«L’es­pace pu­blic est le fon­de­ment des villes et de la co­ha­bi­ta­tion so­ciale»

Après deux Biennales consacrées aux changements territoriaux de la Suisse, l'institut international pour l'architecture i2a organise le 10 mais prochain une journée d'étude consacrée à la question de la signification et de la production de l’espace public par le privé dans la ville contemporaine. Ludovica Molo et Ariane Widmer, les organisatrices et curatrices de l'événement, répondent à nos questions.

Date de publication
07-05-2019
Cedric van der Poel
Codirecteur d'espazium.ch, espace numérique des éditions pour la culture du bâti

espazium: Profitons de cet entretien pour faire le bilan des deux premières éditions de la biennale organisée par i2a. L'événement s'est-il durablement implanté dans le territoire?
Ludovica Molo (LM)
: Les deux biennales i2a ont été des moments d’échange et de débat pour aborder le passé, le présent et l’avenir du territoire sous différents angles. Elles ont offert une occasion de rencontre et de dialogue entre différentes compétences et disciplines, dans un contexte d’interaction et de partage. Un réseau a été créé entre diverses associations (professionnels, citoyens, administrateurs, universitaires, hommes politiques), lequel est resté actif entre les participants jusqu’à aujourd’hui et fleurira à nouveau lors de la prochaine biennale i2a.
Pour moi, ces deux biennales, fruits de ma rencontre et de mon amitié avec Ariane Widmer, ont été des moments très surprenants, où régnait une atmosphère exceptionnelle.

Ariane Widmer (AW): Pour ma part, les biennales i2a à Lugano ont été de très belles occasions, non seulement de renouer avec mes «origines tessinoises» - retrouver le milieu dans lequel j’ai effectué mes études, mes professeurs et camarades du Tessin -, mais aussi de réaliser un projet avec Ludovica Molo, amie avec qui je partage des convictions professionnelles communes. 
Concernant l’impact de l’événement, il n’est évidemment pas le même au Tessin qu’ailleurs en Suisse. La biennale se ressent plus au Tessin, notamment à cause de la grande participation des collectivités publiques, locales et cantonales. Un des buts principaux de la biennale reste cependant de s’ouvrir à des horizons plus larges, en Suisse et au-delà. Cette ouverture, nous la souhaitons non seulement parmi les exemples présentés et débattus dans la biennale, mais aussi pour les échanges avec et au sein du public. Par conséquent nous cherchons plutôt à attirer plus de participants venant d’ailleurs. 

L'événement a-t-il eu de l'influence au niveau politique ou reste-t-il un événement (utile) pour la diffusion de la culture du bâti?
LM
: Nous avons remarqué un intérêt croissant pour certains thèmes dont nous nous occupons depuis toujours, tant de la part du public que des médias. En même temps, nous assistons à des changements importants dans la façon de traiter ces questions. Il s’agit d’une prise de conscience collective – mais il me serait difficile de dire si et en quelle mesure le travail de sensibilisation de i2a a contribué à ce processus. 

Pourquoi organiser un «in-between»? La biennale changera-t-elle de statut pour devenir un événement annuel?
AW
: La biennale «in-between» nous sert de moyen pour maintenir la flamme en vie. Pour ce faire, nous désirons proposer une alternance entre grand et petit évènements. En termes de contenu, le territoire et le « croisement des regards » restent les thèmes principaux de la biennale et de la « in-between ». Seul le format change. Les grandes biennales, qui elles ont lieu du jeudi soir au samedi midi, attirent environ 200 participants, alors que lors de  la « in-between », dont les échanges sont concentrés sur une journée, nous attendons une cinquantaine de personnes. La journée du vendredi 10 mai nous dira si cette formule convainc réellement ou pas.

