Kärä­jä­ki­vet: une em­preinte ter­ri­to­riale con­ver­tie en pro­jet édi­to­rial

En 1978, le légendaire artiste finlandais Tapio Wirkkala traça une ligne imaginaire au travers d’une colline en Laponie. Œuvre inaccomplie, ce projet, imaginé comme un espace pour l’introspection des peuples, est aujourd’hui réinterprété par un couple d’architectes portugais, sous la forme d’un projet éditorial indépendant, démocratique et sans finalité commerciale.

Date de publication
02-05-2022

Tout commence au nord du Portugal en 2012. La crise économique bat son plein et les opportunités architecturales se font rares. Ce ralentissement professionnel, pour la plupart angoissant, est perçue par deux architectes de Barcelos, une ville à proximité de Braga, comme l’occasion parfaite pour nourrir autrement leur pratique et les invite à accomplir un projet sans précédent: documenter une œuvre d’art inachevée, méconnue et incomprise, conçue à l’échelle territoriale par le designer et sculpteur finlandais Tapio Wirkkala en 1978 sur l’une des collines caractéristiques du paysage lapon, le Monument Saivaara.

Le chemin se construit en marchant

Wirkkala n’avait laissé qu’un seul croquis de ce mystérieux projet: un chemin droit, pavé, presque imperceptible, traversant la montagne sur toute sa longueur et couronné d’un cercle de pierres au sommet. Pourtant ses intentions étaient précises. Il rêvait de créer un lieu d’introspection où les hommes de toutes races convergeraient pour débattre et réfléchir, à l’image des anciens «Käräjäkivet» sur lesquels les sages du village se réunissaient pour décider des affaires communes.

«L’espace et la liberté s’expriment au travers de la marche, et ce savoir vit dans l’imagination de chacun, ce qui est aussi une autre forme d’espace1»

Sur le terrain, aucune trace ne permet d’entrevoir cette empreinte territoriale invisible. Pour la mettre en lumière, Márcia Nascimento et Nuno Costa décident de relever le défi préfiguré par Wirkkala et d’arpenter sur plusieurs journées de marche les pans de cette colline sauvage. Telle celle d’archéologues à la recherche d’une ruine imaginaire, cette exploration lente du territoire se révèle comme son auteur l’avait imaginé. Le couple d’architectes est immergé dans l’immensité du paysage lapon et s’imprègne du caractère primitif propre à la culture finlandaise. Le silence, l’introversion et la constance envahissent les deux visiteurs. La première représentation spatiale du monument conçu par Wirkkala n’est pas physique mais spirituelle.

Un espace littéraire intime pour l’introspection architecturale

Fruit de cette investigation artistique étalée sur six années de recherches, cette performance est présentée au public en 2018 au travers d’une exposition composée de nombreux croquis, dessins, photos aériennes et d’une maquette territoriale. Une année plus tard, un premier pamphlet voit le jour «A Line in the Arctic Wilderness» portée par l’un des mentors du projet, le célèbre architecte finlandais Juhani Pallasma. La première «pierre» d’un Käräjäkivet moderne est posée et le rêve de Wirkkala se voit réinterprété en clé littéraire avec la naissance de la série éditoriale homonyme lancée en 2019.

Tout comme l’action paysagère du sculpteur finlandais autour du fjeld de Saivaara, cette collection de micro-publication tente de créer un espace de dialogue transthématique. La culture finlandaise et son introversion naturelle sont le seul prétexte pour qu’une série d’auteurs spontanés puissent partager en intimité des idées personnelles sur la culture de l’espace et du territoire sous leurs formes les plus archaïques. Construites artisanalement par deux concepteurs convertis en archéologues de la pensée architecturale, ces brèves constructions littéraires forment une collection de manifestes anti-système qui favorisent des principes tels que la lenteur, l’approfondissement et le regard intérieur. Des notions d’une autre époque qui invitent les lecteurs à se rapprocher avec leur corps, mais surtout leur esprit, de l’art, l’architecture et la nature.

Ce qui au départ n’était qu’un voyage ponctuel pour parcourir une ligne invisible dans un paysage incertain devient au fil du temps, et des nombreux allers-retours 2, une opportunité pour promouvoir discrètement une culture architecturale indépendante qui n’existe que pour le plaisir de ceux qui la cultivent de manière introspective et désintéressée. Les micro-publications «Käräjäkivet» existent pour ce type de public et pour toutes celles et tous ceux qui n'ont pas le vertige de vivre plus lentement.

Käräjäkivet

 

Publications gratuites téléchargeables sur la plateforme online du projet.

 

Editeurs: Márcia Nascimento & Nuno Costa

 

Rua Barjona de Freitas nº 5, 1º Esq. 4750-265 Barcelos, Portugal

Notes

 

  1. Richard Long, “Five Six Pick Up Sticks, Seven Eight Lay Them Straight”, in R.H. Fuchs et Richard Long, Richard Long, New York: Solomon R. Guggenheim Museum / Thames and Hudson, 1986, p. 236.
  2. Extrait de "A line made by Walking, Richard Long. Concerns with impermanence, motion and relativity".
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