Les fe­nêtres de Siza

Commentaire sur l’œuvre d’Álvaro Siza à partir de quatre fenêtres du musée Nadir Afonso

Date de publication
19-06-2017
Revision
27-06-2017

Fin 2016 Siza livre dans la petite ville de Chaves au nord-est de Porto un musée dédié à l’exposition et la mise en valeur des œuvres de Nadir Afonso, artiste-peintre lusitanien natif du lieu. Sur un terrain inondable situé à proximité de la rivière Tâmega, un affluent du Duro, l’unique étage du bâtiment est surélevé du sol par une série de murs disposés perpendiculairement au cours d’eau. La plateforme en béton apparent blanc se déploie, se plie et s’interrompt en écho aux aspérités du mur en pierres sèches de la ruine de Canhela das Longras située en contrebas (fig. %%gallerylink:23422:1%% et %%gallerylink:23423:2a%% et %%gallerylink:23424:2b%%). Côté ville, une rampe relie le bâtiment à une promenade piétonne et permet d’accéder au «niveau utile» du musée. A l’intérieur, à proximité de l’entrée se regroupent la bibliothèque, l’auditorium et les espaces dévolus à l’accueil des visiteurs. Les quatre salles d’exposition s’organisent longitudinalement dans la partie centrale du bâtiment. A l’extrémité nord-est du volume, se situent les locaux administratifs et de service. L’atelier de Nadir Afonso conclut le long paquebot.
Comme souvent quand on s’intéresse de près à une réalisation de Siza, deux manières d’appréhender l’architecture se succèdent et se complètent. Au premier abord, la précision de l’implantation, l’attention au voisinage, la concision formelle et la rigueur constructive donnent l’impression que ses bâtiments ont toujours été là. Dans un deuxième temps, cette intelligibilité s’estompe pour laisser apparaître des détails qui suscitent des émotions inattendues. L’analyse objective des dispositifs architecturaux ne suffit pas. L’expérimentation par les sens, nécessairement subjective, devient tout autant opérante à l’intellection de son architecture. Le musée à Chaves est une belle démonstration de cette double lecture. Grâce à son implantation et sa forme empathiques au contexte, le bâtiment dégage, de prime abord, un effet d’évidence. Mais en arpentant plus longuement le lieu, cette rassurante évidence laisse place à un étrange sentiment de doute lié à des situations architecturales énigmatiques. A quatre endroits différents du musée, Siza dessine des fenêtres dont les usages dépassent leurs strictes utilités fonctionnelles. Sur la façade sud, une fenêtre en bandeau démesurément allongée sectionne longitudinalement le volume. Sous le bâtiment, des passages aux formes géométriques primaires sont taillés dans des murs de soutènement. Dans l’atelier de Nadir Afonso, une alcôve cubique creusée dans le volume semble suspendue dans le vide. Sous la toiture, un grand carreau de lumière tapisse un banal espace technique. Autant de dispositifs singuliers qui bousculent ou subliment l’archétype architectural de la fenêtre. Le travail de Siza propose une manière plus subjective d’appréhender l’architecture, un espace où elle semble, en définitive, échapper à son auteur.

Fenêtre 1 – bandeau horizontal


Vus depuis le chemin de piéton, le mur de ruine, la rivière, sa ripisylve et le vide filant sous le volume génèrent un jeu de stries parallèles qui tantôt s’écartent, tantôt se rapprochent ou s’entrecroisent. En résonnance avec ce paysage d’horizontales, Siza introduit sur la façade une mince et longue fenêtre de 1 mètre de haut et de plus de 30 mètres de long (fig. %%gallerylink:23425:3%%). La longue faille continue et dépourvue de porteurs intermédiaires fend longitudinalement le volume et accroît les coulissements des éléments horizontaux les uns par rapport aux autres. Ce paysage dynamique est tout aussi prégnant à l’intérieur du bâtiment. Depuis la salle d’exposition centrale, la fenêtre horizontale continuellement présente dans le champ de vision des visiteurs entretient une tension visuelle avec l’extérieur (fig.%%gallerylink:23426:4%%). Les paysages peints par Afonso se confondent avec le panorama extérieur découpé dans l’embrasure. L’emploi de la fenêtre horizontale comme un dispositif architectural générant une dialectique entre l’espace intérieur et le paysage à l’extérieur est un thème récurrent dans le travail de Siza. Dans l’église à Marco de Canavezes située à quelques kilomètres de Chaves et réalisée en 1996, l’architecte dispose la fenêtre en longueur très bas, en dessous de la ligne d’horizon. Depuis l’intérieur, en position debout, elle donne à voir la ville en contrebas. Assis, elle est située au dessus du niveau des yeux et permet une vue haute et dégagée vers le ciel. Dans ces deux projets, en exacerbant les proportions des fenêtres et en les disposant à des hauteurs a priori inhabituelles, Siza célèbre la fenêtre en bandeau corbuséenne. A travers elle, «la nature déploie ses métamorphoses»1  écrivait Le Corbusier à propos de la fenêtre principale de la Villa Le Lac réalisée en 1923. La même observation peut être précisément reproduite aujourd’hui à propos de la fenêtre du musée à Chaves.

