Du fleuve à la val­lée, une vi­sion du Rhône élar­gie

Projet lauréat du concours pour l’aménagement des espaces publics du Rhône

La 3e correction du Rhône (R3) est autant un projet d’ingénierie, de territoire que d’espaces publics. Des ambitions, résolument complémentaires, qui s’articulent autour de la nécessité de modéliser un projet à la fois technique, environnemental et social pour répondre aux conflits identifiés sur les 160 km du fleuve. Retour sur la complexité de ce projet à la veille de la mise en œuvre de l’étape paysagère avec Bertrand Vignal, directeur de l’agence BASE à Lyon, lauréat des MEP pour l’aménagement des espaces publics du Rhône.

Date de publication
05-02-2020

La 3e correction entend avant tout apporter des réponses stratégiques au développement de la région tout en la sauvegardant des aléas du fleuve. Suite à l’identification des zones de conflits d’usages entre les activités et le fleuve, ainsi que des zones de risques majeurs, et dans un contexte de réchauffement climatique, elle doit s’inscrire dans un « nouveau paradigme »1. À cet égard, ce projet de territoire est politiquement celui d’un découpage physique autant qu’une réflexion sur le paysage du fleuve. Les MEP lancés en 2018 portent ainsi l’ambition de résoudre d’autres conflits, plus ténus, contrastant avec l’idée d’une correction forcée du Rhône2 : il s’agit désormais d’envisager la qualité socio-­environnementale des berges, de révéler la singularité de la vallée dans son rapport au fleuve.

Comment un projet de paysage a pu se frayer un chemin dans les contraintes territoriales aussi fortes ? À l’heure où l’on offre aux cours d’eau la possibilité de retrouver leur lit originel (voir l’Aire ou la Seymaz dans l’agglomération genevoise), l’industrialisation de la vallée, son anthropisation et la canalisation assumée du Rhône soustraient la possibilité d’imaginer un « état initial », mais non la formulation d’un environnement viable. Ainsi, le développement socio-économique de l’ensemble de la vallée se fera avec et à côté du Rhône plutôt que contre lui.

TRACÉS : Le concours pour l’aménagement des espaces publics du Rhône est hors normes à plusieurs égards : l’ampleur du territoire, le linéaire de 160 km, le périmètre d’intervention de digue à digue, la temporalité exceptionnelle… Quelle stratégie votre équipe a-t-elle adoptée pour répondre à une consultation de ce type ?

Bertrand Vignal : Dès le départ, nous avons pris le parti de ne pas remettre en cause tout ce qui avait été déjà pensé, calculé, négocié avec les habitants et les acteurs locaux. Il nous a semblé qu’il manquait à la fois un récit commun et un processus de projet qui permettraient d’intéresser chaque commune tout en faisant sens commun. Nous avons donc envisagé cette consultation, non comme un concours de design des berges du Rhône, mais comme un projet de territoire, dans lequel il fallait engager tout le monde.

Vous avez donc répondu au cahier des charges en ne remettant pas en cause ce qui avait été acté, mais, en même temps, vous avez largement étendu le périmètre et la mission proposés. Vous êtes ainsi passés du concours d’espaces publics au projet de territoire, du fleuve à la vallée.
Oui, nous avons passé beaucoup de temps à analyser « ce qui fait Rhône ». Le concours se focalisait sur le fleuve, mais le Rhône n’existe pas sans tous ses affluents. Ce qui s’est révélé le plus intéressant, ce sont les rapports transverses aux vallées, qui ont chacune une identité très forte, avec ces villes et villages positionnés à la sortie des cônes de déjection. Nous sommes allés voir les places, les cheminements, le patrimoine, les activités économiques et culturelles, mais aussi les parcours le long des bisses, les églises, les fontaines, le patrimoine géologique, et les traditions. Nous avons réutilisé tout cela dans le projet.

De cette analyse du territoire, vous avez tiré ce que vous appelez un «récit rhodanien», susceptible de fédérer tous les acteurs.
Oui, l’idée est de mettre en place une armature très simple à comprendre, qui a du sens au niveau territorial, et laisse de la place aux différents acteurs. La vallée aujourd’hui est complètement corsetée, il n’y a plus de mouvement, les forces du paysage sont à l’arrêt. Le système, pour des questions de sécurité, a été entièrement anthropisé. R3 va décorseter le Rhône, mais sans doute faut-il aussi décorseter les systèmes transverses. Nous voulons donner à voir et à découvrir le Rhône, et toute la vallée, grâce à cette armature, qui cherche aussi à répondre à l’incertitude climatique. En Suisse, d’après les études, la vallée du Rhône sera le territoire le plus impacté, avec une augmentation de 7 °C d’ici la fin du siècle. Nous pensons qu’il faut installer immédiatement une armature de paysage pour anticiper ces modifications climatiques, un système de fraîcheur, avec des alignements d’arbres qui remaillent le territoire, vers les vallées, vers les villages, et qui soit aussi un indicateur paysager, un brise-vent… Il faut planter massivement, sur toutes les voies. Autrefois, on plantait les allées pour les chevaux et les calèches, qui allaient doucement et avaient besoin d’ombre. Nous devons retrouver ce type de système pour l’avenir, avec des boisements, des alignements qui permettront de choisir ses parcours en fonction de conditions climatiques qui risquent d’être très contrastées.

