Athènes, l’émer­gence de la ville post-for­diste

Athènes post-olympique deviendra-t-elle un grand centre de loisirs?

« Je ne suis plus un athlète?; je suis un professionnel du spectacle. » Dennis Rodman, joueur de basketball

Date de publication
11-01-2012
Revision
19-08-2015

Tout le monde reconnaît que les travaux publics, tant célébrés, des jeux olympiques de 2004 ont complètement changé l’image d’Athènes. Le hardware de l’infrastructure olympique (avenues, artères, tunnels, embranchements à deux niveaux, le métro, équipements sportifs et portuaires) a causé des perturbations répétées et des transformations importantes au software du Grand Athènes et à son tempérament méditerranéen. Il ne s’agit plus d’une simple reconstruction médiatisée, mais d’un véritable changement de paradigme métropolitain, qui agit sur les situations, les problématiques, les contradictions et les perspectives d’avenir. 
Tout cela pose la question suivante : à quel avenir doit-on s’attendre pour ces installations gigantesques ? Quelles en seront les conséquences sur la physionomie de la ville future, sur ses comportements culturels et sur les modes de vie de ses habitants ? Mais prenons les choses une à une. L’usage post-olympique des installations sportives est un enjeu majeur, concernant les dynamiques métropolitaines de toutes les villes qui ont organisé un événement de cette envergure. En Grèce, cela reflète avant tout la pathogenèse sociale du problème. Habitués à un entretien inadéquat, et surtout à l’absence de contexte stratégique dans lequel nous aurions pu placer cet « usage » convoité, nous sommes attirés par de trop grandes simplifications manichéennes qui ne laissent pas de place aux nuances, et par un comportement que les contraintes des circonstances font osciller entre l’automate et le somnambule, entre la torpeur moyen-orientale et le zèle de modernisation démesuré. Dans ces conditions, les différentes alternatives, leurs programmes, le réalisme de leurs détails et le suivi de leurs conséquences logiques demeurent confus et incertains. Il suffit, par exemple, de jeter un œil sur les annonces – peu diffusées – d’installations olympiques mises en location par la « société immobilière olympique », pour s’apercevoir qu’ils tombent dans les catégories communes de la science post-postmoderne : Divertissement - Commerce - Tourisme - Loisir. Le Centre international de télétransmission à Maroussi a été loué pour son « usage commercial » ; l’arène de badminton peu connue de Goudi se trouve reconvertie en « centre culturel » pour accueillir du théâtre, des concerts et des « grands spectacles » d’intérieur ; enfin, le stade couvert à Galatsi est reconverti en « centre commercial et centre de spectacles ».
Je vous épargne les détails, les accords, les contrats, les loyers, les reconversions et les sponsors, peu utiles pour se rendre à l’évidence que la réorganisation et les nouvelles infrastructures inaugurées par les jeux olympiques ont créé de nouveaux « condensateurs » et pôles d’attraction, qui réarrangent les rôles respectifs des centres et marchés périphériques d’Athènes, qui se sont développés dans les années 1980 jusqu’à la fin des années 1990. Des parcs hybrides, entre commerce et spectacle, apparaissent comme des nouveaux mots-clés, initiant la renégociation – et souvent la réduction – des espaces publics ouverts de la ville. Et c’est là que se trouve le plus grand risque : l’usage post-olympique sera identifié à l’amaigrissement total et la privatisation partielle d’une série d’espaces publics ouverts à Athènes.
Ceci dit, on peut résumer tout ce qui a été dit ci-dessus en une question générique : sommes-nous préparés à défendre de façon convaincante la transformation d’Athènes en un centre de loisirs ? Personne n’ose plus invoquer la vision d’une ville industrielle rationaliste, une vision qui est en passe d’être frappée d’ostracisme par l’immense ville de nouveaux comportements de consommation et d’éternels loisirs, qui sont en train d’absorber les dernières fonctions de « l’urbanisme moderne », telles qu’elles furent définies, du moins, par la Chartes d’Athènes (Le Corbusier, 1987: 102) : habitat et travail. Pour être plus précis, nous dirions que la consommation et le spectacle sont en train de devenir « travail : l’usine quitte l’usine et la société entière devient une usine. » (Toni Negri).
A l’heure actuelle, nous savons tous qu’Athènes n’a jamais adopté le modèle de la ville fordiste, basée sur le travail industriel, l’organisation rationnelle de l’espace et la gestion scientifique tayloriste. La désindustrialisation débridée des dernières années en a même éradiqué les traces restantes. La condition post-olympique d’Athènes nous force à dire un adieu précipité à ce modèle de développement, et à mettre en question son cadre imaginaire bien établi (qui inclut un type particulier d’imaginaire métropolitain et de perception de la culture). Donc, sans jamais avoir été une ville industrielle paradigmatique, Athènes est aujourd’hui une concurrente sérieuse dans la course des grandes villes post-industrielles et post-fordistes qui dominent les nouvelles cultures de récréation, de communication, de commerce et de services (Allen, 1992: 255).

