Des CIAM à l'UIA

Lieu du premier Congrès international d’architecture moderne (1928) et de la fondation de l’Union internationale des architectes (1948), le canton de Vaud a tenu un rôle discret mais essentiel au service de l’architecture moderne. Grâce à l’engagement de femmes et d’hommes dont l’importance commence à être mieux considérée.

Date de publication
30-08-2017
Revision
07-09-2017

Fondée à Lausanne en 1948 (fig.), l’Union internationale des architectes (UIA) célébrera son 75e anniversaire en 2023, année qui sera également celle de son 28e congrès. Une coïncidence qui figure parmi les motifs qui ont conduit à la création d’un comité pour que ce double événement ait pour cadre le bassin lémanique. Afin que ce retour à la source témoigne de l’envergure prise par l’UIA depuis sa naissance, la candidature réunit six villes (Lausanne, Genève, Morges, Nyon, Vevey, Evian) et trois cantons (Vaud, Genève, Valais), permettant de proposer l’ensemble du lac Léman et de ses rives comme lieu de rencontre pour les milliers d’architectes que drainera la manifestation. La flotte de la CGN est réservée pour relier les différents sites du congrès, accueillir conférences, ateliers et échanges informels. L’eau servirait d’élément fédérateur par la beauté du paysage qu’elle a façonné, le plaisir de la navigation et l’orientation des discussions, dont elle serait le thème. Devenant rare à certains endroits de la planète, destructrice à d’autres, elle matérialise l’interdépendance des problèmes que connaît le monde contemporain et la nécessité d’aborder globalement la question de la relation entre l’humain et son environnement, une médiation qui est au cœur du métier d’architecte.
En 2012, les architectes Stephanie Bender et Philippe Béboux ont publié dans La Cité1 une réflexion intitulée «Regard sur une Métropole en devenir. Manifeste pour une urbanité lémanique par le vide». En exergue de leur propos, un texte de Charles Ferdinand Ramuz présentant le Léman comme un lieu de réunion, laissant imaginer l’ambiance d’un congrès qui se déroulerait sur cette surface aquatique: «On devine Saint-Gingolph, on voit les rochers de Meillerie, on aperçoit Tourronde, Evian, Thonon; et plus loin encore on distingue, fumant dans l’air bleu, une fumée dorée, la pointe d’Yvoire qui s’avance loin vers le large, marquant la ligne de séparation entre le Grand Lac et le Petit Lac. Ce sont nos voisins de Savoie qui nous regardent, et nous les regardons par-dessus une ligne que l’histoire a tracée quelque part, au milieu du lac, on ne sait pas bien où, car elle ne se perçoit pas, cette frontière qui nous sépare, alors que l’eau ne pense qu’à réunir, étant lisse, largement ouverte, bellement dallée et pavée, et il semble qu’elle va retentir sous le pied. Elle est là, largement ouverte, comme une vaste place publique qui invite au rassemblement ceux qui habitent tout autour.» La Suisse romande, l’ouvrage d’où provient cet extrait, date de 1936. Avec le déclenchement de la guerre d’Espagne, le monde entre alors dans un tourbillon de neuf ans de violences inouïes. Quelques semaines après le coup d’Etat de Franco, l’artiste et mécène Hélène de Mandrot (1867-1948) s’adresse au comité de la Maison des Artistes, institution qu’elle abrite dans son château de La Sarraz depuis qu’elle l’a créée, en 1922: «A côté de l’art qui doit représenter vraiment notre époque et y apporter largement sa contribution, il y a le côté d’entraide entre les artistes qu’il ne faut jamais négliger. Cette solidarité de tous ceux qui sont venus ici, j’ai pu la constater souvent et c’est une de mes grandes joies. Peu ont manqué à cette sorte de devoir et les résultats positifs ont, par contre, été nombreux. Flouquet et Moholy, qui vinrent le plus souvent, peuvent en témoigner.
Il ne faut pas négliger non plus la question de santés physiques améliorées par un changement complet d’air, voire de régime, et d’artistes remarquables retrouvant ici leurs forces et leur puissance de travail.
Le sentiment de grande famille universelle doit être à la base de ces séjours, où doivent être réunis, à côté d’artistes plus sérieux et tempérant l’ardeur de leurs cadets et leur apportant l’expérience de leur vie de vrais artistes, des éléments de jeunesse et de gaité.
Pardonnez ce rapport un peu long – ce testament presque – qui contient mes désirs, des désirs que je vous confie en toute sécurité.» Trop souvent résumé à ses deux épisodes les plus mythiques, le premier Congrès international d’architecture moderne (CIAM), en 1928, et le premier Congrès international du cinéma indépendant (CICI), l’années suivante, l’histoire de la Maison des Artistes est mieux connue depuis la publication qu’Antoine Baudin lui a consacrée, en 19982. Cet ouvrage montre qu’au-delà de coups d’éclat spectaculaires, l’institution créée par Hélène de Mandrot est, vingt-six ans durant, un havre de création et d’échange fréquenté par des personnalités parmi les plus importantes de l’art et de l’architecture en Europe. Une aventure qui s’arrête avec la mort de sa fondatrice, le 26 décembre 1948, année de naissance de l’UIA.
