En­tre­tien #3 Ju­lien Gri­sel

Autour du nouveau Prix de Genève pour l’expérimentation architecturale

Après Carlotta Darò et Andreas Ruby, pour ce dernier entretien de la série consacrée à ce nouveau prix, nous avons choisi d’interviewer un architecte. Julien Grisel, partenaire du bureau bunq architectes et membre du jury, dresse un portrait incisif des démarches expérimentales actuelles. 

Date de publication
13-06-2019

Tracés: Le mot clef de ce nouveau prix est «expérimentation». Dans l’histoire de l’architecture, on associe l’idée d’expérimentation à certains architectes ou réalisations remarquables qui ont su être à l’avant-garde. Selon vous, que signifie ce mot dans le contexte actuel? 
Julien Grisel: Je pense que l’expérimentation est entièrement intégrée à la profession d’architecte à partir du moment où l’on refuse d’appliquer des solutions génériques et que l’on essaie d’apporter une réponse singulière à une situation ou à une problématique donnée. Elle peut se décliner à toutes les échelles. Une démarche expérimentale peut par exemple proposer des principes visant à la densification des villes en lien avec une vision plus collective de la société. Je pense à certains projets menés par des coopératives telles que la Kraftwerk1 à Zurich. À l’autre bout du spectre, s’intéresser à l’érosion contrôlée d’une façade en terre crue, comme l’a fait Roger Boltshauser pour la maison Rauch, est aussi une attitude expérimentale. 

La véritable question serait plutôt: à quoi sert l’expérimentation? Quelle est sa portée heuristique? Et quels sont les domaines ou champs dans lesquels elle est susceptible de produire de la connaissance ou un développement utile ? Notre discipline possède cette particularité d’être ouverte à beaucoup de champs disciplinaires sans en être limitée par les carcans. L’architecte prend ainsi le rôle d’amateur éclairé et, grâce à cela, il peut mettre en lien, par sa recherche, des domaines qui ne communiquaient pas ou plus. Ainsi l’expérimentation peut être liée à différentes problématiques majeures de notre société. La question de l’impact environnemental des constructions est l’une des plus importantes. Cela suppose néanmoins de dépasser la question purement technique et normative. 

Je pense par exemple au centre civique des cristalleries Planell réalisé par HARQUITECTES en 2016 à Barcelone. Le projet allie réhabilitation d’un bâtiment historique en un centre de quartier avec une nouvelle configuration spatiale et constructive permettant une gestion du climat en utilisant des cheminées solaires.

La question de l’impact environnemental n’est-elle pas paradoxalement une opportunité inespérée pour les architectes de recentrer leur travail – et l’expérimentation – sur la construction collective d’un cadre de vie de qualité? 
C’est effectivement un aspect de l’expérimentation qui a lieu avec certains chantiers participatifs. Je pense notamment aux constructions en paille ou en terre qui, pour se réaliser, exigent une main-d’œuvre importante. Elles ont pu se développer grâce à l’action de bénévoles ou de maîtres d’ouvrage désireux de se former et/ou de participer à la réalisation d’une construction durable. Je pense toutefois que ces chantiers concernent des personnes déjà convaincues ou intéressées par ce type de réalisations. Je suis plus circonspect sur les actions participatives actuelles destinées à planifier un nouveau cadre de vie. Elles correspondent plutôt à des actions de communication (bien comprises par les édiles politiques), mais elles sont bien éloignées des idées telles que celles proposées par John Turner dans les années 19601. Elles étaient alors liées à de véritables actions politiques. On peut tout de même relever des exceptions comme le projet de la Belle de Mai à Marseille dont Patrick Bouchain a été le promoteur. 

Dans l’histoire des architectures prospectives, Genève a une place privilégiée. Comment l’expliquez-vous? 
Concernant Genève, je constate qu’il s’agit d’une ville qui, de par la configuration contenue de son territoire, a toujours développé une planification audacieuse pour son développement urbain. Je pense au plan Braillard de 1935, aux réalisations immobilières des frères Honegger à la fin des années 1950 ou encore à l’ensemble du Lignon des années 1960. 

Mais je ne crois pas qu’un lieu ait plus de potentiels qu’un autre pour favoriser l’expérimentation architecturale. Cette opportunité se développe sans doute dans des environnements qui concentrent à un moment des collaborations ou des communautés d’intérêts en lien avec des écoles de pensée ou des opportunités de réaliser des projets. L’expérimentation peut ainsi prendre place avec peu de moyens dans un petit village de montagne comme celui de Vrin où travaille Gion Caminada. 

Ce prix d’architecture vient s’ajouter à beaucoup d’autres. Selon vous, en quoi doit-il se distinguer? 
Ce prix est intéressant car il encourage les architectes à user de leur droit à participer activement à la réalisation d’un monde meilleur. Il récompense la prise de risque et l’idéalisme dans une optique de changement. Au-delà des opérations de communication flattant les egos des architectes et des « awards » promouvant l’architecture extraordinaire de papier glacé qui alimente la pléthore d’images dont nos écrans sont friands, ce prix s’attachera, je l’espère, à valoriser notre métier dans sa recherche patiente, et parfois peu visible, de transformation positive de notre environnement. 

Propos recueillis par Mounir Ayoub

 

Note

  1. John Turner (né en 1927), fervent partisan des idées de Patrick Geddes, est un architecte et théoricien du logement et de l’urbanisme autoconstruits. Pour en savoir plus sur Turner, lire Housing by People, paru en 1976.
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