Ex­po­ser le pa­limp­seste, vie d’An­dré Cor­boz

Plus que jamais l’œuvre d’André Corboz éclaire les architectes et urbanistes dans leur travail sur la ville. Pour TRACÉS, Valéry Didelon a visité l’exposition qui lui est consacrée à Archizoom.

Date de publication
11-10-2023
Valéry Didelon
historien | critique d’architecture | ­professeur ENSA Normandie

Quarante ans séparent la publication de l’essai Le territoire comme palimpseste de l’exposition presque éponyme qui vient de s’ouvrir à la Section d’architecture de l’EPFL1. Après Sébastien Marot en 2001, ce sont André Bideau et Sonja Hildebrand qui se font aujourd’hui les passeurs de l’œuvre d’André Corboz décédé entre-temps.

Pour qui ne connaissait le natif de Genève qu’à travers ses écrits, l’exposition révèle le contexte de leur fabrication et leur réception d’une manière tout à fait édifiante. On y découvre en effet un historien et théoricien de la ville et de l’architecture au travail, un autodidacte qui a produit entre les années 1960 et 2000 nombre de connaissances et de concepts qui sont désormais indispensables pour appréhender dans le passé, au présent et dans le futur la transformation des territoires urbanisés.

Sur dix-sept tables agencées en deux secteurs au sein de l’espace Archizoom, les commissairesont disposé et connecté entre elles les mille pièces d’un puzzle qui s’assemble pour montrer comment un intellectuel observe, représente, questionne, interprète, et de cette façon imagine le monde dans lequel il vit et voyage. L’exposition donne ainsi à voir des traces matérielles précisément indexées du cheminement de sa pensée: des pages de carnets minutieusement tenus, des notes griffonnées à la hâte sur des bouts de papier, des croquis en plan et coupe qui pourraient être ceux d’un architecte, des photographies prises à travers l’Europe et l’Amérique du Nord, des ouvrages et articles annotés, et encore des cartes postales et affiches collectées ici et là. Pour mener à bien cette archéologie du savoir, les commissaires de l’exposition ont été bien aidés par André Corboz lui-même qui a fait preuve tout au long de sa vie d’une grande réflexivité, a systématiquement documenté et interrogé la manière dont il conduisait ses multiples enseignements de Montréal à Zurich, ses projets de recherche et publications aboutis ou abandonnés. On ne peut notamment qu’être fasciné par les cinq séries de carnets qu’André Corboz a tenus en parallèle entre 1952 et 2012 et dans lesquels il a consigné les itinéraires et timings minutés de ses voyages (156 fascicules numérotés!), son Journal du sabbat et son Agendum, l’inventaire de ses innombrables lectures à la page près, et les idées qui le frappaient «comme des flèches», disait-il.

Une œuvre ouverte

La difficulté pour les commissaires de l’exposition a été de choisir dans le foisonnement des archives du Fondo Corboz conservé à l’Accademia di architettura di Mendrisio – quelles pièces écrites ou visuelles montrer? –, et de les organiser et légender pour les rendre intelligibles sans figer leur signification et sans imposer une compréhension univoque. C’est en effet tout l’intérêt de l’œuvre d’André Corboz que d’être inclassable, indisciplinée, instable et ainsi de pouvoir rester disponible pour de multiples interprétations. Dans l’espace d’Archizoom nimbé de deux projections de photographies de villes suisses et nord-américaines, cette vie d’André Corboz, qu’elle fut intérieure ou publique, se livre donc à nous telle une œuvre ouverte. À l’instar des territoires qu’il a pris pour objet d’étude, son immense travail de recherche se présente comme un palimpseste, une sédimentation de connaissances, d’hypothèses et de doutes dont les significations s’entremêlent et s’entrechoquent au fil du temps. Et plus que jamais, l’ensemble des écrits d’André Corboz nous apparaît aussi dans le cadre de cette exposition tel un hypertexte, deux concepts qui lui sont désormais systématiquement associés comme ils le sont à Gérard Genette, le théoricien de la littérature qui fut son contemporain.

L’exposition, qui fut d’abord montrée au Teatro dell’ architettura à Mendrisio avant de l’être à Lausanne, n’est que la partie émergée de l’iceberg dont la masse se trouve sur un site internet3. Sous la direction d’André Bideau, l’équipe des commissaires y a assemblé une base de données qui continue de s’enrichir dans le cadre de recherches entamées depuis 2020 et qui devraient se prolonger après 2024. Sur le site organisé à la fois chronologiquement et thématiquement, on peut découvrir de très nombreux documents et images libres de droits, ainsi que de passionnants témoignages sonores et audiovisuels de collègues, d’anciens élèves et d’amis d’André Corboz. Il ne manque qu’un accès complet et direct à l’ensemble de ses écrits qui rendrait littéralement effective leur hypertextualité. Il n’en demeure pas moins que grâce à cette très belle exposition nous connaissons désormais beaucoup mieux celui qui envisageait avec audace et un peu d’impertinence la «vie intellectuelle non pas comme spécialisation renforcée, mais comme croissance arborescente et diversification»4.

Valéry Didelon est critique, enseignant et chercheur à l’ENSA Rouen.

Notes

 

1. Cette exposition a initialement été présentée à l’Accademia di architettura di Mendrisio – Università della Svizzera italiana (USI) du 4 novembre 2022 au 5 février 2023.

2. L’équipe des commissaires rassemble André Bideau (concept et contenu principal), Sonja Hildebrand, Anna Bernardi, Elena Cogato Lanza et Frida Grahn. À Archizoom, l’exposition a été adapté par Cyril Veillon, Roxanne Le Grelle et Solène Hoffmann.

3. andrecorboz.usi.ch

4. André Corboz, cité par Sébastien Marot dans Le territoire comme palimpseste et autres essais, Les éditions de l’Imprimeur, 2001, p.11

Exposition – Jusqu’au 05.12

Le Territoire comme Palimpseste. L’héritage d’André Corboz

Archizoom, EPFL

ÉVÉNEMENTS

 

Conférence lundi 16 octobre, 18h30, en
On heritage
Paul Bouet & Bricklab, Abdulrahman and Turki Hisham Gazzaz
Modération Alia Bengana

 

Conférence lundi 27 novembre, 18h30, fr
On territory
Georges Descombes, Rainer Michael Mason & Ariane Widmer
Modération Paola Viganò

 

Visite guidée lundi 27 novembre, 17h00, en
de André Bideau, sur inscription

 

Visite guidée lundi 4 décembre, 17h00, fr
de Elena Cogato Lanza, sur inscription

 

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