L’école dans tous ses es­paces

Planifier le développement de l’école secondaire dans le canton de Genève à l’horizon 2050. Tel fut le thème d’une conséquente et récente recherche menée par un groupe de chercheur·euse·s de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). L’un des volets, relatif à l’identification collective des besoins d’espaces pédagogiques et d’espaces publics de l’école du futur, est présenté ici.

Les laboratoires de démographie urbaine et de sociologie urbaine de l’EPFL se sont associés pour accompagner le DIP et ses partenaires cantonaux – Office de l’urbanisme (Dépar­tement du territoire) et Office cantonal des bâtiments (Département des infrastructures) – dans l’identification de scénarios futurs pour la planification de nouveaux bâtiments scolaires et la gestion du parc immobilier existant. L’étude s’est articulée autour de deux volets complémentaires, menés respectivement par chaque entité1. Le premier volet consistait à affiner les données statistiques des évolutions démographiques du canton, par le biais de projections et une spatialisation de ces dernières sur le territoire genevois. Le second volet – présenté dans le présent article – avait pour objectif de mettre sur pied un dialogue élargi rassemblant des expert·e·s de l’école et du territoire genevois pour identifier collectivement les besoins d’espaces pédagogiques et d’espaces publics de l’école du futur.

Un pari sur la prospective collective

Une série de trois ateliers de prospective d’une demi-journée ont ainsi été organisés entre septembre et novembre 2022. Ces rencontres ont rassemblé des porte-paroles de différents départements et services cantonaux, des expert·e·s académiques, des acteur·trice·s du terrain, ainsi que des représentant·e·s de la société civile. L’objectif était de faire émerger des constats, des tensions, des interrogations et des hypothèses au sujet du futur de l’école genevoise et de ses répercussions spatiales et territoriales. Pour ce faire, les ateliers – rassemblant entre 12 et 21 personnes selon les sessions – étaient structurés autour d’enjeux soigneusement identifiés et annoncés par avance. Si les deux premiers ateliers ont convoqué des expertises sectorielles autour d’une thématique précise – respectivement le développement territorial et l’évolution de l’école – le dernier atelier «commun» avait pour objectif de réunir tous ces savoirs autour de la table2.

Plusieurs enjeux méthodologiques sous-­tendaient le choix de ce dispositif. Alors que la planification est née de l’idée que la rationalisation permettait de déterminer le futur de nos territoires, elle doit désormais composer avec des incertitudes croissantes sur les besoins à venir. Ces composantes difficiles à anticiper sont autant liées à la diversification des formes migratoires et des modes de vie qu’à l’évolution accélérée des technologies ou, plus fondamentalement, à celle des conditions climatiques. Face à la nécessité d’accompagner ces transformations de plus en plus rapides de nos conditions de vie, la planification rejoint les enjeux de la prospective telle qu’elle s’est développée depuis les années 1950 comme anticipation d’évolutions incertaines.

Il nous est apparu qu’une telle anticipation ne peut dépendre d’une seule expertise et doit être le fait d’une responsabilité collective à la croisée des savoirs et des visions du changement. Il ne s’agit plus de planifier en répétant, par exemple, un rapport mécanique entre quantité d’élèves et nombre de classes de taille standardisée. Au contraire, en se rapprochant de la prospective, la planification se transforme en travail collectif d’appréhension politique et spatiale d’un rapport renouvelé entre le territoire et les lieux d’apprentissage. Nous avons donc cherché au fil des ateliers à identifier collectivement les points majeurs d’incertitude et les pistes de solutions possibles, faisant œuvrer les sciences sociales, territoriales et pédagogiques dans une enquête commune sur le monde à venir3.

L’ensemble des réflexions qui sont ressorties de ces dialogues ont permis d’ouvrir une compréhension renouvelée du rôle des équipements scolaires dans la transition urbaine. En particulier, les enjeux de perméabilité des établissements scolaires permettent d’envisager des mutualisations, tant sur le plan des espaces que des savoirs, essentielles à la composition de nouveaux voisinages et un ancrage de la vie quotidienne dans la proximité.

