La Grande Ré­pa­ra­tion à Pa­ris: un as­saut coor­donné contre le green­wa­shing

Qu’est-ce que La Grande Réparation, le projet entre théorie et pratique qui fait vibrer Paris après avoir secoué Berlin?

Date de publication
10-04-2024

La Grande Réparation est de ces expositions qui indignent les chroniqueurs réactionnaires, ceux qui encouragent la lente mais constante progression de l’extrême droite en Europe. 

D’abord présentée à l’Akademie der Künste (Berlin), elle aborde sous divers angles l’indispensable basculement dans une culture de la réparation. Si la démarche intrigue, plus que les innombrables projets d’éco-responsabilisation qui prolifèrent un peu partout, ce n'est pas tant pour la quinzaine d’études de cas qui composent la version réduite déployée au Pavillon de l'Arsenal à Paris. C'est pour ce qui les traverse, ce qui les relie, ce qui constitue le socle commun et extensible du projet. Ce fil rouge consiste à étendre la portée et le sens du terme «réparation» pour toucher des secteurs éloignés et leur permettre d’entrer en synergie. Le point de départ est une invitation à sortir d'une écologie techno-scientifique qui surjoue son caractère innovant, et à oser la révolution culturelle que représente le passage à une économie de la réparation, de la frugalité et de l’usage perpétuel des choses. 

Si le projet élaboré en grande partie à L’EPFZ n’invente pas l’appel à s’en prendre au greenwashing, devenu un thème à part entière de la scène architecturale au moins depuis Behing the green door (à la triennale d'Oslo de 2013), La Grande Réparation en refixe les exigences théoriques, notamment grâce au recueil de textes publié par la revue Arch+ et Spector books.

La polysémie d’une réparation

Conformément à cette idée d'un fil conducteur entre diverses pratiques et significations, la réparation de bâtiments délabrés, en tant que pratique préférable à la démolition / reconstruction, croise la réparation en tant qu’éthique de rétablissement des écosystèmes abîmés, ou en tant que politique de compensation pour les populations qui ont souffert des pratiques coloniales. 

En tant que pratique décoloniale, les réparations englobent l’exigence de compensation et de rééquilibrage structurel des inégalités et des injustices raciales passées. Cela peut inclure des droits fonciers de communautés expulsées, comme ce fut le cas en Amazonie dans le cadre de l’aménagement moderniste brésilien. 

En tant que perspective macroéconomique, la réparation remet en cause cette culture faussement innovante qui a privilégié le discours du changement au détriment du changement réel. Dans une des discussions éditées dans le catalogue1, Stephan Krebs prend soin de rappeler que les changements intervenus entre 1880 et 1920, qui impliquaient une évolution radicale des modes de production, ne peuvent en aucun cas être comparés aux changements intervenus entre 1970 et 2010. Au cours des cinquante dernières années, nous avons piloté des avions presque identiques et utilisé des véhicules à combustion sur des distances comparables. Les apparences peuvent avoir changé, et la rhétorique de l'innovation peut donner l'impression d'un changement profond, mais la structure de nos vies reste la même. Krebs choisit de s'arrêter en 2010 pour ne pas avoir à considérer le changement que représente la généralisation des interfaces numériques connectées, et la manière dont elles ont effectivement transformé nos modes de production au cours des 15 dernières années. L’intérêt de sa démonstration réside plutôt dans le rappel que l’économie de marché n'est pas incompatible avec le changement radical nécessaire pour sortir de l’économie du jetable.

La Grande Réparation ne serait pas complète sans le fin travail de Sarah Nichols sur l'aura incorruptible du béton brut. Paradoxalement, dans le cas du béton, la culture de l’invisibilisation des réparations, parce qu’elle nourrit l’illusion de son incorruptibilité, sert la cause inverse. Aussi Nichols suggère-t-elle une évolution progressive vers l'acceptation des traces d'altération et autres réparations comme moyen de prolonger la vie des choses, plutôt que d'exiger une apparence impeccable. 

La réparation glisse vers un sens socio-économique dans l'inversion des valeurs opérée par Pierre Caye en discussion avec Panos Mantziaras pour tenter de mettre sur un pied d'égalité la notion de patrimoine commun et celle de patrimoine privé. Repenser les communs avec la même grille de valeurs que la propriété privée permet de mesurer la gravité de certains types d'appropriation ou de destruction des communs. 

La convergence des réparations

Chaque élément du projet curatorial, qu'il s'agisse d'un artefact ou d'un essai, fonctionne comme une balise délimitant un champ. Cet espace, que l'on pourrait aisément qualifier de radical, comprend l'écoféminisme, l'anticolonialisme, la lutte contre le greenwashing et bien d'autres choses encore. Le projet les érige en rempart contre certaines tendances qui gagnent du terrain en Europe: le négationnisme climatique, la pensée fragmentaire, l'auto-illusion au nom d'un maintien indispensable de l'activité. Aujourd'hui, cette doctrine permet à la France de lancer des projets de construction de villes olympiques ou à la Suisse de lancer des projets de nouvelles autoroutes sans le moindre état d'âme. Pendant ce temps, l’eau commence à manquer, des régions entières du globe deviennent inhabitables. La Grèce n'a plus de liaison ferroviaire entre le nord et le sud du pays, à la suite des inondations de l'automne dernier. La seule ligne ferroviaire à grande vitesse du pays, qui était sur le point d'être mise en service, a été noyée sous plusieurs mètres d'eau et n'a jamais été réparée. Ces destructions, comme toutes celles qui se produisent un peu partout dans le monde, commencent à avoir un impact sur le système d'assurance. D'ores et déjà, de nombreux propriétaires aux États-Unis et en Europe ne sont plus en mesure d'assurer leur maison, tant le risque de destruction est élevé.

La Grande Réparation est une anthologie de bonnes raisons d'accepter un changement collectif et individuel des pratiques. L’exposition plaide pour une révolution qui est certes en marche, mais qui est gravement compromise par le court-termisme de ceux qui repoussent sans cesse les mesures à prendre. 

La Grande Réparation est un condensé d’intelligence, typique des civilisations sur le point de s’effondrer. Elle incarne la fable séculaire d'un collège de scientifiques qui, après avoir atteint une forme très avancée de connaissance globale, sera piétiné par les ordres d'imbéciles qui courent à leur perte.

Exposition – jusqu’au 05.05.2024
La Grande Réparation
Pavillon de l’Arsenal, Paris

 

-> pavillon-arsenal.com

Notes

 

1 «Maintenance, Care and Repair are today’s key values». Andrew I. Russel and Stephan Krebs in conversation with Florian Hertweck and Marija Maric, Arch+ 12/2022

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