Le concours Eurovision comme matrice de l’Athènes post-olympique

Si le futur des équipements olympiques est incertain et encore à déterminer, c’est qu’il offre un premier frisson des évènements métropolitains à venir. « L’utilisation de l’héritage olympique » met en route l’émergence subséquente de tous les caractères symboliques et littéraux de la ville post-industrielle. Peu importe qu’il s’agisse ici d’ensembles immobiliers de prestige ou de sous-produits d’architecture banals et trop onéreux ; ce qui compte, c’est la physiognomonie de la ville qu’ils annoncent.
Qu’est-ce donc que cette physiognomonie ?
Nous sommes tous d’accord que les sites olympiques nous présentent aujourd’hui une vision mélancolique de l’abandon. Dans les années 1980, l’auteur américain J.G. Ballard montrait que les bâtiments délaissés, les autoroutes sales, tous les flamboyants échecs urbanistiques, les fragments abandonnés d’hôtels et des grands ensembles gigantesques, s’approchent au mieux de ce que l’avenir nous réserve. Dans ces espaces de la modernité, ce qui est nouveau se présente sous forme de ruine, s’exprimant en « codes » oubliés « d’une langue géométrique abandonnée » (Ballard, 1987: 96).
Cependant, dans le cas des installations olympiques, Christina Bianchetti (Bianchetti, 2005) a démontré que l’abandon activait une sorte de retour : les projets olympiques ont été construits dans des quartiers délaissés ; aujourd’hui, ils tendent vers l’état d’abandon qui leur préexistait. Voilà pourquoi cela vaut la peine de traiter ces équipements sportifs gigantesques comme des « hyper-objets » hybrides, éphémères et passagers. Une telle perspective nous oblige à affronter et gérer la dualité du message, qui traverse toute l’histoire des villes : l’« abandon » et la « construction » sont plus que proches l’un de l’autre, ils se ressemblent même en apparence. Une même relation peut être établie entre la « protection » et la « destruction ». Une telle rencontre des contraires en dit long sur la nature des transformations territoriales de notre époque ; un message double dont Athènes post-olympique enlève le cran de sécurité, comme un soldat qui dégaine une grenade. 
Impossible d’échapper à la prochaine étape de ce raisonnement : leur réutilisation sera difficile en dehors de ce qu’on appelle souvent les « événements majeurs », qui se nourrissent de la folie des télécommunications et définissent la déterritorialisation téléradiante de la post-ville.
Cette condition s’explique au mieux par l’explosion et la dispersion totale de la culture du spectacle et des loisirs dans toute la sphère métropolitaine et sociale. Il n’est plus possible d’envisager les transformations métropolitaines sans « évènements majeurs » qui reproduisent à l’infini le modèle des Grandes Expositions. Le philosophe allemand Peter Sloterdijk a montré que les « hyper-intérieurs » des espaces des Grandes Expositions pouvaient être considérés comme le paradigme du projet de la modernité européenne, en tant qu’ensemble contrôlé. Les conséquences de cette évolution intègrent les moyens – et les critères – par lesquels l’espace, la ville et la culture vont dorénavant être amenés à être produits, en mettant en avant leurs fonctions d’expositions et spectacles.
Repérer les caractéristiques de ces « hyper-espaces » n’est pas difficile : leur grande échelle, l’agrandissement des périmètres intérieurs, la difficulté structurale d’orientation et l’expérience de masse anonyme qui correspond aux changements et aux transformations de l’espace public. En tout cas, perdre son identité dans l’intensité vertigineuse de la foule est une sorte de plaisir de masse, qui, même s’il frôle parfois l’hystérie, définit en même temps une sphère naissante de l’expérience collective.
En cela, le lien entre un événement populaire comme le 51e concours Eurovision (2006) et le stade couvert du complexe olympique semble prophétique et n’est pas le fruit du hasard : le monstrueux groupe finlandais Lordi a gagné grâce à leur chanson « Hard Rock Hallelujah ». Les membres du groupe, habillés en armures et en masques de squelettes macabres et de zombies, ont joué, avec des effets théâtraux exagérés aux allures de films d’horreur, un rock explosif. Leur influence est allé au-delà du domaine de la musique commerciale : leur prestation est une parfaite illustration du changement de paradigme métropolitain et de ses conséquences. L’Eurovision en tant qu’événement culturel de masse représente à la fois la matrice des transformations à venir, et le symbole avec lequel elle tentera de rivaliser. Cette mutation du grand évènement sportif en une méga-machine de consommation et de loisirs est une condition sine qua non.
Cette transformation incertaine comporte de nombreux risques qui intensifient considérablement la pathogenèse administrative habituelle et la déplorable bureaucratie étatique. Cependant, il existe également certains avantages que j’aimerais souligner, y compris la dispersion qui accompagne la ville polycentrique, la multiplication de la structure moléculaire et des banlieues variées si typiques d’Athènes, et une nouvelle série de zones périphériques qui prétendent au statut de centre. Il suffit d’en faire une liste pour s’en rendre compte : Goudi, Faliro, Galatsi, Nikaia, Agios Kosmas, Ano Liossia ; ces zones présentent tous les signes de pauvreté, de marginalisation et de fragmentation sociale, mais aussi des occasions de les remettre en selle et de rétablir un équilibre. Seulement, aujourd’hui, ces opportunités sont surtout assimilées à ces « hyper-espaces » décentralisés de commerce, de récréation, de tourisme et de loisirs, qui sont vraiment en train de « transformer la planète en festival ».
L’avenir de l’Athènes post-olympique est en train d’être déterminé par les transactions des investissements immobiliers. Evidemment, l’utopie de l’expérience authentique et la nostalgie de la « ville authentique » ne sont pas suffisantes en soi pour faire face aux problèmes de ce type. Cependant, on aurait également tort d’éviter de se demander si nous sommes d’accord ou pas et, avant tout, s’il existe une autre perspective, ou du moins d’autres outils et mécanismes d’intervention sociale pour cette forme particulière de ville post-fordiste, qui colonise l’imaginaire, les espaces et nos comportements. J’ai l’impression qu’actuellement, ces questions ne trouvent de réponses que dans le développement de la logique de financialisation (qui nous relie aux signifiants du capitalisme tardif), dans l’indifférence et, de plus en plus fréquemment, comme si elles avaient déjà été résolues.

Yorgos Tzirtzilakis est critique d’art et d’architecture. Il vit et travaille à Athènes.

 

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