L’école tiers-lieu: l’équipement scolaire comme ressource à l’échelle du quartier

Il a été constaté que les échanges entre l’intérieur et l’extérieur de l’école ont eu tendance à s’accroître ces dernières décennies, que ce soit du fait que les élèves sortent de plus en plus du périmètre scolaire ou, réciproquement, que l’on assiste à différentes mutualisations des équipements scolaires, en particulier les salles de sport. Il est apparu néanmoins que cette perméabilité et ces mutualisations pourraient s’intensifier. L’un dans l’autre, le taux d’occupation des écoles est de seulement 20 à 40%, en termes de temps. Il y a donc encore de grandes marges pour accroître la diversité d’usages de ces équipements publics.

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Dans cette perspective, il semble possible de travailler sur les enjeux de gouvernance et de spatialité pour permettre aux établissements du secondaire de jouer un rôle plus central dans la vie sociale des quartiers. Ils pourraient ainsi devenir de véritables tiers-lieux4 mêlant temps d’apprentissages scolaires et sociaux. L’école tiers-lieu deviendrait ainsi un «hub de service» de quartier. On peut même imaginer que les écoles puissent accueillir des ateliers de jardinage, de réparation de vélos, de vêtements, des ateliers de cuisine ou des FabLabs5.

Cette évolution pourrait jouer un rôle non négligeable pour favoriser la mixité sociale et intergénérationnelle. Plus largement, cette ouverture à un ensemble d’activités extérieures prolonge le fait que différents profils de personnes accompagnant les élèves, en collaboration avec les enseignant·e·s, trouvent désormais leur place dans l’enceinte de l’école et requièrent des espaces adaptés à leurs besoins6. L’ensemble de ces transformations demande donc un travail sur l’organisation spatiale des activités hébergées dans l’école, mais aussi sur la gestion rythmique7 des bâtiments et leurs abords.

Comme l’a suggéré une partie des expert·e·s, il faut toutefois faire attention à ce que cette perméabilisation de l’école ne lui fasse pas perdre par ailleurs son caractère « sanctuaire », à l’écart des bruits et des rythmes urbains, nécessaire à la concentration et à l’apprentissage. Les élèves doivent non seulement pouvoir se réunir dans l’école, mais aussi se l’approprier de manière à pouvoir s’y identifier, s’y ressourcer et s’y sentir en sécurité. Il faut dès lors se demander dans quelle mesure il est possible de concilier les idéaux d’une «école sanctuaire» et d’une «école hub collectif»8. Ces horizons ne sont pas forcément incompatibles, mais leur composition requiert un travail collectif d’intelligence sociale, spatiale et administrative.

L’école: un sujet éminemment spatial

Il a été relevé dans le cadre des ateliers que la perméabilité des établissements scolaires peut aussi enrichir le travail pédagogique. En effet, plusieurs participant·e·s ont mis en relief la nécessité de sortir l’école de ses murs, à l’exemple des pays nordiques, où les élèves sont bien plus souvent amené·e·s à entrer et sortir des bâtiments, imprimant un rythme plus actif à l’expérience scolaire. Quittant progressivement un enseignement disciplinaire au profit d’une pédagogie du projet, «l’école hors les murs» pour favoriser les apprentissages «en contexte»9 devient également un sujet de discussion émergent.

Au sein même des établissements, ces nouvelles visions pédagogiques appellent l’aménagement d’espaces adaptés: sas d’entrée et vestiaires généreux, salles de réunions pour des collaborations interdisciplinaires entre enseignant·e·s, lieux d’expérimentation et de création (ateliers ou laboratoires, extérieurs ou intérieurs), ou encore espaces flexibles adaptés à différentes configurations d’apprentissage (individuel, en petits groupes, réunion de plusieurs classes…). Cette nouvelle vision d’une école plus flexible et perméable requiert une adaptation des établissements scolaires existants, ainsi qu’une intégration de ces besoins dans les programmes architecturaux des bâtiments à venir.

Les ateliers prospectifs ont ainsi permis de révéler que les enjeux de planification scolaire se situent au cœur des questions spatiales relatives à l’architecture et l’urbanisme. Vient s’y ajouter un enjeu fondamental en lien avec la mobilité mis en évidence lors des dialogues : le fait de considérer que le chemin menant à l’école fait partie intégrante du projet éducatif.

