La fe­nêtre au pa­tri­moine mon­dial?

Ouvrir une fenêtre est-il devenu un acte honteux d'incivilité?

La fenêtre d’aujourd’hui qui s’ouvre selon différents types et, surtout, qui laisse passer le regard sans entrave vers l’extérieur devient sous nos latitudes un événement rare et exceptionnel de l’architecture qui occupe le devant de la scène.

Date de publication
11-01-2012
Revision
19-08-2015

Il faut bien reconnaître que la théorie des cinq points de Le Corbusier est prise en otage pour répondre à la nécessité d’emballer les structures des bâtiments afin d’éviter toute perte d’énergie. Il faut également bien admettre que le développement durable (qui est plus développement que durable) est souvent un prétexte pour justifier de nombreuses inepties. 
Que les économies d’énergie soient une nécessité, depuis Vitruve, c’est une évidence pour tout architecte quelque peu cultivé. Malheureusement le complexe militaro-industriel du 19e siècle et surtout les pétroliers, et tous leurs vassaux du 20e siècle, ont vu les choses différemment.
Certes, s’il y a eu de réels progrès pour le bien de l’humanité dans de nombreux domaines, il faut pourtant admettre qu’un certain pouvoir a su et sait très habilement profiter de la faiblesse endémique de l’homme : la propension au gaspillage liée à sa légèreté et inconscience. Et ceci depuis toujours : les forêts méditerranéennes ont disparu durant l’Antiquité ; gaspillage, consommation outrancière, mode, recherche de pouvoir… Tout un programme bien connu.
Que des mesures écologiques soient plus que nécessaires personne ne le conteste, mais jusqu’où peut-on tolérer le non-sens ou parfois l’absurdité de certaines constructions prenant ces mesures en otage pour se justifier ? Voyons quelques exemples.
Tout d’abord, il semble qu’ouvrir une fenêtre soit devenu un acte honteux d’incivilité. Car c’est véritablement une perte d’énergie. Fini le geste salvateur et l’air frais la nuit.
Mais la perversité réside dans la contradiction de notre mercantile contemporanéité : vendre la vue par de grandes baies de verre sans pouvoir les ouvrir. Impossible d’ouvrir pleinement sa fenêtre, de bien respirer, et de faire quelques assouplissements afin d’être bien dans son corps et dans sa tête.
La résidence et le lieu de travail n’ont plus de fenêtres ouvrantes. Il y a parfois juste une petite fente qui permet un zéphyr parcimonieux. Tout le reste est contrôlé par le recyclage, lavage de l’air, etc. Une mécanique pourtant gourmande en énergie, mais qu’on sait maîtriser…

