Ba­lade à tra­vers la ville re­mo­de­lée par Lau­sanne Jar­dins

David Moinard a fait la promenade avec nous. Responsable de la programmation artistique d’Estuaire, puis du Voyage à Nantes, il jette un regard subtil sur une poignée de jardins

Date de publication
21-08-2014
Revision
25-10-2015

Pour explorer Lausanne Jardins – Landing, le visiteur doit élaborer son propre parcours dans la ville, puisqu’il n’existe pas de séquence narrative entre les 29 installations paysagères. Les jardins sont implantés dans les ruelles, les impasses, les places, les squares, les parcs, sur les marquises, les corniches et les toits du centre-ville de la capitale vaudoise, amenant à poser le regard là où il n’allait pas, prenant place sur des sites qui ne leur était pas destinés, provoquant l’incongruité. 
Au regard de ce périmètre restreint choisi pour l’édition 2014, la promenade se fait à pied, ce qui comporte plusieurs avantages évidents : l’entre-sites devient quasiment aussi important que le parcours en soi ; marcher permet d’éprouver la topographie particulière d’une ville tout en niveaux, faite d’escarpements et de parois, traversée par des passerelles et des ponts.
Lausanne Jardins est une manifestation populaire, dans le sens où elle s’inscrit intimement dans le quotidien des Lausannois, qui ne font pas forcément le choix de la parcourir, mais qui sont susceptibles de tomber dessus. La bienveillance des visiteurs envers les œuvres qu’ils ont choisies de voir au musée, dans une galerie, un centre d’art ou un parc de sculptures est ici malmenée. Cette confrontation à l’espace public oblige le créateur, architecte, paysagiste ou designer, à s’engager d’une autre manière et à se servir des contraintes – techniques, administratives, de temps, d’entretien, de vandalisme potentiel, de limites posées par la ville – comme moteur pour faire évoluer son projet. 
Gros plan sur cinq jardins remarquables issus de l’édition 2014 de Lausanne Jardins, dont les contraintes et les questions soulevées par les sites d’implantation ont manifestement permis de nourrir la conception. 

Géographe de formation, David Moinard a créé l’Atelier Delta, agence d’ingénierie culturelle spécialisée dans la conception et la mise en œuvre de projets artistiques liés à des territoires et des géographies particulières. 

Places de parc, avenue Vinet (image)
Catherine Cotting, Yann Mingard + FULGURO / Yves Fidalgo, Cédric Decroux (CH)


Transformer de manière temporaire des places de parking payantes en espace végétalisé, convivial ou artistique : c’est le concept du « parking day », mouvement né en 2005 à San Francisco et repris à l’échelle internationale par plusieurs organisations. L’installation va au-delà du concept original : elle convoque un ailleurs. A l’avenue Vinet, quatre places de parc ont été remplacées par quatre morceaux végétalisés découpés dans quatre parcs, à Bâle, Berne, Genève et Zurich. Les échantillons de verdure, déplacés et reconstitués sur place, suggèrent des flux plus grands que ceux de la seule manifestation : ils font voyager hors de Lausanne ; il faudrait aller dans les parcs en questions pour ressentir le vide laissé par les quatre déracinements. Les fragments de verdure sont ainsi plus grands que ceux qui se trouvent sous nos yeux, puisqu’ils intègrent en eux-mêmes leur environnement d’origine. 

Outbreak, fontaine rue Neuve (image)
FHV et Adrien Zwingli / collaborateurs : Claudius Fruehauf, Guillaume Henry, Carlos Viladoms, Clélie Protiere, Adrien Zwingli (CH)


A l’angle des rues Neuve et de la Tour, un drôle de jardin a poussé, s’immisçant entre les colonnes d’un petit bâtiment de facture classique. Outbreak, jardin vertical, débordant et gonflé, crée une tension, un mouvement. Il semble vivant : on imagine qu’il pourrait faire imploser la colonnade. L’intervention surgit dans la rue, relève de l’incongruité, étonne le passant, redonne du souffle à un bâtiment oublié. Ici, le jardin est à l’échelle d’un petit édifice. Mais on imagine aisément l’effet que cela pourrait provoquer sur un panthéon... Outbreak prend le contre-pied d’un mur végétal standard. A la planéité et l’ordre habituels de ce dernier, il oppose l’abondance et la rondeur. Il fait en ce sens écho à la petite statue de la fontaine à laquelle il sert d’arrière-plan : la sculpture, une femme tenant un panier de fruits, évoque l’allégorie de l’Abondance. 
Pour des raisons indépendantes de la volonté des organisateurs de Lausanne Jardins, Outbreak a dû être démonté mi-août, soit deux mois avant la fin de la manifestation.