Ainsi, les trajets scolaires devraient être appréhendés comme des moments d’apprentissage, plus précisément de socialisation et de familiarisation à la ville10. Les considérer comme tels implique de travailler sur les cheminements, afin qu’ils soient des moments privilégiés de sociabilité et que, plus généralement, ils soient agréables à vivre11. Pour y répondre, il s’agit dès lors de concevoir les chemins de l’école avec soin, tant sur le plan de la sécurité que de la qualité, dans le but d’encourager la mobilité active des élèves, en intégrant à ces pratiques spatiales une part d’éducation à la ville et à ses enjeux socio-écologiques12.

En ce qui concerne spécifiquement la mobilité des élèves du cycle d’orientation et de l’enseignement secondaire post-obligatoire, il est nécessaire de considérer les trajets scolaires dans la planification des établissements, en particulier pour favoriser les déplacements à pied, à vélo et en transports publics. Il apparaît par exemple que les cartes de localisation des établissements scolaires pourraient être davantage conçues en lien avec le réseau des Transports publics genevois (TPG), afin d’optimiser l’utilisation du réseau et des véhicules, notamment en utilisant les capacités existantes en contre-sens des flux dominants aux heures de pointe.

La mutualisation, une ambition au croisement des savoirs

On comprend ainsi que les enjeux pédagogiques de l’école de demain et leurs implications spatiales dépassent largement le champ de l’instruction publique. Les ateliers réalisés dans le cadre de cette étude se sont dès lors présentés comme un premier dispositif pour partager et confronter les savoirs autour d’enjeux communs, relatifs à l’évolution à la fois de la population et sa répartition spatiale (démographie), des formes et pratiques territoriales (urbanisme, sociologie, mobilité), mais aussi des méthodes pédagogiques et des réponses architecturales.

Si les participant·e·s à ces dialogues ne prétendaient pas à la légitimité d’une parole absolue, les expertises et points de vue rassemblés autour de la table ont néanmoins permis la convergence autour d’enjeux consolidés et l’identification de scénarios de réponses, sous-tendant des choix socio-­politiques possibles pour l’avenir. Il s’agirait de poursuivre cette mutualisation des savoirs et cet effort de décloisonnement par la création de plateformes collaboratives pérennes. Il faudrait alors élargir le groupe d’acteur·trice·s présent·e·s autour de la table, en impliquant davantage les acteur·trice·s privé·e·s, la population, mais surtout les premier·ère·s concerné·e·s, à savoir les jeunes.

Du point de vue du contenu des débats, il nous semble que la question d’une inscription plus intense des établissements secondaires dans le territoire ouvre des enjeux essentiels à la fois pour l’évolution des méthodes pédagogiques, des filières d’enseignement, mais aussi des voisinages urbains. La planification des écoles (primaires et secondaires) (re)devient ainsi un enjeu majeur des politiques de transition socio-écologique.

Notes

 

1. Auteur·e·s de l’étude: Mathias Lerch (Laboratoire de démographie urbaine de l’EPFL), Vincent Kaufmann, Luca Pattaroni, Sonia Curnier, avec les contributions de Marc-Edouard Schultheiss, Chloé Montavon, Anne Perrin et Maxime Felder (Laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL).

 

2. L’atelier territoire a rassemblé des expert·e·s et représentant·e·s des domaines de l’urbanisme, des transports, de l’immobilier, du marché du travail et des parents d’élèves. Il leur a été demandé d’aborder des questions relatives au développement urbain (densification et foncier) et à l’accessibilité des établissements scolaires (transports publics, modes actifs et horaires), avec pour objectifs d’identifier les facteurs d’incertitudes relatifs aux projections d’effectifs scolaires et de réfléchir à la localisation future de nouveaux bâtiments. L’atelier école a réuni des expert·e·s de la pédagogie, des architectes, des représentant·e·s des enseignant·e·s et parents d’élèves, des directeur·trice·s d’établissements, ainsi que des délégué·e·s de différents services du DIP. Ces participant·e·s ont été invité·e·s à s’exprimer sur leur vision de l’école de demain, en termes d’espaces, d’équipements, d’horaires et de fréquentation, d’effectifs et de filières, selon leurs points de vue respectifs.

