Con­ver­sa­tion avec Car­los Quin­tans, com­mis­saire du pa­vil­lon es­pag­nol à la Bien­nale d'ar­chi­tec­ture de Ve­nise 2016

Les périodes de crise représentent souvent pour l’architecture un terrain d’opportunité et d’expérimentation pour la mise en forme de nouvelles réponses critiques et pertinentes. Avec un regard optimiste mais réaliste, les architectes Carlos Quintans (1962, Muxía) et Iñaqui Carnicero (1973, Madrid) ont conçu l’exposition pour le pavillon espagnol «Unfinished», Lion d’or de la meilleure contribution nationale.

Date de publication
01-08-2016
Revision
03-08-2016

La somme de toutes les photographies présentées au pavillon espagnol pourrait bien reconstituer l’arrière plan d’un film de Pier Paolo Pasolini qu’il aurait lui même qualifié d’ordinaire1. Ce portrait, qui s’inscrit parfaitement dans la continuité de l’imaginaire proposé par Alejandro Aravena, est le manifeste d’un groupe d’architectes qui s’est soulevé face aux difficultés économiques et sociales de l’un des pays les plus touchés par la crise financière ces dernières années.
L’exposition a pour ambition d’être le regard optimiste d’une société qui a fait du discours de l’austérité et de la contenance sa propre image. L’architecture se dévoile avec fierté en oubliant les excès qui l’ont poussée dans cette frénésie immobilière décadente. Cette contribution, fruit d’une collaboration imposée entre deux architectes engagés, interroge les principes économiques et formels dont s’est nourrie la construction européenne récente.
Dans un dédale de livres, magazines et catalogues, Carlos Quintans nous reçoit dans son atelier de La Corogne situé dans une unité d’habitation moderne projetée à la fin des années soixante par l’architecte d’avant-garde, José Antonio Corrales.

L’énoncé du pavillon est intimement lié à son processus de conception. Comment avez-vous reçu le mandat pour le pavillon?
Carlos Quintans: Iñaqui Carnicero et moi-même avons participé, avec nos équipes respectives, au concours de la biennale d’architecture et d’urbanisme espagnole 2015. Nous sommes tous deux arrivés finalistes. Pour des raisons budgétaires, le ministère du développement espagnol s’est vu dans l’impossibilité d’organiser un deuxième concours pour le commissariat du pavillon espagnol à Venise et décida de repêcher parmi toutes les candidatures les propositions qui se prêtaient le mieux au thème proposé par Alejandro Aravena. C’est ainsi que le ministère nous proposa de travailler ensemble et de devenir co-commissaires du Pavillon espagnol. Nous avons reçu la nouvelle en décembre 2015 et une semaine plus tard nous avions rendez-vous avec Alejandro Aravena pour comprendre le cadre imaginé pour la biennale de Venise 2016.

L’interprétation immédiate que nous pouvons faire de l’exposition est celle d’une réminiscence des architectures «inachevées»​ et dispersées du territoire espagnol. Quel message souhaitez-vous transmettre au travers des sept séries photographiques exposées au centre du pavillon?
Il s’agit tout simplement du diagnostique d’un état présent. En quelque sorte, un état de fait que nous aurions pu représenter en termes juridiques ou politiques, sous forme de chiffres ou de textes, mais que nous avons jugé plus pertinent d’exposer sous forme photographique pour une lecture plus visuelle. Que ce soit à travers la théâtralisation des ruines inhabitées, la dénonciation d’ensembles immobiliers inachevés ou encore l’interpellation des problématiques urbaines dérivées de tous ces phénomènes, ces séries photographiques cherchent à dresser un portrait actuel de la condition architecturale espagnole, en espérant qu’elle reste imprégnée dans la conscience du visiteur.

Le projet de Christian Kerez pour le pavillon suisse, «Incidental Space»,  présente très peu de points communs avec la thématique abordée par «Unfinished». Cependant, tous deux reflètent une fascination pour une architecture plus «archaïque»​. Est-ce qu’il existe un retour émotionnel ou intellectuel des architectes envers ce type d’architecture?
En effet, je pense qu’intellectuellement il y a un retour manifeste vers une architecture plus primitive. Même si le projet de Christian Kerez et le nôtre sont diamétralement opposés – Christian Kerez parle de forme alors que nous parlons de fonction – il existe indéniablement une volonté de créer des architectures plus habitées. Le souci, c’est que nous vivons aujourd’hui dans un monde extrêmement règlementé où les intérêts privés priment le plus souvent sur les intérêts publics. Le résultat est un rejet de ces types d’architecture. À notre avis, la normalisation et la régulation excessive de l’architecture empêchent de créer de la vie et d’imaginer des usages plus humains et naturels. Nous sommes une société suffisamment mûre pour décider de quelle façon nous souhaitons habiter.