En 2002, Antoine Baudin publie une nouvelle étude sur une figure insuffisamment considérée, Géa Augsburg (1902-1974)3. Cet artiste a la particularité d’avoir exercé ses talents de caricaturiste à la fois dans le cadre de la Maison des Artistes, où il a séjourné en compagnie de certains de ses hôtes les plus prestigieux (fig.), et du premier congrès de l’UIA (fig.). La carrière de l’architecte Jean-Pierre Vouga (1907-2006)4 constitue également une passerelle entre les deux cercles. Longtemps méconnu, le parcours de ces personnalités vaudoises éclaire les conditions qui ont permis, dans le même canton et à vingt ans d’écart, la création des CIAM, rendez-vous nomade et incontournable de l’avant-garde durant trente et un ans, et de l’UIA, organisation qui représente aujourd’hui 123 pays et un million et demi d’architectes. Epargnée par la Deuxième Guerre mondiale, la Suisse est un lieu propice pour préparer la reconstruction qui devra suivre les hostilités. En 1941, Hélène de Mandrot est à l’origine de la série de conférences qu’Alvar Aalto donne sur ce thème dans plusieurs villes helvétiques (fig.). Jean-Pierre Vouga en fait un compte-rendu dans la revue Habitation. En juillet, il est invité, avec une quinzaine de personnes, à la Maison des Artistes, où Alfred Roth revient sur le message d’Aalto puis expose un programme d’aide à la Finlande. Deux ans plus tard, l’Université de Lausanne inaugure son Ecole d’architecture et d’urbanisme. Jean Tschumi (1904-1962) en prend la tête5. L’ampleur nouvelle de son activité sur sol helvétique, menée parallèlement à la conduite de son bureau parisien, s’accompagne d’une adhésion à l’Association suisse des anciens élèves de l’Ecole des beaux-arts de Paris, animée par Vouga depuis 1940. Au niveau international, l’année 1943 est marquée par la bataille de Stalingrad et l’arrivée de troupes allemandes en Italie, suite à la chute de Mussolini. Plusieurs milliers de personnes quittent le pays pour la Suisse. Parmi celles-ci Ernesto Nathan Rogers (1909-1969), fondateur du bureau BBPR et futur rédacteur influent de la revue Casabella. Suite à son arrivée et celle d’autres personnalités d’envergures, le Camp Universitaire Italien de Lausanne devient un important lieu d’échanges et de réflexions. Il donne naissance à un Centre d’étude du bâtiment, dont le premier bulletin paraît en 1944. Au sommaire, des contributions d’auteurs italiens et suisses, notamment une introduction à l’étude de la maison préfabriquée signée Rogers et un texte de Vouga intitulé «Problèmes de la reconstruction d’après-guerre».
La parution de cette publication cesse avec le conflit. Au même moment, les CIAM, suspendus durant les hostilités, se remettent à l’œuvre. Le groupe suisse se retrouve à La Sarraz les 14 et 15 juillet 1945. Il accueille Le Corbusier, venu s’exprimer au nom des CIAM français. A la fin de l’année, Pierre Vago (1910-2002), rédacteur en chef de L’Architecture d’Aujourd’hui, prend l’initiative de réunir à Paris quelques amis, dont Vouga, qu’il connaît depuis un passage en Suisse en 1937, pour suggérer la création d’une organisation unique des architectes par la fusion des CIAM avec le Comité permanent international des architectes (CPIA) et les Réunions internationales d’architectes (RIA), dont il est lui-même à l’origine. Cette rencontre est suivie d’une conférence à Londres, du 23 au 28 septembre 1946, à l’occasion de laquelle Ernst F. Burckhardt, représentant suisse des CIAM, et Vouga proposent que Lausanne accueille l’Assemblée constitutive de ce « nouvel organisme international dépourvu de toute doctrine idéologique ». Une neutralité qui tranche avec le ton d’un article que publie Rogers dans la revue Domus, un mois plus tôt : «‹Une âme unique est distribuée entre tous les êtres non raisonnables, tout comme une seule âme rationnelle est distribuée entre les raisonnables, de la même façon qu’il y a une seule terre pour toute les choses terrestres, une seule lumière pour nous permettre de voir et un seul air pour permettre aux vivants de respirer.› Permettez-moi de paraphraser cette pensée que je relis dans les Souvenirs de Marc-Aurèle pour la relier à la définition crue de Pagano opposant l’‹internationale des crétins › à l’autre, qui n’est point, s’entend, une ligue de surhommes, mais tout simplement une ligue entre les hommes de bonne volonté, soucieux d’exprimer le meilleur de l’existence à la place du mensonge délibéré.» Intitulé «La casa degli artisti», ce texte de Rogers est la transcription en italien d’un propos rédigé à La Sarraz, où il séjourne durant l’été en compagnie d’une bonne vingtaine de personnes venues de nombreux pays, permettant à La Maison des Artistes de renouer avec son envergure d’avant-guerre. Rogers décrit ainsi le lieu qui l’héberge : « Voilà la Maison des Artistes, créée par Mme de Mandrot, la ‹maman de l’Architecture moderne›, hôtesse et animatrice, qui, en invitant ces artistes dans son oasis, les encourage à réaliser ici, malgré la Tour de Babel des langues, cette entente spirituelle que trop souvent ils ne réussissent pas à réaliser dans leurs propres pays […] Ce château a eu vraiment un noble rôle et il reste encore aujourd’hui le carrefour où convergent les intérêts spirituels qui font que nous nous sentons hommes parmi les hommes, en dépit des forces mauvaises qui ont tenté de nous opposer les uns aux autres. C’est la première occasion de cette nature depuis la guerre, et sans doute – si l’on excepte les réunions diplomatiques – le premier congrès international. On reprend confiance en ses semblables. » Une confiance qui ne va pas de soi pour Rogers. S’il revoit Ludovico Belgiojoso et Enrico Peressutti à La Sarraz, Gianluigi Banfi, le quatrième fondateur de BBPR, est mort au camp de Mauthausen. Le Livre des hôtes de la Maison des Artistes contient un hommage de Belgiojoso et Peressutti à leurs collègues tués en combattant l’occupation allemande (fig.) :

