As­ger Jorn et Le Cor­bu­sier

L'art en architecture

Quelle place pour l’art en architecture ? Réponses croisées de deux créateurs qui ont su pousser cette interrogation à ses limites.

Date de publication
18-07-2012
Revision
19-08-2015

Dans son ouvrage Le Corbusier. Elements of a Synthesis1, Stanislaus von Moos affirme que L’Exposition internationale de 1937 à Paris offre au Corbusier une occasion unique de collaborer avec des artistes tels que les peintres Fernand Léger, Roberto Echaurren Matta et Asger Jorn. Or le propos n’est que partiellement exact : mû par son aspiration artistique, Asger Jorn – le peintre danois qui deviendra mondialement célèbre, membre du groupe CoBrA et de l’Internationale situationniste – vient d’arriver à Paris en 1936 après une formation initiale d’instituteur. Se remettant en question tant sur le plan personnel que professionnel, il s’imprègne des divers courants qui animent la métropole artistique française et c’est par hasard qu’il atterrit dans l’atelier de Fernand Léger. 
Aussi, lorsque Jorn travaille alors pour Le Corbusier, il ne s’agit pas exactement d’une association entre architecte et artiste : âgé de 23 ans, l’étudiant en art s’assure plutôt un viatique en œuvrant pour le célèbre architecte de douze ans son aîné. Son mandat consiste à agrandir des dessins d’enfants destinés à être reproduits sur les parois du Pavillon des Temps Nouveaux. Et ce n’est là qu’une des expériences vécues dans les milieux de l’avant-garde parisienne, qui le pousseront deux ans plus tard à renoncer à son premier métier et à tourner le dos à son provincial Jutland d’origine pour s’inscrire à l’Académie des Beaux-Arts de Copenhague. 
Cela étant précisé, le travail exécuté par Jorn pour le Pavillon des Temps Nouveaux conservera pour lui une importance que l’on ne saurait surestimer. Sept ans après, il demeure en effet comme transporté à l’évocation de cet ouvrage : il parle de «joie enivrante»2 ou de «l’intensité» avec laquelle il «aspire» en lui «la création de la plus vaste tente du monde»3. Et de renchérir avec une question rhétorique qui traduit sa fascination pour Le Corbusier : «Est-ce la prophétie d’un voyant sur les destinées humaines et ce qui a été dit de plus réel en architecture durant le siècle passé et celui-ci  »4
De fait, les parallèles biographiques ne manquent pas dans les parcours de ces deux personnalités à priori si dissemblables. A commencer par la réinvention de soi-même, à la suite de l’immersion dans la bohème parisienne, que le jeune Danois marque en changeant son patronyme comme l’avait fait Le Corbusier. Les noms Jorn et Le Corbusier relèvent tous deux d’un acte de création, destiné à masquer jusqu’à un certain point les origines de leur porteur et notamment le contexte provincial et protestant dont tous deux sont issus5. Dans la foulée de son travail pour l’Exposition internationale, Jorn exprime pour la première fois son enthousiasme à propos du regard foncièrement libéré que Le Corbusier porte sur les choses dans un article de la presse danoise : «Il y a quelque chose d’enfantin chez Le Corbusier. L’impression est renforcée par ses yeux grands ouverts derrière les lunettes encadrées de leur énorme monture en celluloïd. Mais c’est surtout sa façon d’observer : ignorant les convenances, il saisit l’essence d’une chose en allant droit au but – comme l’enfant dans ‘Les habits neufs de l’empereur?.»6 Jorn est encore davantage fasciné par le fait que Le Corbusier cumule les figures de l’artiste, de l’architecte et du savant. Son appréciation du charismatique architecte culmine lorsqu’il affirme que «Le Corbusier est celui qui a incontestablement marqué tout ce que l’on nomme architecture moderne aujourd’hui. […] Il a été un précurseur dans l’analyse de tout ce qui appartient à l’ère de l’industrialisme.»7 Cet énoncé dénote le rôle de figure tutélaire que Jorn attribue à Le Corbusier, non seulement parmi tous les autres architectes impliqués dans le mouvement moderne, mais également d’un point de vue personnel. 
En théorie comme en pratique, on ne cessera en effet de retrouver Le Corbusier dans les travaux de Jorn. En matière d’interaction entre art et architecture, il est intéressant d’examiner deux fresques datant de 1938 : L’amité, qui est le résultat d’une expérience de peinture collective menée par Jorn et Pierre Wemaëre, un collaborateur à l’Atelier Léger, dans l’appartement versaillais du second, et le graffite de Cap Martin, réalisé par Le Corbusier à la villa de Jean Badovici8 – une architecture fonctionnaliste conçue sur un rocher inaccessible de la Riviera française par Eileen Gray, qui était la compagne de ce dernier à l’époque. Les deux créations montrent deux personnages entre lesquels se trouve une créature évoquant un bébé. C’est surtout l’esquisse préalable des deux jeunes artistes qui fait apparaître les parallèles figuratifs avec la composition du Corbusier : des éléments tels que le pénis, les yeux et les membres semblent repris tels quels. Lors de la transcription murale, ces tracés se voient toutefois dissous, abstraits et détournés en aplats et objets de couleur, pour finir par ressembler davantage aux explorations formelles des surréalistes qu’à la fresque de Cap Martin. Inspirée des Femmes d’Alger d’Eugène Delacroix, la fresque