Fenêtre 2 - plans ludiques


Le risque de crues de la rivière a pour conséquence la surélévation du bâtiment par une série de voiles porteurs en béton. A l’extrémité nord-ouest du terrain, un cheminement en pierre invite les visiteurs à passer sous un arc en plein-cintre percé dans le premier mur et à s’avancer ensuite dans l’espace sous le musée. (fig. %%gallerylink:23427:5%%)  Les voiles sont ensuite épisodiquement percés par des vides aux formes géométriques primaires. Un triangle est découpé dans le premier mur, ensuite un demi-cercle et enfin un carré. Quelques murs plus loin, l’ordre s’inverse: d’abord le carré, le demi-cercle et le triangle. (fig. %%gallerylink:23428:6%%) Si ces ouvertures se justifient prosaïquement par la nécessité de soulager la pression latérale sur les voiles en cas d’inondation, leurs géométries singulières semblent directement provenir du répertoire de l’œuvre abstraite de Nadir Afonso (fig. %%gallerylink:23433:7%%). Il faut attendre l’heure de la sortie de l’école ou une promenade dominicale au bord de la rivière pour découvrir l’usage effectif de ce lieu. La succession des murs pleins et des vides fabrique un terrain idéal pour un jeu de cache-cache pour les enfants. En s’inspirant directement du répertoire pictural de Nadir Afonso, Siza transforme l’espace sous le bâtiment, à priori inutilisable, en une aire de jeu insolite. L’espace s'affranchit des raisons et des influences qui l’ont enfanté pour susciter des représentations et des usages inattendus.

Fenêtre 3 – alcôve d’atelier  


En 2003, au commencement du projet, le programme comprenait un atelier réservé à Nadir Afonso. L’artiste, décédé quelques années avant l’inauguration du bâtiment, ne verra pas l’espace de travail qui lui était dévolu, mais celui-ci sera quand même réalisé. Le volume de l’atelier est un parallélépipède légèrement déformé par l’inclinaison d’un long côté. Il est éclairé par une lumière zénithale homogène provenant d’un shed orienté au nord. Évidée dans la plus petite face du volume, une fenêtre en forme d’alcôve cubique s’ouvre du côté de la rivière. (fig. %%gallerylink:23434:8%%) Ce cube est composé de deux faces pleines, deux faces vitrées et deux faces évidées. La boîte fonctionne comme un appareil optique réagissant différemment selon la luminosité du jour. Par contraste avec le soleil direct, les murs en béton s’obscurcissent et le vitrage découpe un paysage net dans le houppier de l’arbre en face. Lorsque la lumière du jour est moins forte, au soleil couchant par exemple, le feuillage se reflète sur le vitrage frontal. A l’intérieur, un petit escalier latéral permet d’accéder au toit de la boîte. L’explication de l’utilité de ce dispositif spatial se trouve dans le projet de la faculté  d’architecture de l’Université de Porto réalisé entre 1984 et 1996: au centre de l’atelier de dessin situé au dernier étage du bâtiment, Siza a l’idée de construire un promontoire d’où les enseignants peuvent examiner les dessins des étudiants. De la même façon, dans l’atelier de Nadir Afonso, l’artiste peut observer ses toiles depuis le toit de l’alcôve. Mais à Chaves, contrairement à Porto, le podium est à la fois un dispositif d’éclairage et d’observation. Siza transforme ainsi une fenêtre ordinaire en un outil de contrôle de la lumière pénétrante, en une interface qui démultiplie les reflets, et enfin en un observatoire d’atelier. La fenêtre devient un espace à part entière. 