Le contact avec l’air semble prohibé

Ce principe d’enfermement, dû à des mesures strictement normées, est toujours plus prononcé. Il s’accentue encore par toute une série d’artifices affligeants.
La façade vitrée, qui à son origine était concomitante à la climatisation des espaces (symbole de pouvoir que le high-tech a toujours engendré), pose actuellement un problème d’ensoleillement notoire qu’il faut résoudre dans le meilleur des cas puisque la climatisation trop gourmande en énergie est prohibée. Seule une ventilation artificielle peut être envisagée. Pour pallier le store qui se fragilise selon la hauteur et la force du vent, il se trouve que de plus en plus de graphistes ou d’artistes sont convoqués pour sérigraphier les façades en verre, ou leur appliquer des films autocollants de toutes sortes. 
Ainsi, si la protection du soleil augmente, la vue sur l’extérieur diminue notoirement.
L’agencement de pots de fleurs ou de plantes, entravant presque totalement la vue, est un autre exemple « présupposant » la ville à la campagne…
Encore quelques propositions souvent rencontrées : par exemple une façade en verre ou un grand vitrage devant lequel l’architecte dispose des « dentelles » de métal, des lamelles de bois ou de métal fixes et peu espacées recouvrant le verre et entravant gravement le regard vers l’extérieur. Ou encore ces verres industriels structurés, non transparents. 
Et je m’abstiens de développer le cas d’effets structuraux entravant la vue par des géométries indépendantes de celles des fenêtres. 
Inversement un magnifique cube de verre, une idéalité parfaite, où court le long de la façade intérieure un entablement de tous types de rayonnages : brise-soleil, chemin de câbles, étagère, etc. Le rapport physique à l’ouverture est inexistant ! Dans une moindre mesure, ce rapport concerne également la façade structurée en verre parce qu’elle s’applique à des objets exceptionnels. Si ce type de façade présente l’idéalité d’une abstraction transparente à l’extérieur, une théorie de câbles et de « tangons » internes à la façade font qu’elle en devient repoussante alors qu’elle est transparente !
Mais la perversité maximum est atteinte lorsque de grandes toiles sont tendues devant les bureaux d’un bâtiment tout en verre, où l’on peut à peine voir au travers du tissu.
Une conséquence encore plus inquiétante de ces questions très actuelles est une nouvelle pratique spatiale qui émerge çà et là : divers espaces entourés par une distribution périphérique. Le rapport à l’extérieur n’étant plus souhaité par mesure d’économie d’énergie, la lumière est gérée par deux parois de verre parallèles, qui permettent la distribution périphérique entre ces parois. Tout en voulant mieux maîtriser l’énergie, ce principe favorise le panoptisme et le contrôle des espaces auquel il est impossible d’échapper !
Enfin un dernier exemple. Il provient de la fenêtre issue du trou dans le mur. Indépendamment de sa disposition désordonnée ou non dans la façade. Le plus souvent, sans proportion harmonieuse, la fenêtre sans ouvrant est si possible raglan à la façade et accentue encore l’effet de boîte ou de carton à chaussure et son caractère introverti.
Mais ce qui est frappant est que les architectes cautionnent ce genre d’ouverture par un discours « émouvant» concernant le rapport intérieur–extérieur : « Je veux faire voir ou cadrer le paysage ». De deux choses l’une : ou l’habitant est un imbécile incapable de voir un paysage par lui-même, ou l’architecte justifie une certaine carence critique, voire une certaine paresse par un ego démesuré. 
Mais derrière ce dispositif, n’y a-t-il pas quelque chose de plus tragique ? Ne serait-ce pas notre conception de la nature ? Elle ne serait plus vécue mais contemplée comme un tableau dé-contextualisé. Elle ne serait plus qu’une représentation symbolique : la nostalgie d’un monde passé, reconstitué, que nous contemplons sans y être inclus, comme sur un écran de télévision.
Le regard porté sur la réalité est un regard reconstitué, médiatisé. Alors, quel sens peut avoir la réalité pour celle ou celui qui ne cesse de la travestir par toute une série de strates intermédiaires et de filtres de toutes sortes ? 
N’est-ce pas une sorte de fascisme que de nous condamner à avoir constamment et obsessionnellement devant les yeux le fantasme d’un autre ? Ceci dans le sens où R. Barthes l’entendait à propos de la langue, « le fascisme n’est pas un interdit mais une obligation ressortant d’un régime autoritaire ».
N’y a-t-il pas, même inconsciemment, une certaine complicité avec les maîtres d’ouvrage, dans ce monde du travail où le regard doit être essentiellement orienté vers l’ordinateur, dans la pénombre, en évitant toutes distractions externes ?
Ces façades ne sont-elles pas l’image de notre société qui n’arrête pas de se vouloir transparente alors qu’elle devient toujours plus opaque ?Notre société actuelle baigne dans l’angoisse de l’autre, de l’étranger, et surtout du « manque » à venir et de l’absence d’avenir. De toutes sortes de manques, travail, énergie, confort, etc. Cette angoisse nous enferme. Tout en espérant ne rien perdre, on ose à peine un regard sur l’extérieur et tout ça avec une bonne conscience écologique.
Cette angoisse d’enfant gâté submergeant notre avenir devrait se muter en un bel espoir de devenir enfin intelligent : faire la différence entre l’indispensable et l’inutile, et réapprendre à vivre ensemble. Il ne s’agit pas de revenir à la bougie, comme le disent certains cerveaux, mais de redécouvrir une simplicité et un certain sens de la vie.
Pour donner une image plus conforme à cette vision, l’histoire de l’architecture nous aide et une relecture contemporaine nous propose des solutions nouvelles pour le futur, qui évitent de sacrifier le regard sur l’extérieur à la protection solaire où trône le design pour ne pas dire l’obsession d’un architecte. La fenêtre est certainement l’élément architectural le plus complexe car elle doit pouvoir concilier toutes les contradictions liées à l’équilibre fragile de la vie, de toute vie sur terre. (De la transparence la plus totale à l’obscurcissement complet).
Il est navrant que l’écologie puisse justifier la crainte de l’autre, le refus d’affronter la réalité en se réfugiant dans son petit chez soi pour voir le monde de loin, sur un écran, sans s’engager et sans solidarité.
L’architecture, qui construit les mots d’ordre d’une société aux abois, et le populisme croissant n’ont-ils vraiment rien en commun ?

Patrick Mestelan est architecte est associé à l'Atelier d’architecture Patrick Mestelan & Bernard Gachet

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