 

3. Tim Ingold, « Foreword » in Marie Stender, Claus Bech-Danielson, Aina Landsverk Hagen (Eds.), Architectural anthropology : exploring lived space, Routledge, London and New York, 2022

 

4. Sur les enjeux du devenir tiers-lieux de certaines institutions, voir par exemple: Antoine Burret, «Refaire le monde en tiers-lieu» in L’observatoire, n° 2, 2018, pp. 50-52 ; Sophie Levrard, « Les tiers-lieux de l’école: des espaces d’expression de l’amitié et du bien-être des enfants » in Éducation et socialisation. Les Cahiers du CERFEE, n° 67, 2023

 

5. «[Un FabLab] est un lieu ouvert au public mettant à la disposition de ce dernier un arsenal de machines et d’outils utilisés pour la conception et la réalisation d’objets de toutes sortes ». Source: archibat.com

 

6. On pense notamment aux acteur·trice·s (services de la protection des mineur·e·s, animateur·trice·s et assistant·e·s sociaux·le·s, éducateur·trice·s, enseignant·e·s spécialisé·e.s, psychologues, etc.) qui ont rejoint les professionnel·le·s présent·e·s dans les écoles de longue date (infirmier·ère·s, logopédistes…), mais aussi aux parents.

 

7. Sur l’importance d’une gestion rythmique: Manola Antonioli, Guillaume Drevon, Luc Gwiazdzinski, Vincent Kaufmann, Luca Pattaroni, Manifeste pour une politique des rythmes, EPFL Press, Lausanne, 2020

 

8. Sur la tension « école sanctuaire » - « école sans murs », qui fait débat en France, voir par exemple : André Pachod, « De l’école-sanctuaire à l’école sans murs » in Recherches en éducation, n° 36, 2019 ; Olivier Klein, Régis Guyon, « L’école ne doit pas être un sanctuaire mais un lieu d’expérimentation » in Diversité, n° 191(1), pp. 83-86

 

9. Daniel Curnier, Vers une école éco-logique, Éditions Le Bord de l’Eau, Bordeaux, 2021, p. 159

 

10. Françoise Dolto, L’enfant dans la ville, Gallimard, Paris, 1998

 

11. Sonia Curnier, «The quality of the way to school lies in the design details», in Zoe Moody et al., School Journey as a Third Place: Interdisciplinarity, Threshold and Transitions, Anthem Press, London, 2023, pp. 97-121; Marianne Durieux, Analyse transdisciplinaire des problèmes de 
mobilité des élèves entre l’école et le domicile: cas d’étude de la commune de Mons, thèse de doctorat, Université de Mons, 2023; François De Singly, La liberté de circulation de la jeunesse, Institut pour la ville en mouvement, Paris, 2001

 

12. Francine Depras, Se déplacer dans la ville quand on a entre 10 et 13 ans, Institut pour la ville en mouvement, Paris, 2001; Alexandre Rigal, Changer le mode de vie, changer la mobilité: voiture et sobriété, thèse de doctorat n° 8339, EPFL, Lausanne, 2018

Sonia Curnier est titulaire d’un master en architecture et d’un doctorat en sciences de la ville de l’EPFL. Actuellement postdoctorante au Laboratoire de sociologie urbaine (LaSUR) de l’EPFL, ses intérêts de recherche et d’enseignement se portent sur la conception des espaces publics, les collaborations transdisciplinaires et la place des enfants et des adolescent·e·s dans la ville.

 

Vincent Kaufmann est docteur ès sciences de l’EPFL, professeur associé  à l’EPFL et directeur du LaSUR. Ses travaux portent sur les différentes formes de mobilité et la manière dont celles-ci contribuent aux dynamiques urbaines, ainsi que sur les modes de  vie et leur diversité, ou encore sur les politiques d’aménagement du territoire et de transports.

 

Luca Pattaroni est docteur en sociologie et professeur titulaire au LaSUR. Il est coresponsable de l’orientation « Habitats-Housing » du Master d’architecture de l’EPFL. Attentif à l’évolution des modes de vie et des formes de coexistence dans les villes contemporaines, ses recherches portent sur le logement, les espaces publics,  les migrations précaires ou les mouvements contre-culturels.

Article paru dans "Équipements publics: Construire? Recycler? Mutualiser?", Les cahiers d'EspaceSuisse, n° 1|2024.