Al­bert Frey et Le Cor­bu­sier: dia­logue entre un homme de lettres et un homme du Nou­veau Monde

En relisant la correspondance entre les deux architectes suisses Albert Frey et Le Corbusier, David Leclerc lève le voile sur le parcours atypique d’un pionnier de l’architecture moderne en Californie.

Date de publication
04-04-2018
Revision
07-04-2018

La Californie a été au cours du 20e siècle une terre promise pour plusieurs architectes européens à la recherche d’un monde plus ouvert aux idées de l’architecture moderne. Rudolf Schindler sera le premier à quitter Vienne, en 1914, suivi par Richard Neutra, en 1923. Le parcours de l’architecte d’origine suisse Albert Frey s’inscrit dans cette trajectoire. Son adhésion très précoce aux idées du Mouvement moderne, son séjour chez Le Corbusier à Paris entre 1928 et 1929, son choix d’immigrer aux Etats-Unis puis de s’implanter à Palm Springs, lui ont permis de construire une œuvre visionnaire qui témoigne de l’adaptation des principes de l’architecture moderne au désert de la Californie. Dès son arrivée à New York en 1930, Albert Frey entretient une correspondance avec Le Corbusier qui éclaire d’un jour nouveau les relations entre le maître et son disciple.

Albert Frey est né à Zurich en 1903. Il fait ses études d’architecture à l’Institut de technologie de Winterthur, où il reçoit une formation qui privilégie les techniques de construction, et dont il sort diplômé en 1924. Très tôt, il s’intéresse au mouvement de l’architecture moderne. La lecture du livre de Le Corbusier, Vers une architecture (1923) est une révélation pour le jeune étudiant. Mais il est aussi attiré par l’Amérique, considérée alors comme le pays de la modernité et du progrès technologique, un pays qui ouvre de nouveaux horizons pour le développement de l’architecture moderne.

Après quelques années d’expériences professionnelles en Belgique et à Zurich, il se rend à Paris en octobre 1928 pour mener un entretien avec Pierre Jeanneret à l’agence du 35 rue de Sèvres. Il est embauché sur le champ, grâce à la qualité de son portfolio. Albert Frey va y côtoyer Josep Lluís Sert, Kunio Maekawa et Charlotte Perriand. Son séjour à l’atelier coïncide précisément avec les études pour le projet de la villa Savoye, à Poissy, qui commencent durant l’été 19281. Il travaille étroitement avec Charles-Edouard et Pierre Jeanneret sur l’aménagement intérieur et en particulier sur la conception de la grande baie vitrée coulissante entre le séjour et la terrasse. Le catalogue Sweets, qui réunit les produits manufacturés américains pour le bâtiment, lui permettra d’établir les détails techniques de la baie en s’inspirant des rails coulissants utilisés pour les portes de granges. Il travaillera aussi sur le projet du Centrosoyouz à Moscou. Son désir d’immigrer aux Etats-Unis, dont il ne se cache pas2, lui vaudra d’être surnommé « l’Américain » par Le Corbusier.

Albert Frey reçoit son visa pour les Etats-Unis durant l’hiver 1929. Son salaire, modeste, ne lui ayant pas permis d’économiser suffisamment pour son voyage, il quitte l’atelier de la rue de Sèvres le 14 juillet 1929 et retourne à Bruxelles pour travailler pendant un an, avant d’embarquer pour New York. La collaboration avec Le Corbusier n’aura duré que dix mois, mais elle aura exercé une profonde influence sur le jeune architecte suisse et scellé une amitié et un respect partagés. La même année, Charles-Edouard Jeanneret obtient la nationalité française et fait inscrire sur son passeport la profession : «homme de lettres».

A son arrivée à New York en septembre 1930, Albert Frey rencontre Lawrence Kocher, ami de Le Corbusier, architecte et éditeur de la revue Architectural Record, avec lequel il s’associe. Les premiers projets de l’agence lui permettent de mettre en pratique ses idées sur l’utilisation de nouveaux matériaux de construction et l’industrialisation du logement. Leur première réalisation, la maison Aluminaire, exposée dans le cadre de l’Architectural League Exhibition de 1931, va rencontrer un grand succès. Construite en moins de dix jours, elle est la première maison en acier et aluminium conçue par un disciple de Le Corbusier aux Etats-Unis. Elle sera aussi l’une des deux maisons américaines exposées dans le cadre de l’exposition Modern Architecture : International Exhibition de Henry-Russel Hitchcock et Philip Johnson au MOMA en 1932, à côté de la Lovell House de Richard Neutra (1927-29).

