détenir encore les savoir-faire traditionnels. La terre crue est là-bas moulée en fines galettes plates et carrées, un matériau friable qu’il faut savoir manipuler avec délicatesse et dont on peut pourtant faire des maisons hautes de plusieurs étages. Selon les circonstances et les régions, ce matériau alterne avec la pierre. C’est à tenter de conserver les savoir-faire traditionnels que s’est employée Damluji en restaurant avec l’aide des maîtres maçons d’anciennes constructions, mais aussi en proposant des interventions contemporaines dans le tissu ancien. Sans sacraliser le patrimoine, elle tire de la leçon de la tradition, comme l’avait fait son maître Hassan Fathy avant elle, quelque chose qui ressemble à une architecture yéménite moderne.

Logements de réfugiés au Sahara occidental et à Gaza: la terre comme ressource ultime

Le dernier jour du Salon Suisse de juin était consacré aux logements de réfugiés en Afrique de l’Ouest et au Moyen-Orient. Dans l’après-midi, Manuel Herz, architecte établi à Bâle, nous a présenté le pavillon consacré aux camps du Sahara occidental, projet collaboratif réalisé par l’Union Nationale des Femmes Sahraouies, le photographe Iwan Baan et l’architecte3. Sous une tente qui réinterprète les campements bédouins des Sahraouis, le public découvre une intéressante évocation des établissements quasi-urbains qui se sont développés dans le Sud algérien, ainsi que le travail participatif des tisserandes qui ont traduit une représentation cartographiée schématique de leur univers en tapis traditionnels. Depuis le début, en 1975, du contentieux territorial sur le territoire du Sahara occidental et l’exil des Sahraouis en Algérie, la vie s’est organisée. De fait, les camps sahraouis reproduisent une vie calquée sur celle vécue dans les localités dont ils ont été expulsés, ce qui questionne la notion même de logement provisoire.

Si l’on trouve des maisons dans différents matériaux, les moins chères en fer blanc et les plus coûteuses en plots de ciment, les habitations, qui peuvent obéir à différentes typologies, résultent le plus souvent d’un mariage de la construction en terre crue, associée à la vie sédentaire, et de la tente de toile, évocation de la vie nomade. Des maçons savent encore fabriquer le degré zéro de la brique de terre : du sable du désert mélangé à de l’eau. Ce matériau, à partir duquel la famille édifie une hutte rectangulaire généralement couverte de tôle ondulée, est le plus avantageux. La terre est clairement le matériau traditionnel qui évoque les maisons du Sahara occidental d’autrefois.

Très concerné par la question sociale en architecture, Bill Bouldin, du bureau genevois Mechkat Bouldin architectes, nous a présenté un autre type de logement d’urgence, répondant à la question : comment construire lorsque l’on a rien que son ingéniosité à disposition? Construire à Gaza en 2009 après l’opération «Plomb durci» relevait de la gageure sous le blocus imposé par Israël. Comment, avec l’aide de l’UNWRA4, envisager de procurer aux habitants des petites unités d’habitation décentes ? Il s’agit là aussi d’en revenir à la leçon de Hassan Fathy et de Construire avec le peuple, ainsi qu’à son projet de logements pour réfugiés de 1957 dans le même contexte, comme le montre un dessin avec trois variantes pour des unités d’habitation5.

Bill Bouldin nous a expliqué comment monter une chaîne de production artisanale de briques crues, façonnées à l’aide de la terre locale, et comment se mettre à plusieurs pour construire une maison intégralement en terre, murs, voûtes ou coupoles. Ce projet a été mené avec la collaboration de Rashid al Ruzzi, architecte palestinien. Une soixantaine de maisons ont été construites à partir d’un prototype simple, procurant emplois, logements et dignité à leurs habitants.

Terre contre béton ou BTS?

L’opposition terre/béton mise en exergue par Hassan Fathy dans L’Enfer du béton armé est-elle encore d’actualité ? Nombreux sont les architectes qui aujourd’hui recourent à la BTS (brique de terre stabilisée) ou au BTS (béton de terre stabilisée). Alors que le groupe Lafarge-Holcim met au point pour l’Afrique une brique de terre stabilisée appelée DuraBric, fabriquée à partir de la terre locale à laquelle on adjoint 5 à 8% de ciment, les lobbys du ciment et du béton sont-ils par opportunisme en train de rattraper la technologie de la terre crue? Que penser de ces nouveaux produits qui renouent avec des techniques déjà employées dans les années 1960-1970, par exemple pour le grand projet socialiste algérien des Mille villages?

Aux yeux des puristes toutefois, recourir au ciment est une sorte de pacte avec le diable. Wang Shu, Pritzker Prize 2012 et président du jury du premier Terra Award 2016, a très clairement spécifié que s’il entre du ciment dans la composition de la terre, on ne peut plus parler d’une architecture de terre. Martin Rauch, fabricant de panneaux de terre dans sa firme Lehm-Ton-Erde, partage le même point de vue.


Notes

1. Conserver ou restaurer, Les dilemmes du patrimoine, Besançon, Editions de l’Imprimeur, 2000, [1893], 112 p.

2. www.dawanarchitecturefoundation.org/Default.aspxconsulté le 1 août 2016.

3. Manuel Herz, From Camp to City, Refugee Camps of the Western Sahara, ed. by Manuel Herz, in cooperation with ETH Studio Basel, Lars Müller Publishers, September 2012.

4. United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East, soit Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient.

5. http://archnet.org/print/preview/mediacontents=30850&views=i, consulté le 29 juillet 2016.

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