LM: La Biennale i2a est une manifestation qui se déroule sur deux jours et qui offre des événements collatéraux, une exposition, une projection cinématographique ainsi que des visites. Elle propose aussi plusieurs moments conviviaux pour que les participants aient la possibilité d’interagir entre eux. Elle est interdisciplinaire et s’adresse, par des interventions variées, autant à des spécialistes qu’à un public plus vaste.
L’édition courte que nous introduisons cette année pour la première fois présente pour nous l’occasion d’approfondir des sujets qui ont déjà été relevés lors de la «grande» biennale ainsi que de poser les bases pour le prochain événement. Nous aimerions aussi que ce petit format, qui présente des cas d’études provenant de différentes parties de la Suisse, puisse voyager dans d’autre régions, en anticipant la prochaine Biennale i2a.

Le sujet de cette biennale «in-between» soulève une question éminemment importante et politique: celle de l'espace public dans le cadre d'une élaboration de la ville toujours plus complexe et dans laquelle des financements privés interviennent de plus en plus. Qu'est-ce qui a motivé ce choix? Un constat plutôt inquiétant de l'état de l'espace public dans les villes suisses? 
AW
: L’espace public constitue le fondement des villes européennes et de la cohabitation sociale. Dans un contexte toujours plus compliqué en termes de processus de fabrication urbaine, il est d’autant plus important d’être exigent et de garder un œil très vigilant sur la manière de produire l’espace public. J’aimerais ici citer Olivier Mongin, qui rappelle que « La condition urbaine n’est pas un acquis, (mais qu’) elle passe par la création de lieux, la recomposition de lieux et par la lutte des lieux démocratiques.». Je partage entièrement cette vision.
L’espace public comme ciment des villes est par ailleurs un thème qui nous tient à cœur, à Ludovica Molo et à moi-même. Toutes les deux, nous cherchons à le placer au centre de nos préoccupations, en partie parce qu’il parle du collectif et de l’équilibre entre intérêt public et privé, mais aussi parce qu’il est par excellence le lieu d’expression de la société et de notre culture. 

LM: On pourrait peut-être ajouter qu’il nous paraissait important de réfléchir à des stratégies pour atteindre cette qualité des espaces publics et de l’architecture qui nous tient tant à cœur, aussi en tant que citoyen. En ce sens, une bonne interaction entre public et privé est fondamentale et nous voulons trouver quels outils permettent d’encourager ces échanges, tout en préservant l’intérêt de la collectivité et en respectant les contraintes économiques de l’investisseur privé. 

Et quel est l'état de l'espace public au Tessin? 
LM
: Au Tessin, l’intérêt pour l’espace publique en tant qu’espace collectif de qualité issu d’un projet est récent. C’est ce dont témoigne le nombre croissant de concours pour les espaces publics. En ce sens, il est aussi important de parler des procédures et de montrer le potentiel qu’offrent certaines démarches pour créer des espaces de qualité représentatifs de notre société.

Que des intérêts privés (souvent basés sur la rentabilité) puissent aussi bénéficier à l'intérêt public ressemble à la quadrature du cercle. Avez-vous des exemples? Si oui, quels ont été les leviers politiques et/ou économiques? 
AW
: Les cas d’études qui seront présentés et débattus le 10 mai nous semblent être de « bons exemples » qui prouvent qu’il est possible de concilier les deux: s’inscrire dans une logique économique et offrir quelque chose au public. Je dirais même plus: ils démontrent que les deux partis ont grand intérêt à un engagement commun. Ce «deal» a d’ailleurs toujours existé: les villes et aussi les villages ont toujours été le fruit d’une mise en commun d’intérêts privés et publics. 

LM: La journée du 10 mai a pour but de présenter des projets fructueux issus de différentes régions de Suisse – des histoires à succès – qui peuvent servir comme exemple et inspirer un processus; ou peut-être aussi de montrer des cas d’études qui permettent tout simplement de renouer le fil de cette relation entre maître d’ouvrage privé et institution publique (public et privé). Ce lien se base sur une vision et donc une volonté commune qui, comme dit Ariane Widmer, a toujours existé.