du Corbusier se base sur des études de nus féminins réalisées par ce dernier lors d’un séjour à la casbah lorsqu’il avait 18 ans. Formellement, le mural obéit certes encore au principe cubiste de la superposition de surfaces, mais pour le contenu, Le Corbusier se départit clairement de l’idéalisme stylisé et désincarné du courant puriste. Il introduit ainsi la figure humaine dans l’architecture, mais en récusant toute idéalisation ou abstraction, pour la traiter avec une outrance qui confine au grivois, au baroque. Il ne s’agit pas de représenter l’humain comme objet articulé, type ou machine, à l’instar de la production des artistes du Bauhaus par exemple, mais au contraire de thématiser le corps dans sa sensualité et ses désirs, comme le revendiquaient les Surréalistes et notamment l’artiste et architecte Roberto Matta, ami de Jorn cité en introduction. 
C’est précisément à l’époque où Jorn entre en contact avec Le Corbusier, que ce dernier reconnaît ouvertement son activité picturale, longtemps gardée secrète malgré une pratique quotidienne. Et qu’il se laisse photographier nu en train de peindre à Cap Martin a donné lieu à d’amples spéculations sur les rapports entre une sexualité bridée et le conflit intérieur opposant l’artiste « sensible » à l’architecte « cérébral ». Technique rudimentaire, le graffiti solidarise l’image et son support de manière irréversible : Le Corbusier se distancie ainsi de son approche du début des années 20, qui n’attribuait au panneau peint qu’un rang secondaire «d’invité dans la maison». Qui plus est, il est parfaitement conscient de l’impact majeur exercé par la peinture sur l’architecture, puisqu’il affirme dès 1932 : «I admit the mural not to enhance a wall, but on the contrary, as a means to violently destroy the wall, to remove from it all sense of stability, of weight, etc.»9
Comment, dès lors, interpréter l’application de cette technique par Le Corbusier ? Exprime-t-elle une agression par le biais de l’art pour anéantir l’ouvrage fonctionnel qu’Eileen Gray a justement développé selon les cinq points de l’architecture fixés par lui-même ? Tiré d’une lettre à Badovici, le commentaire suivant semble étayer cette hypothèse : «Vous réclamez une mise au point de moi, couverte de mon autorité mondiale, et démontrant – si je comprends le sens profond de votre pensée – ‘la qualité d’architecture fonctionnelle pure’ manifesté par vous dans la maison de Cap Martin et anéantie par mon intervention picturale [...].»10 S’agit-il d’une critique indirecte que Le Corbusier adresse aux principes qu’il a personnellement élaborés dans les années 20 et qui augure la transition poétique qu’il déploiera dans son œuvre tardive ? De ce point de vue, la vivacité affirmée que dégage la composition colorée de Jorn et Wemaëre peut être perçue comme une interprétation surréaliste qui prolonge et transcende celle de Cap Martin. Quant à la chaîne d’acier que Jorn ajoute à l’œuvre terminée, vise-t-elle à rappeler l’inéluctable contrôle de l’homme par la technologie, tel qu’il croit le déceler dans l’architecture ? 
La fresque de Cap Martin est réalisée au passage, sur un pan de mur secondaire, et non à l’entrée de la maison ou en évidence sur une paroi du séjour, comme le voudrait la coutume. Faut-il y voir l’hésitation d’un premier essai, dont l’auteur n’ose pas encore prévoir l’effet sur la structure architecturale ? 
Vingt ans plus tard Jorn, développe à son tour un mural en céramique de dimensions monumentales pour le gymnase d’Aarhus, projet pour lequel il souhaitait d’emblée être associé à la conception architectonique du bâtiment. Cela demeurera un vœu, qui peut être plus largement compris comme une critique fondamentale du fonctionnalisme sous-tendant l’architecture moderne. Bannissant l’ornement, la couleur et le décor, le paradigme du mur blanc prôné par les architectes modernes évince les artistes du processus de construction, tout en glorifiant les valeurs fonctionnelles et rationalistes. Or Jorn a déclaré la guerre à une raison prévalant sur l’émotion, ainsi qu’à l’édification d’ouvrages sans artistes. A Aarhus, il tente donc de rompre, de démarquer, voire de ruiner jusqu’à un certain point la structure fonctionnaliste du bâtiment. Le geste destructeur ne s’assimile toutefois pas à une négation, mais à une volonté de transcendance et de renouveau. Il enrichit l’espace architectural d’une nouvelle dimension – plus large – qui est celle de l’art. 
En 1944, Jorn publie dans une jeune revue d’architecture danoise un article, dont le titre Face à face11 évoque la figure biblique de Moïse12. A propos de Le Corbusier, il écrit notamment : «[...] Il n’y a aujourd’hui personne qui a su, comme lui, opérer la synthèse de ce qui détermine le cadre de notre vie et l’urbanisme ou qui a seulement osé de telles expériences. C’est un visionnaire animé de grands desseins.»13 A l’instar d’un Moïse choisi par Dieu pour le voir face à face, Jorn se considère-t-il comme un prophète et un sauveur après sa rencontre avec Le Corbusier ? Ou faut-il y voir une de ses piques ironiques habituelles annonçant un long règlement de comptes avec le grand architecte ? Dans le même texte, il se livre en effet pour la première fois à une critique ouverte de Le Corbusier, qui deviendra toujours plus acérée