Concrètement, quels sont les éléments qui composent cette armature ?
Il y a d’abord les «allées du Rhône», une sélection de petites rues existantes qui relient les gares, les places de village et amènent directement sur les berges, aux «hameaux du Rhône» (fig. ci-dessous). Ceux-ci sont à la fois le lieu d’expression du village avec lequel ils sont en lien, et une halte pour les vélos, une escale pour les kayaks, avec de l’eau et de l’électricité. C’est un système unitaire sur tout le linéaire, mais adapté à chaque commune, qui pourra y installer les programmes de son choix (vente de produits locaux, festival, etc.).

Nous avons également identifié des «échappées», qui partent des villages par leurs extérieurs et rejoignent le Rhône. Elles définissent une sorte de périmètre de paysage qui offre un autre regard sur la vallée, dans lequel on va peut-être penser autrement le développement des communes en rapport au Rhône, préserver des choses, mutualiser les parkings…

Tout cela est connecté avec la «route paysage», située à mi-coteau, de chaque côté de la vallée, qui permet de percevoir la géographie du Rhône, ses mouvements, ses forces, toutes choses qui ont pour nous autant de valeur que l’aménagement paysager des berges proprement dit.

Enfin, autour des berges, des milieux adjacents comme les gravières, les forêts, les canaux, les surfaces agricoles, les vergers ou les blocs erratiques, forment le «cortège» programmatique de parc. Ce cortège est limité par les infrastructures majeures de la plaine : autoroute, voie ferrée, voies rapides, canaux.

Toute cette armature existe déjà, nous ne créons rien. Il s’agit de codifier les lieux : où l’on s’arrête, ce que l’on voit. Le plus important est que chaque commune puisse s’en saisir et créer sur son territoire l’allée, le point de vue…

Vous avez également imaginé des actions avec les habitants des communes pour mettre en mouvement un processus qui va se dérouler sur plusieurs dizaines d’années.
Oui, même si le projet ne se réalise que dans dix ans, nous commençons dès aujourd’hui à construire quelque chose avec les habitants. Nous avons par exemple imaginé que les toits des hameaux soient construits sur les places des villages. C’est ce que nous avons appelé «la mémoire du futur», c’est-à-dire une manière d’intéresser les habitants, de les emmener dans une histoire qui commence dès maintenant. Les toits seraient ensuite amenés au Rhône, en procession, comme un acte symbolique.

Le jury a émis des réserves sur le terme de «parc» que vous avez utilisé dans le titre de votre projet «Rhônature Parc». Comment nommer alors le système que vous imaginez?
Le terme «parc» évoque effectivement l’aménagement. Or l’idée n’est justement pas de faire de l’aménagement, mais de révéler. Dans mon esprit, il renvoyait à la notion de parc national américain. Dans le cortège par exemple, l’homme est au même niveau que la nature, il est invité, dans un environnement qui ne comportera pas de codes urbains. C’est notamment pour cela que nous envisageons de réaliser tous les mobiliers et les infrastructures en matériaux locaux, en terre, en bois, avec les roches du site.

Jusqu’à maintenant, le projet R3 s’est focalisé sur l’ingénierie hydraulique pour répondre à des questions sécuritaires et économiques. L’architecture du paysage pouvait apparaître un peu comme «une cerise sur le gâteau»: une couche de paysage et d’usages qui viendrait habiller les aménagements techniques, dans la limite des digues. En choisissant votre proposition, le jury engage finalement R3 dans une dimension plus ambitieuse, beaucoup plus territoriale et concertée.
Le jury s’est peut-être dit que nous saurions parler aux Valaisans, que nous aurions peut-être les clés pour mettre le projet en mouvement. L’Office cantonal de la construction du Rhône a eu le courage de réaliser un acte écologique fort en ouvrant le Rhône dans une vallée aussi contrainte. C’est formidable d’avoir anticipé et engagé il y a plus de dix ans ce travail de négociation avec les acteurs. L’époque n’est plus aux grands mouvements autoritaires. Il faut installer des systèmes de processus à grande échelle autour d’idées très simples : ici, c’est une armature plantée dans un même système de paysage, qui permet de poser un autre regard sur le territoire.

 

Notes

1 Tony Arborino, chef de l’Office cantonal de la construction de Rhône (OCCR3) (voir TRACÉS n°16-17/2019).

2 Le projet d’ingénierie vise à assurer la performance du système de digues, des mesures d’approfondissement et d’élargissement du fleuve.

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