L’entrée de la culture du bâti dans le Message culture 2016-2020 de la Confédération, la Maison de l’architecture à Genève, i2a à Lugano, le Théâtre de l’architecture à Mendrisio, la CUB dans le canton de Vaud, sont-ils pour vous le signe d’un changement d’attitude et d’une prise de conscience du rôle culturel joué par l’architecture, l’urbanisme et l’ingénierie en Suisse? Si oui, pourquoi un tel changement d’attitude?
AW
: Il est clair que nous assistons à un changement d’attitude, à une prise de conscience collective. Selon moi, la raison principale de cette évolution se situe dans la transformation rapide du territoire que nous observons en Suisse et ailleurs en Europe depuis 20 ans. La croissance démographique de même que la globalisation ont un impact territorial fort et entraînent trop souvent une banalisation terrifiante de l’architecture. Expliquer ces enjeux et en débattre, transmettre de bonnes conduites, savoir s’imprégner des lieux spécifiques et apprendre à résister constituent aujourd’hui des actions essentielles et attendues au-delà des milieux professionnels. Il faut en parler et c’est justement ce que Ludovica Molo et moi-même essayons de faire grâce aux biennales de l’i2a. 

LM: Il ne se passe pas un jour, au Tessin du moins, sans que la presse ne mentionne la problématique du territoire. Il y a sans doute, dans la société civile, une prise de conscience croissante concernant la valeur du territoire comme un bien commun et «fini». On ressent cependant une certaine peur face aux transformations radicales observées ainsi que de la crainte face au risque de perdre à jamais un équilibre millénaire entre paysage et bâti, entre homme et nature. A cela s’ajoute un confusion identitaire pour un pays qui se dit alpin mais qui devient toujours plus urbain.
De plus en plus, les citoyens s’organisent en groupes, demandent à être informés et à pouvoir participer. Avec Ariane Widmer, lors de nos Biennales i2a, nous essayons de trouver des outils qui aident à comprendre ces phénomènes et de proposer des stratégies pour agir.
Le fait de pouvoir parler aujourd’hui de culture du bâti est un acquis immense, d’autant plus que le bâti peut désormais être abordé en termes de qualité et non seulement de rentabilité. Mais comment définir la qualité? Ariane Widmer et moi-même cherchons, dans nos différentes activités, à identifier et promouvoir les instruments et les processus qui encouragent la qualité de l’architecture et de l’espace public.

Le Théâtre de l'architecture à Mendrisio et i2a à Lugano: n’y a-t-il pas un risque de concurrence, notamment sur la recherche de financement?
LM
: En ce qui concerne la recherche de financement, la forte concurrence entre les institutions culturelles me paraît normale, en particulier dans une région aussi petite que le Tessin. Toute initiative qui vise à diffuser la culture du bâti est selon moi la bienvenue, surtout dans un territoire qui a connu des décennies de construction incontrôlée et qui s’est transformé radicalement, passant d’une société rurale à une société du secteur tertiaire.
Il faut aussi dire que la mission de i2a est très spécifique et qu’elle se différencie assez de celle du Théâtre de l’architecture. Nos activités - expositions, débats, cours pour enfants et autres - s’adressent directement à la société civile, afin de sensibiliser un public aussi large que possible sur les thématiques liées à la culture du bâti. L’i2a élève des ponts entre citoyens, professionnels, experts et administration publique, dans le but de réfléchir ensemble au futur de notre territoire, de notre environnement.

Ludovica Molo est architecte et directrice de l’i2a, Istituto Internazionale di Architettura, depuis 2011.
Ariane Widmer est architecte et urbaniste. Depuis mars 2019 elle est directrice de la planification cantonale et régionale de l’État de Genève.

Informations
 

aspettando la biennale i2a 2020:
Nell'interesse di tutti: pubblico, privato, collettività

10 mai 2019, de 9h30 à 18h
Villa Saroli, viale Stefano Franscini 9, 6900 Lugano
Plus d'informations ici

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