au cours des années suivantes. Publié en 1947, Des logements pour les hommes ou des châteaux de béton armé en Espagne14 est la réponse critique de Jorn aux livres du Corbusier intitulés Des Canons, des munitions ? Merci  ! Des Logis SVP15 et Maison des Hommes16. Le premier est paru immédiatement après l’Exposition internationale de Paris : outre le Pavillon des Temps Nouveaux, Le Corbusier y présente ses idées sur la construction urbaine et le logement. La formulation révolutionnaire du titre recoupe l’appel polémique «Des logements ou la guerre !» lancé par l’auteur pour que les technologies de pointe soient appliquées à la construction d’habitations plutôt qu’à des fins belliqueuses. En l’occurrence, Jorn déplore au contraire l’inhumanité de l’architecture défendue par Le Corbusier. Il en désapprouve l’esthétique idéaliste, qui se révèle en particulier dans sa foi en la beauté de la forme première et le culte voué à la raison et à la mécanisation. Selon lui, la démarche engendre une vision réductrice, qui fige des proportions, des idéaux et des modèles définitifs, mais ne reflète pas la vie moderne. 
Jorn attaque ensuite l’approche architecturale du Corbusier sur un plan idéologique, en jugeant ses intérieurs non démocratiques. Loin de répondre aux besoins réels des hommes, leur esthétique noble et épurée ne refléterait que les conceptions domestiques d’une élite mercantile.17 Plutôt que de prescrire des concepts tels que la séparation des fonctions, la standardisation, la typologie et la minimalisation, il importe selon lui d’adopter une démarche conceptuelle qui envisage les besoins humains subjectifs, la croissance et le mouvement. L’architecture et l’urbanisme ne sauraient dès lors se résumer à la coordination de processus fonctionnels, mais doivent être abordés comme des projets «de vie». Ou, comme il le préconise ailleurs, mettre la raison au service de la vie, au lieu d’asservir la seconde à la première.18 
L’affaire semble entendue : l’enthousiasme et la vénération initiale de Jorn pour Le Corbusier se mue après-guerre en critique acerbe. Et les reproches qu’il adresse au formalisme du mouvement moderne français en particulier lui valent de nombreux alliés en Scandinavie notamment. Il n’empêche : un examen attentif des écrits et travaux de Jorn après 1945 révèle des influences persistantes. Il maudit certes la glorification de la technique incarnée par Le Corbusier dans les années 20 et en fait le bouc émissaire de tous les ratages imputables au fonctionnalisme ou au rationalisme. En sous-main, il se laisse néanmoins pleinement inspirer par les travaux menés par Le Corbusier dans sa dernière période. Comment expliquer sinon les expériences de tissage durant les années 50 ou le fait que, dans le cahier d’atelier pour San Giorgio à Albisola, Jorn continue à se réclamer d’une collaboration avec Le Corbusier qui remonte entre-temps à près de vingt ans ? Pour illustrer la place prépondérante, bien que très différente, que tous deux attribuent à l’art dans la création architecturale de la fin des années 40, concluons par deux citations : «J’ouvre, en cet endroit, une porte discrète de mon appartement ; elle livre passage dans l’atelier des recherches patientes. Ici est la clef de mon labeur. Chaque journée d’une vie consacrée à l’épanouissement de la société machiniste, est en partie vouée à des travaux purement désintéressés. Inventions de formes, créations de rapports, mises en proportion linéaires, volumétriques, colorées... Ces dessins et tableaux datent de 1920, lorsque, à l’âge de trente-trois ans, je commençai à peindre. Je n’ai cessé de peindre depuis, tous les jours, arrachant où je pouvais les trouver, les secrets de la forme, développant l’esprit d’invention, au même titre que l’acrobate, chaque jour, entraîne ses muscles et la maîtrise du sol. Quelques-uns de ces tableaux de début sont dans les grands musées ou les grandes collections, ce qui prouve leur droit à l’existence. Mais quand je commençai dans l’Esprit Nouveau le débat d’architecture, puis d’urbanisme et synchroniquement de peinture, je mesurai que toutes choses n’étaient pas égales au banc de l’opinion. J’ai dû me résigner à interdire à autrui la porte de mon atelier de peinture et, depuis 1923, je n’exposai plus jamais ni ne fis connaître mes tableaux. Plus de vingt années d’amour passionné de l’art on dû demeurer secrètes, alors qu’on m’accusait de nier l’art et de haïr la peinture. (Vers 1933, le peintre André Lhote m’avisait loyalement qu’il allait engager une campagne contre moi, parce que j’avais la haine de la peinture et que j’interdisais tout achat de peinture à mes clients d’architecture.) Le matin à la peinture, l’après-midi à l’autre bout de Paris, architecture et urbanisme. Mesure-t-on à quel point ces jardinage, labourage, sarclage patients et obstinés des formes et des couleurs, des rythmes et des dosages, alimentèrent chaque jour les architecture et les urbanismes qui naissaient 35, rue de Sèvres? Je pense que si l’on accorde quelque chose à mon œuvre d’architecte, c’est à ce labeur secret qu’il faut en attribuer la vertu profonde...»19Le Corbusier
«A building, where an artist was not involved in the entire process of creation must not be approved by the department of public health.» Asger Jorn

