Le sur­pâ­tu­rage tou­ris­tique: il est loin, le CIAM d'Athènes

«(…) et dans leur ignorance, ils appelaient cela civilisation alors que c’était un élément de leur esclavage.»     
​Tacite

Date de publication
30-08-2017
Revision
31-08-2017

L’industrie aéronautique tourne à plein régime, le monde manque de pilotes de ligne et, si l’on en croit les estimations, le trafic aérien civil devrait doubler de volume d’ici peu d’années. Les fanatiques de la « croissance » ont de quoi pavoiser, leur croyance fétiche et auto-validante semble fonctionner. Les avions, les hébergements, la bouffe express, tout est accessible d’un effleurement d’écran, le clic lui-même est déjà ringard, tout est «easy», tant et si bien que le crétin le plus inculte peut désormais courir de Londres à Rome, se précipiter à Berlin et imaginer même «visiter» Bruges ou Lübeck. L’honnête homme, s’il se languit du petit Chardonneret peint par Rembrandt et conservé au musée municipal de La Haye où, s’il s’est mis en tête de connaître par lui-même les villes de la «Ligue hanséatique» et découvrir l’extraordinaire architecture gothique du nord de l’Allemagne, devra soit se rabattre sur les sombres semaines du creux de janvier, soit affronter vent debout le déferlement d’une marée humaine connue du big data par deux accessoires symétriques, complémentaires et payants et dont la fusion totale est imminente: le terminal numérique dit «smartphone» et la carte à puce numérique dite de «crédit» ou de «débit» selon que l’individu dispose ou non des garanties requises pour en jouir.

Les individus qui constituent cette masse pensent disposer de leur libre arbitre et opérer autant de choix qu’il existe de possibilités dans le vaste monde, mais il suffit d’ajuster un peu la focale et de considérer le mouvement brownien de cet ensemble d’un point de vue plus éloigné pour constater qu’il n’en est rien.

«Accueillir» et le déverbal qui en est issu «accueil» suggèrent l’hospitalité comprise comme un devoir envers son prochain, mais les villes qui «accueillent» ce déversement pratiquent avant tout une sorte d’abattage qui consiste à détourner les caractéristiques architecturales, culturelles et de qualité de vie, à en faire une sorte de coulisse pour déployer les vitrines des enseignes commerciales globales en autant de « shopping malls » à ciels ouverts, «same, same but different». Les grandes chaînes hotelières, parmi elles des nouveaux venus quelques fois parrainés par un «brand» artistique, hébergent et la «food supply logistic» veille à ce qu’en aucun cas les estomacs sur pattes qui constituent cette masse ne viennent à ressentir un manque et que, surtout, ils soient gavés ici comme là et, du reste, comme ailleurs, des mets standardisés – pizza, burger etc. – auxquels on les a calibrés, sans gluten, sans lactose, sans rien qui n’échappe à la machinerie industrielle. Afin que toutes et tous consomment les produits calibrés sous les auspices du design et du marketing, afin que soit bouclé le cercle de cette activité de «croissance» et validées leurs vies homogènes qu’ils nomment civilisation, et qui n’est rien de plus que leur condition d’esclavage.

Ces tristes banalités commencent à agacer; ici et là, on se rebiffe et on ose formuler en langue vernaculaire « touristes dehors ». Ingénieurs, architectes et urbanistes se trouvent, souvent malgré eux, comme agents d’exécution au centre du dispositif pervers décrit, mais ils ne perçoivent pas nécessairement la profondeur et l’étendue du phénomène. L’argent gagné souvent à mal faire, eux le dépensent dans la mesure du possible avec distinction, ils savent fort bien opposer leurs vices publics à leurs vertus privées, ils ne se mêlent pas à ces foules livrées aux déterminations du marché. Il n’en reste pas moins que les mécanismes à l’œuvre dans le marketing urbain et la concurrence forcenée que se livrent les destinations dédiées à l’industrie touristique commanderaient idéalement une réflexion approfondie et des réactions des professionnels de la ville, du territoire et du bâti. Là où, dans la grande tradition du CIAM d’Athènes, ils devraient se concentrer sur l’analyse des problèmes et sur les réponses que la situation commande, on les voit surtout se frotter les mains et, accoutrés comme des cochers de fiacre, se confondre en révérences et courbettes devant les promoteurs, leurs nouveaux maîtres.

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