Le gé­nie vé­gé­tal, une science en de­ve­nir

Le génie végétal, ou génie biologique, est une science qui s’est redéployée ces dernières années, essentiellement pour renaturer des cours d’eau abîmés durant l’Anthropocène. Ces techniques utilisant les propriétés des végétaux élargissent la palette des solutions offertes au 20e siècle par le génie civil.

Date de publication
02-06-2023

L’humain a mis très tôt à profit la force de l’eau pour développer ses activités économiques, en implantant des moulins, des scieries ou des forges le long des rivières. La rectification et l’endiguement des cours d’eau, entrepris de manière étendue dès le 19e siècle avec la construction de milliers de centrales hydroélectriques, se sont encore accélérés au siècle suivant. Les méandres des fleuves et des rivières ont parfois été effacés pour faire place à de longs tronçons rectilignes, plus facilement navigables. Parallèlement, l’asséchement de terrains inondables ou de zones humides a offert des zones constructibles et de nouvelles terres agricoles pour une population en forte croissance. Sur le Plateau suisse, la moitié des cours d’eau a ainsi été déviée, endiguée ou enterrée.

En outre, la qualité physico-chimique des petits et moyens cours d’eau a été mise à mal par une agriculture intensive qui rejette aujourd’hui encore une quantité excessive de nitrates et de pesticides, sans négliger la pollution aux micropolluants que les stations d’épuration peinent à traiter. En Suisse, si les 65 000 kilomètres du réseau hydrographique permettent aux activités humaines de se développer, ils sont également essentiels à toutes les espèces vivantes. Or les trois quarts des cours d’eau révèlent une qualité biologique insuffisante en regard des objectifs écologiques visés par la Confédération. Ceci s’ajoutant aux trop nombreux bouleversements géomorphologiques et géodynamiques subis, la grande richesse de la biocénose1 qu’accueillaient les milieux riverains et aquatiques a disparu ou est en passe de trépasser. Beaucoup d’espèces de poissons indigènes se sont raréfiées ou ont cessé d’exister. L’importance de l’eau et la vitalité qu’elle génère dans le cours et sur ses berges sont aujourd’hui trop largement sous-­estimées, alors même que le monde vivant présente des signes alarmants de faiblesse, avec un net recul de la biodiversité2.

Des solutions ancestrales portées par des techniques actuelles

Le génie végétal est une science basée sur des techniques appliquées de biologie, souvent utilisé pour restaurer des écosystèmes affaiblis liés à des cours d’eau. Mais les applications en sont plus larges, allant de la protection contre les dangers naturels aux ouvrages de soutènement, sans oublier la lutte contre le bruit ou contre les fortes chaleurs estivales en ville. Le génie végétal s’appuie sur des connaissances hybrides en physiologie végétale, pédologie, hydrologie, hydrogéomorphologie, ainsi que sur des compétences techniques liées à l’ingénierie. Après une période d’oubli d’un demi-siècle en lien avec l’émergence du béton armé, la science du génie végétal connaît un renouveau à la fin du 20e siècle. En effet, les végétaux, vivants ou morts, ont été employés depuis des millénaires par les civilisations afin de limiter l’érosion des berges et se prémunir contre les effets des crues. À Genève, des femmes édifiaient des ouvrages tressés de saules pour contenir les débordements de l’Arve, rivière prenant sa source dans le massif du Mont-Blanc et dont les fortes eaux charriaient de grandes quantités de sédiments. En montagne où les conditions sont plus extrêmes, des ouvrages de génie végétal de type fascines (assemblage composé d’enchevêtrement de branchages) ou clayonnages (branches vivantes de saule tressées autour de piquets) ont été employés pour dompter des rivières torrentielles, en France ou en Allemagne.

Le génie végétal présente de nombreux avantages. Il permet de travailler en circuit court car la matière première provient très souvent des berges mêmes de la rivière. Par ailleurs, les aménagements à base de végétaux ne perturbent pas le remplissage des nappes phréatiques et se mêlent aux milieux naturels existants. Ils renforcent la biodiversité, en devenant des lieux de nidification, de nourrissage ou d’abri, ainsi que des couloirs à faune. De plus, leur efficacité tend à se renforcer avec le temps, au même rythme que les végétaux qui grandissent, tissent un réseau racinaire de plus en plus profond et dense au sein de la terre qui les accueille3. En outre, la présence de la végétation améliore la qualité physico-chimique de l’eau, amène de l’ombrage, absorbe les éléments nutritifs d’origine agricole et piège les particules fines. La technique proposée par les ingénieurs biologistes à partir de l’observation de la végétation indigène et de l’analyse du milieu influe sur le type et le nombre d’espèces animales et végétales qui s’installeront ensuite. Et lorsque le lit est très contraint par l’espace bâti et qu’il ne peut être élargi, un endiguement réalisé en «béton vert» reste une alternative douce face aux techniques lourdes de génie civil.