Traduction, Maya Haus. (Les citations tirées de textes de Jorn en danois et suédois ont été traduites à partir de la version allemande fournie par l’auteur.) 
Ruth Baumeister enseigne à l’école d’architecture de Delft, aux Pays-Bas. 

 

Notes

 

1 Stanislaus von Moos, Le Corbusier. Elements of a Synthesis, 010 Publishers, Rotterdam, 2009, p. 270
2 «Ansigt til Ansigt», in : A5. Meningsblad for unge arkitekter, Copenhagen, Vol. 2, No 5, 1944
3 Ibid.
4 Ibid.
5 A Paris, on l’appelait toujours «le peintre Asger»“, vu que son nom de baptême, Asger Jørgensen, était imprononçable pour les Français. En 1945, il prend donc celui de Jorn, un patronyme qui n’existe pas sous cette forme en danois. 
6 «Nyt maleri, ny arkitektur», in : Ekko. Kritisk Tidskrift, Copenhague, 1938
7 Ibid.
8 Jean Badovici, (1893-1956), architecte, critique et éditeur d’origine roumaine
9 Le Corbusier dans une lettre à Vladimir Nekrassov, (1932), citée d’après Beatrix Colomina : «Battle Lines : E.1027» in : Francesca Hughes (éd.) : «The Architect. Reconstructing her Practice», MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 1996, p. 16
10 Ibid.
11 «Ansigt til Ansigt», in : A5. Meningsblad for unge arkitekter, Copenhague, Vol. 2, No 5, 1944
12 «L’Eternel parlait avec Moïse face à face, comme un homme parle à son ami. » (Exode 33,11)
13 « Ansigt til Ansigt », in: A5. Meningsblad for unge arkitekter, Copenhague, Vol. 2, No 5, 1944
14 « Menneskeboliger eller tankekonstruktioner i jernbeton », in : Arkitekten Ugehaefte, Copenhague, Vol. 49, No 16/17, 1947
15 Le Corbusier, «Des Canons, des munitions ? Merci, des Logis SVP», Architecture d’Aujourd’hui, Boulogne, 1938. Une note de son carnet d’atelier pour San Giorgio à Albisola au début des années 1950 démontre que Jorn connaissait cet écrit.
16 Le Corbusier et François de Pierrefeu : Maison des Hommes, Plon, Paris, 1942. Dans cet ouvrage, Le Corbusier livre des observations détaillées sur la construction de logements pour répondre à la question de l’habitat de l’homme moderne. La portée de ses réflexions va du contexte de production, des conditions de projet et des groupes cibles contemporains aux principes de construction et à la répartition du travail, entre autres facteurs liés à la construction de logements.
17 Voir également : «Formspråkets livsinnehål», in : Byggmästaren. Tidskrift för Arkitektur och byggnadsteknik, Stockholm, vol. 25, No 18, 1946
18 Ibid.

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