« A La Sarraz 
(près du milieu du monde)
après six ans d’orage,
ceux qui sont restés retrouvent l’esprit
des meilleurs qui ne sont plus.
(G.-L. Banfi - G. Pagano
Labò - F. Beltrami)
architectes morts pour la
Libération.
Juillet 46 »

Entre l’inquiétude d’un architecte comme Rogers, dont la voix va gagner en importance au sein des CIAM, qui considère en 1946 qu’«un esprit dangereusement réactionnaire circule dans les différents pays qui fait ressurgir les formes du passé et empêche que la reconstruction se réalise sur des bases saines», et la volonté des fondateurs de l’UIA de réunir le plus largement possible, alors que se creusait le fossé entre les Etats-Unis et l’URSS, une entente pouvait difficilement être trouvée. Les deux organisations vont donc suivre des chemins différents, la seconde ne réunissant finalement que le CPIA et la RIA. Cependant, de même qu’Hélène de Mandrot aura maintenu vivant le lien entre La Sarraz et les CIAM par son activité discrète mais essentielle de 1928 à 1948, la relation entre Lausanne et l’UIA va s’affermir grâce à l’engagement de Jean-Pierre Vouga, organisateur du congrès inaugural, et Jean Tschumi, président de l’événement. De 1948 à 1967, le premier va animer et orienter une partie considérable des activités de l’Union. Coordinateur des commissions de travail, rapporteur de plusieurs congrès, colloques et rencontres, organisateur de séminaires, il collabore étroitement avec le Secrétaire général, Pierre Vago. Le second préside l’organisation de 1953 à 1957. Après avoir créé, en 1961, un prix pour l’urbanisme ou l’aménagement du territoire dédié à Sir Patrick Abercrombie (son premier président) et un prix pour la technologie appliquée à l’architecture portant de nom d’Auguste Perret (son premier président d’honneur), l’UIA instaure en 1967 un prix Jean Tschumi pour la théorie, la critique ou la formation architecturale. Vouga en est le premier récipiendaire, au moment où il met fin à un engagement de près de vingt ans au service de l’organisation (fig.).
Plus encore que la proximité de leur lieu de naissance, ce qui relie les CIAM et l’UIA c’est la manière dont des personnes comme Hélène de Mandrot, Jean-Pierre Vouga ou Jean Tschumi ont utilisé leur condition privilégiée, qu’elle soit due au confort financier ou à un cadre de vie épargné par la guerre, pour faire avancer la cause de l’architecture. Un esprit qui transparaît dans l’idée de mettre à profit la sérénité du bassin lémanique pour accueillir les architectes du monde en 2023, à l’heure où de grands défis doivent être affrontés.

Matthieu Jaccard est architecte et historien de l’art.

 

Notes

1. Edition du 24 août 

2.  Antoine Baudin, Hélène de Mandrot et la Maison des Artistes de La Sarraz. Lausanne : Payot, 1998

3. Antoine Baudin, Géa Augsbourg, 1902-1974 (exposition au Musée historique de Lausanne, 17 mai-29 septembre 2002), Lausanne : Ed. d’En-Bas : Musée historique, 2002

4. Bruno Marchand (dir.), Jean-Pierre Vouga, architecte de l’Etat, Lausanne, Editions Payot, 2000

5. Jacques Gubler, Jean Tschumi: architecture, échelle, grandeur, Les archives de la construction moderne, Lausanne: Presses polytechniques et universitaires romandes, 2008 

 

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