Fenêtre 4 – skylight   


Il faut d’abord parcourir un long couloir, passer ensuite par une pièce de service et enfin traverser un banal espace technique pour découvrir la fenêtre la plus énigmatique du bâtiment: un carreau vitré composé par six longues rangées de carrés de verre laminés et opalines. (fig.9a et 9b) Ce tapis vitré est entouré par une allée de service et bordé sur ses deux grands côtés par des murs de brique de verre. Une double rangée de stores permet de contrôler la lumière selon l’intensité lumineuse à l’extérieur. L’espace fonctionne comme un dispositif de diffusion d’une lumière naturelle tamisée à l’intérieur de la salle d’exposition située à l’étage inférieur. Mais, dans l’esprit de l’architecte, il ne s’agit pas seulement d’un espace utilitaire. Le dessin des tablettes en bois le long des murs de briques de verre, la dissimulation de la structure porteuse en acier et les conduits de fluides dans un plafond lissé en plâtre blanc, ou encore l’intégration des caissons de stores dans le faux plafond sont des détails architecturaux qu’on ne retrouve pas habituellement dans un banal local technique. L’effort structurel est encore plus révélateur de l’attention toute particulière qu’accorde Siza à cet espace. Afin de ne pas obturer les grands pans de brique de verre par des poteaux intermédiaires, les deux poutres en formes de H supportant la toiture reposent sur une série de fins poteaux tubulaires. Le soin particulier accordé par l’architecte au dessin de cet espace s’explique par son intention de le rendre visible, voire accessible. Dans la note descriptive sur son bâtiment, Siza écrit à propos de cet espace: «Dans le dernier étage, accessible à travers le centre de sécurité, se situent des espaces techniques facilitant l’accès au «skylight»2. Cette volonté à peine voilée de révéler ce lieu et le soin à le dessiner et de l’exécuter démontre un désir pédagogique de la part de Siza. Pour lui, les entrailles du bâtiment sont des espaces comme les autres. L’architecture peut dévoiler ce qu’elle est, sans fard.  

«La conscience émotionnelle est d’abord conscience du monde»3


La description des quatre fenêtres situées dans le musée à Chaves pourrait se poursuivre dans d’autres projets. Mais cette étude n’a pas pour objet de répertorier précisément les fenêtres dessinées par l’architecte au cours de sa longue carrière. Une telle entreprise organologique serait difficile tant l’architecture de Siza est difficilement classable. Il s’agit plutôt de chercher les raisons et les genèses formelles de ces fenêtres dans le travail personnel de l’architecte et dans l’historiographie des courants et des mouvements architecturaux qu’il a traversés. Les quatre exemples à Chaves nous indiquent déjà quelques rapprochements possibles. Le skylight de la salle d’exposition centrale et l’alcôve de l’atelier Nadir Afonso évoquent respectivement ceux du musée Serralves et de la faculté d’architecture de l’Université de Porto réalisés dans les années 19904. La fenêtre en longueur sur la façade sud ressemble fortement à celle de la chapelle Marco de Canavezes, elle-même émanation de la fenêtre en bande corbuséenne. Enfin, les géométries abstraites des niches dans les murs de soutènement évoquent les compositions abstraites de Nadir Afonso ou encore un jeu géant pour les enfants. Siza emprunte au répertoire architectural, qu’il soit personnel, moderne ou ordinaire, des modèles de fenêtres qu’il enrichit par la suite par altérations syntaxiques successives, détournements ou collages pour susciter des interprétations et des usages souvent surprenants. L’architecture de Siza est plus inductive que déductive. Chez l’usager, elle fait appel à une conscience du lieu qui dépasse sa stricte connaissance raisonnée. Les expérimentations de l’espace par la mémoire, les représentations et les émotions sont tout aussi opérationnelles pour l’appréhension de son architecture. Qui mieux que Siza saurait illustrer, par son architecture, la thèse de Jean-Paul Sartre appelant de ses vœux, en 1938, dans son Esquisse d’une théorie des émotions, à reconsidérer l’émotion comme un phénomène de conscience à part entière. «La conscience émotionnelle est d’abord conscience du monde». Le musée à Chaves est une démonstration que l’architecture est aussi un art signifiant par les émotions qu’il suscite. Et Siza démontre que cette conscience émotionnelle de l’architecture peut se réaliser.

 

Notes

1. Cité dans "La Petite maison" à Corseaux, tiré à part de "Le Corbusier à Genève 1922-1932, projets et réalisations", Editions Payot Lausanne 1987, texte de Bruno Reichlin

2. Álvaro Siza / Museu Nadir Afonso, Edition Daniela Sà et João Carmo Simões, monadebooks, 2016, p.100

3. Je remercie les architectes Bruno da Cruz et Sébastien Le Dortz pour les renseignements et visites des projets réalisés par Siza dans les années 1990 et cités dans l’article.

4. Jean-Paul Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, Hermann, Paris, 1995, première édition 1938, p.70

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