Dessous d’un bois, place du Nord (image)
Preben Skaarup Landskabsarkitekt - Anne Vium Skaarup, Trine Lybech Madsen, Tobias Theil Konishi - Randi Jorgensen, Katrine Malinovsky (DK)


Un gros tas de brindilles couvrant partiellement un banc existant et des fougères plantées çà et là dans le sol, au pied d’un séquoia. Ce sont les éléments qui composent le jardin de la place du Nord : une intervention minimale pour un effet maximal. Le tas de brindilles, récoltées par le Service des parcs et domaines, rappelle les fourmilières présentes dans le Jura et les Alpes, souvent au pied d’épicéas, et détourne l’usage du banc : on ne peut plus s’y asseoir, si ce n’est en se collant contre l’amas de petites branches. L’intervention, incongrue et pleine d’humour, redonne des couleurs à un site sans grand intérêt : un petit square affublé de quelques bancs au design banal. Ce site comporte pourtant un élément remarquable : ce grand séquoia, que peu perçoivent, alors que sa présence en milieu urbain est impromptue. Le fait que l’accumulation de brindilles englobe le banc suffit à provoquer un fort impact visuel, ouvre les portes de l’imaginaire. Ce jardin nous fait poser le regard là où on ne le pose plus et c’est le propre d’un bon travail de création : déjouer la force de l’habitude. 

Par monts et par vaux, Cathédrale (image)
Evelyne Darcy, Olivier Sévère (F)


Un jardin dans une cathédrale. C’est l’une des forces de la manifestation lausannoise : implanter des jardins dans des lieux qui ne leur sont pas réservés. On pénètre dans l’édifice, le silence règne. Puis on tombe sur un micro-paysage : un rectangle composé de sédum, particulièrement utilisé pour les toitures végétales, duquel surgissent trois masses de marbre de Carrare qui portent des traces d’oxydation. Le matériau employé, des rebuts de la carrière de Carrare récoltés par les concepteurs de l’œuvre, dialogue avec les matériaux nobles de la cathédrale. C’est la forme que prend la sculpture qui le détache de l’ordonnancement classique du lieu. On peut lire la proposition à différents niveaux : la ruine de la cathédrale, dans un temps lointain, comme reprise par la force de la nature ; un paysage de montagne vu du ciel, transformant le visiteur en démiurge ; un fragment rapproché de paysage, coexistence du minéral et du végétal. L’artiste Olivier Sévère, rencontré le jour de l’inauguration de Lausanne Jardins, nous apprend d’ailleurs que le marbre de Carrare, comme d’autres minéraux, est le fruit du lent travail de la nature sur une matière végétale. 

L’île verte, terrain de la Vigie (image)
1 0 0 Landschaftsarchitektur - Thilo Folkerts Berlin (D) & GRUE - Marie Alléaume Paris (F) Nathanaelle Baës-Cantillon Bruxelles (B)


Le jardin implanté sur le terrain de la Vigie, un boulodrome encore en activité, est l’un des seuls de Lausanne Jardins qui ait valeur d’usage. L’intervention est simple, mais elle fonctionne : des tubes peints dans différents tons de vert servant de bancs ou de barrières, mais aussi des plantations – anis, menthe, sauge, asperge et absinthe – en libre-service, des éléments existants repeints et quelques cartes postales que le visiteur peut emporter. Les tubes peints évoquent les systèmes de tuyauterie des bâtiments – sorte de mini Beaubourg –, comme s’ils prolongeaient les conduites souterraines de la ville. C’est sans doute à partir de l’usage du lieu que les concepteurs ont pensé ce jardin, en employant un vocabulaire issu de la ville puis remodelé. La contrainte est ainsi devenue moteur de création.

 

Estuaire, de Nantes à Saint-Nazaire

Estuaire est une manifestation culturelle créée en 2007 par Jean Blaise (ancien directeur du Lieu unique) et programmée principalement par David Moinard. Elle s’est développée en trois épisodes – 2007, 2009 et 2012 – sur les bords de la Loire, accompagnant un projet politique : la construction de la métropole Nantes Saint-Nazaire. Seule une partie des sculptures et installations de la manifestation étaient temporaires. Le reste a permis de constituer une collection permanente à ciel ouvert comptant 29 créations d’art contemporain réparties sur douze communes. Implantée sur un territoire complexe, entre réserves naturelles et gigantesques bâtiments industriels, cette collection a permis de revaloriser le dernier segment de la Loire avant son embouchure, entre Nantes et Saint-Nazaire. Elle ne comporte pas seulement des sculptures contemporaines, mais aussi des jardins, comme celui de Gilles Clément, paysagiste et théoricien français du jardin, qui a été invité à intervenir dans le cadre d’Estuaire, et y a conçu son premier Jardin du Tiers-Paysage (image). L’intervention en triptyque – le Bois des Trembles, le Jardin des Orpins et des Graminées et le Jardin des Etiquettes –, installée sur le toit de la base des sous-marins de Saint-Nazaire, terrasse à ciel ouvert entre ville et bassin portuaire accessible au public depuis 1998 grâce au projet de l’urbaniste Manuel de Solà-Morales, prend parti des trois dispositifs de l’architecture en place. Cette architecture guerrière et tout en béton, bâtie par les Allemands durant la Seconde Guerre, ne se prêtait a priori pas à l’implantation d’un jardin. 

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