Il y a bientôt 10 ans, en pleine effervescence immobilière, Rafael Moneo déclarait que ce qui l’inquiétait le plus était l’absence d’une classe moyenne d’architectes.  Aujourd’hui, vous présentez au sein du pavillon espagnol 55 réalisations de 55 architectes différents. Est-ce que «Unfinished» est une critique envers «l’architecture spectacle» et la mise en avant d’un groupe au-dessus de l’individu?
En effet, nous cherchons à nous éloigner aussi bien du système des architectes stars et que de l’architecture de la spéculation et du profit. Ce sont des architectures narcissiques qui n’ont aucune volonté de s’identifier au territoire et à l’histoire d’un lieu, et qui cherchent uniquement une reconnaissance formelle ou un avantage économique. Il est important de souligner que contrairement aux architectes anglais, suisses ou néerlandais, les architectes espagnols ne se sont jamais sentis à l’aise avec ce système d’architectures autoréférentielles. Cela nous a donné un avantage substantiel pour formuler le concept du pavillon en rassemblant autour d’une même idée un groupe d’architectes très différents les uns des autres.

Y-a-t-il ainsi une volonté de créer une tendance ou un style?
Pas du tout. L’Espagne a une géographie et une histoire très variée du nord au sud et de l’est à l’ouest. Les réponses que les architectes donnent sont très différentes les unes des autres. Par contre, ce qui est commun à tous les projets, c’est une réponse précise à une situation économique défavorable et un rapport responsable envers les ressources matérielles limitées d’un territoire. Des caractéristiques à l’origine d'une école de pensée qui se porte au bénéfice de toute la communauté d’architectes. Nous ne cherchons donc pas à créer une tendance, mais plutôt une attitude.

Face à une architecture conceptuelle, vous défendez une architecture de processus, où le résultat n’est pas l’aboutissement d’une idée préconçue mais plutôt la conséquence d’une stratégie en constante évolution. Cette façon de concevoir l’architecture est-elle un avantage ou un inconvénient pour les architectes? Y-a-t-il une part de frustration ou de soumission vis à vis du contexte économique actuel?
Historiquement, l’architecture a toujours été une architecture de processus et en constante évolution. Il suffit de voir toutes les églises qui nous entourent. Cependant, il est vrai que depuis le début du 20e siècle, les bâtiments ont pu se matérialiser comme l’architecte les avait préconçu. Le Corbusier en est un bon exemple. Ses œuvres pouvaient se concevoir et se construire presque simultanément. Cependant, cette période est une anomalie dans l’histoire, fruit de circonstances exceptionnelles. La règle c’est plutôt ce que nous vivons actuellement. Il est nécessaire de l’admettre et de savoir en profiter.

Les trois principales biennales d’art et d’architecture européennes de cette année (Rotterdam2, Zurich3 et Venise4) placent l’économie au cœur de leurs réflexions. S’agit-il d’une problématique passagère ou durable?
Je pense que c’est une problématique qui aura un grand impact sur les générations futures. Nous avons appris ces dernières années que les ressources de la planète sont limitées. Les personnes ont à présent pris conscience de cette limitation et quand nous parlons d’économie, nous parlons avant tout de ressources. C’est-à-dire d’économie de matériaux, d’économie du sol, d’économie du milieu naturel et en fin de compte, d’économies humaines. Je n’ai aucun doute que l’époque à venir sera avant tout une période de renoncement.

Lors du récent IVe Congrès international d’architecture de Pampelune et suite à la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, Rem Koolhaas5 soutenait que l’urgence actuelle de l’Europe n’est plus de construire de belles architectures, mais plutôt de construire un continent. Le «vieux continent» ne risque t-il pas de devenir une caricature de lui même avec les tendances actuelles?
Il faut admettre que nous habitons un continent fortement construit. Je ne sais pas jusqu’à quel point l’urbanisme par exemple peut résoudre les urgences actuelles de L’Europe. Il ne s’agit plus que d’opérations d’acuponcture et de réparation. Il faut être conscient de ce que nous avons sans oublier que nous sommes en Europe. Dans ce sens, le pavillon donne l’image d’un monde que personne n’osait représenter jusqu’à présent. Les médias ne s’y intéressaient pas et les milieux culturels n’étaient attirés que par les architectures de formes. Nous avons cherché à exposer une image plus réelle et immédiate de la réalité qui nous entoure.