Renaturer et revitaliser les cours d’eau

Dès l’année 2011 et la révision de la loi fédérale sur la protection de l’eau, l’objectif adopté par le Parlement stipulait qu’un quart (seulement) des 14 000 kilomètres de cours d’eau fortement artificialisés devait être renaturé. Or, pour restaurer les fonctions naturelles d’un cours d’eau, il faudrait à la fois proposer une diversité de faciès d’écoulement, des berges naturelles, des bancs alluviaux mobiles, des ripisylves4 variées, prévoir des annexes hydrauliques mais surtout libérer une dynamique fluviale, souvent empêchée par des seuils, des barrages et des installations hydroélectriques5. Outre le fait de recréer un équilibre écosystémique perdu, objectif déjà ô combien ambitieux, un autre but apparaissait dans le cahier des charges, à savoir la protection durable contre les crues. En effet, les spécialistes contestent aujourd’hui la capacité des mesures techniques mises en place jusqu’à présent – endiguement et rectification des cours d’eau – à empêcher les débordements futurs, événements appelés à s’intensifier avec le réchauffement climatique.

Au contraire, les canalisations n’étant pas dimensionnées pour affronter des crues centennales, leur écoulement lisse et plus rapide accentuerait la soudaineté des événements. À la suite de la révision de l’ordonnance sur la protection des eaux en 2017, il a été décidé que l’espace dévolu aux rivières devait s’élargir, afin d’absorber l’abondance des pluies et réserver un corridor de diversité biologique exploité de manière extensive, par les agriculteurs comme par les particuliers. Ces bandes-tampons réduisent l’apport d’engrais, de pesticides et améliorent la qualité de l’eau. Les 40 millions de subventions fédérales (entre 35 % et 80 % des coûts sont pris en charge) devaient inciter la réalisation annuelle de tronçons de 50 kilomètres. Pourtant, les Communes qui pilotent les projets, aidées par les Cantons qui édifient les bases stratégiques, n’ont renaturé que 18 kilomètres par année entre 2011 et 2019.

Les tracés urbains de la Drize et l’Aire remis à ciel ouvert

En novembre dernier, le Grand Conseil accordait des crédits de plus de 60 millions en faveur de la renaturation de la Drize et l’Aire dans le quartier de Praille-Acacias-Vernets (PAV). Le projet Espaces Rivières deviendra la colonne vertébrale qui organisera la transformation de zones industrielles et artisanales en quartiers mixtes accueillant 12 000 nouveaux logements. Une planification en quatre étapes est nécessaire pour rouvrir le tracé des rivières sur 2,5 kilomètres d’ici 2050. Les cours d’eau, qui amèneront de la fraîcheur et de la biodiversité en ville, seront longés par un cheminement arboré dédié à la mobilité douce. À l’instar de l’approche genevoise, l’élaboration et la connaissance des écosystèmes pourraient-elles guider l’aménagement de futurs quartiers, voire du ­territoire? Un respect plus grand de cette matière vitale qu’est l’eau est-il proche d’émerger? Rien n’est moins sûr. Les pénuries d’électricité ajoutées aux canicules annoncées pourraient encore affaiblir à court terme le débit et la qualité des cours d’eau.

Notes

 

1 Ensemble des êtres vivants (faune et flore, champignons et micro-organismes) d’un biotope, en interaction les uns avec les autres et avec ce milieu. L’écosystème est formé d’un biotope et d’une biocénose.

 

2 Selon Pronatura, 60 % des insectes sont menacés et 40 % des oiseaux nicheurs sont en danger. En outre, 82 % des marais ont été détruits depuis 1800 selon l’OFEV.

 

3 Bernard Lachat, Guide de protection des berges de cours d’eau en techniques végétales, Ministère de l’aménagement du territoire et de l’environnement, Paris, DIREN Rhône-Alpes, Lyon, 1999

 

4 La ripisylve est l’ensemble des formations boisées, buissonnantes et herbacées présentes sur les rives d’un cours d’eau. Elle constitue un espace d’échanges, appelé écotone, entre les milieux terrestres et le milieu aquatique. Par sa présence continue le long de la rivière, elle permet la circulation de la faune dans une relative sécurité.

 

5 Jean-René Malavoi et Philippe Adam, «Les interventions humaines et leurs impacts hydromorphologiques sur les cours d’eau», Ingénierie, juin 2007

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