La crise immobilière a débouché sur une certaine méfiance envers la figure de l’architecte. Est-ce qu’il existe aujourd’hui une fracture entre la société et la culture du bâti?
De moins en moins. Je pense même qu’il y a plutôt un rapprochement des habitants vis-à-vis des contextes qu’ils habitent. D’ailleurs, il y a quelques années, nous n’aurions jamais imaginé la diffusion dont jouit aujourd’hui l’architecture sur les réseaux sociaux. Les personnes partagent naturellement des images d’architecture. Et ce qui est plus surprenant encore, c’est que nous apprenons à partager notre façon de vivre : les lieux où nous mangeons, où nous nous rencontrons, où nous travaillons. Les personnes commencent à s’identifier à l’architecture et à reconnaître les qualités spatiales et fonctionnelles de certains lieux.

Est-ce que les nouvelles technologies ou les nouveaux modes de production peuvent nous aider à construire des réponses plus adaptées à notre temps?
En tant qu’architectes, nous sommes en ce moment éloignés de la production industrielle et nous restons encore aujourd’hui attachés à la production manuelle. Même si les technologies plus récentes peuvent nous fasciner, nous ne pouvons pas renoncer à nos origines et utiliser les nouveaux instruments de n’importe qu’elle façon. Jean Prouvé, qui est l’exemple type de l’architecte qui a su profiter des modes de production industrielle de son époque, s’est retrouvé face à une Europe détruite par la guerre et qu’il fallait reconstruire. Aujourd’hui, nous n’avons plus besoin de construire en masse. Par contre, les nouveaux instruments nous permettent de concevoir une architecture plus maîtrisée et raffinée. Nous pouvons par exemple reproduire avec de simples modèles 3D les menuiseries traditionnelles japonaises. Tout cela nous permet en quelque sorte de personnaliser la production. Un phénomène qui s’ajuste parfaitement au besoin actuel de l’Europe.

Vous êtes depuis 1996 directeur de la revue d’architecture et construction «Tectónica». D’un point de vue constructif, y-a-t-il des aspects en commun entre tous les projets présentés au pavillon?
Je dirais le rapport à la matière. Tous les projets cherchent un rapport très profond avec les matériaux. Afin de permettre une lecture simplifiée des projets, nous avons représenté tous les projets de la même façon. A travers une photo et une vue axonométrique. Un élément caractéristique du mode de représentation de la revue Tectónica qui nous identifie depuis plusieurs années. Cette vision permet aux visiteurs de comprendre les aspects constructifs de chaque projet.

À quand un numéro de Tectónica consacré à l’architecture suisse?
Nous y travaillons depuis plusieurs années. Mais la plupart des ingénieurs et fabricants sont réticents à l’idée de publier leurs détails. Même en version digitale, nous avons beaucoup de difficultés à publier des bâtiments construits en Suisse.

Quels pavillons nationaux recommanderiez-vous?
Le pavillon de la Belgique, de la France et du Japon.

Le pavillon espagnol a reçu le Lion d’or du meilleur pavillon national. Qu’est-ce que cela vous a apporté?
Pour l’instant, rien de concret. Seulement la reconnaissance des autorités politiques pour prouver que les choses peuvent et doivent changer. Par contre, c’est un énorme succès politique; en Espagne, nous n’avons reçu que très peu de critiques. Le Lion d’or a été accueilli comme une reconnaissance professionnelle par les architectes présentés dans le pavillon.

Si l’on vous proposait dans deux ans d’être curateur de la Biennale de Venise 2018, quelle thématique proposeriez-vous?
Je reprendrais sans doute la thématique proposée il y a deux ans par Rem Koolhaas, «Fundamentals».

Propos recueillis par Yony Santos


Notes

1. P.P Pasolini – L’Expérience hérétique, Payot, 1976

2. The Next Economy - IABR 2016 - 7th International Architecture Biennale, Rotterdam

3. What People Do For Money - Manifesta 2016, 11th European Biennal of contemporary art, Zürich

4. Reporting from the front - 15th International Architecture Exhibition, Venise

5. Architecture: Change of Climate - 4th International Congress of Architecture, Pamplona

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