En 1933, Albert Frey retourne en Europe pour suivre le projet de la maison de sa sœur à Zurich. Il en profite pour s’arrêter à Paris et rendre visite à Le Corbusier en compagnie d’Alfred Roth, rencontré à l’atelier de la rue de Sèvres. A son retour à New York en 1934, il construit avec son associé une petite maison de week-end sur pilotis sur la côte de Northport. Dans une lettre à Le Corbusier3, auquel il joint des photos, il explique en détail ce projet qui illustre, mieux que tout autre, son adhésion aux cinq points de l’architecture moderne : « Les photos jointes représentent une ‹ week-end house › que Mr. Kocher et moi ont construite pendant l’été. Nous avons essayé de réaliser vos principes de plan libre, de la façade libre, de la structure indépendante, de la sauvegarde du terrain 100 %, etc. Il fait du plaisir [sic] de satisfaire ces conceptions jusqu’à l’extrême, et d’étudier l’effet d’une forme pure et détachée. »4 Il insiste aussi sur les principes constructifs de la maison en illustrant par un croquis en coupe la liaison des pilotis aux fondations : « Les 6 poteaux sont en tubes d’acier de 10 cm ø intérieur. Ils entrent 90 cm dans les fondations en béton armé, ce qui donne la rigidité nécessaire à la maison (principe du porte à faux). Le reste de l’ossature est en bois pour raison d’économie. » Puis il continue avec les innovations techniques : «Mur, plancher, toit, sont isolés par feuilles d’aluminium placées au milieu du vide. Le revêtement extérieur des murs et du toit terrasse est de la toile, c’est à dire du coton (espèce dont on utilise pour les voiles des bateaux). Il est peint (aluminium) à l’huile plusieurs fois devenant imperméable à l’air et à l’eau. C’est comme une peau qui enveloppe la maison suivant les angles arrondis du cube. C’est un matériau bon marché donnant un minimum de joints. La permanence sera en accord avec la durée de vie d’une telle maison.»5

La réponse ne se fait pas attendre. Deux semaines plus tard, Le Corbusier lui répond avec enthousiasme : « Vous êtes un brave type, vous me donnez de vos nouvelles qui me font toujours grand plaisir. Vous écrivez le français maintenant comme un pur académicien. Ce qui est très bien chez vous, c’est que vous êtes très vivant, que vous voyez les choses dans l’ensemble et avec une optique personnelle, un jugement personnel, et des réactions personnelles. » Dans une note post-scriptum en bas de page, il commente son projet de maison de week-end : « Vos photos de maison sont très jolies. Figurez-vous que j’avais admis, il y a quelques années, lors d’un séjour à la mer, le principe de faire des maisons en bois, revêtues de toile et calfatées comme sont calfatés les bateaux, par des peintures spéciales. Mais mes maisons étaient formées d’éléments de 2 m. 75 de large sur une profondeur à déterminer et ces éléments se mettaient les uns à côté des autres au fur et à mesure des agrandissements. Mais le principe de bois et de toile était le même avec des manifestations architecturales différentes. Ce qui me plaît dans votre petite maison, c’est qu’elle est très nette et surtout c’est qu’elle est construite : ça c’est une grande vertu.»6

La facilité avec laquelle Albert Frey construit ses premiers projets, depuis son arrivée à New York, impressionne Le Corbusier. Elle provoque aussi chez lui un désir de découvrir ce Nouveau Monde : « Vous me faites envie en me parlant de venir en Amérique. Je serais extrêmement intéressé. Je dirais comme vous d’ailleurs, et ne prenez pas cette affirmation pour de la vanité : ‹ J’ai vraiment des choses à dire en Amérique, car mes conclusions, après tant d’années de labeur, sont d’une nature telle qu’elles devraient faire partie de tout programme de réorganisation nationale. › » Il n’hésite pas non plus à évoquer les conditions matérielles d’un tel voyage avec son ancien collaborateur : « Si vous pouvez aider à organiser mon voyage en Amérique, j’accepterai volontiers. Mais comme le dollar ne vaut plus grand chose, il faudra en mettre beaucoup plus que ce qui m’était offert les autres fois. Comprenez-moi : à force de jouer les Pierre L’Hermitte, je finis par avoir les poches trouées et cela devient désagréable à un certain âge de la vie.»7

En réalité ces quelques projets expérimentaux ne suffisent pas à faire vivre l’agence de Kocher et Frey durant la Grande Dépression, pendant laquelle les commandes se font rares : « Comme nous n’avions pas d’autres constructions à faire cette année, j’ai dû gagner mes frais de vivre en travaillant pour la revue The Architectural Record. Nous avons tout de même un petit bâtiment à construire cet hiver pour une agence immobilière en Californie et je suis heureux de pouvoir partir par là dans quelques jours avec ma petite Ford.»8

Albert Frey avait fait un premier voyage à travers les Etats-Unis durant l’été 19329 qui l’avait amené jusqu’à Los Angeles où il avait rencontré Rudolf Schindler, Richard Neutra, J. R. Davidson et Kem Weber. En avril 1934, il se rend pour la première fois dans le désert californien pour y construire un bâtiment commercial et d’habitation, le Kocher-Samson building, commandé par le frère de son associé, médecin à Palm Springs. Cette petite ville, située à deux heures de Los Angeles, est un lieu de villégiature prisé par le milieu de Hollywood. L’architecture moderne était en vogue à Los Angeles durant les années 1930, mais peu d’architectes s’étaient aventurés dans le désert. Rudolf Schindler sera le premier à y construire en 1922 sa Popenoe Cabin dans la vallée de Coachella et il faudra attendre 1937 pour que Richard Neutra construise sa première maison à Palm Springs10. Albert Frey perçoit dans ces paysages vierges une opportunité pour proposer une nouvelle architecture et partage ses premières impressions avec son maître : « Le désert californien continue à exercer son charme sur moi, continue à me nourrir, à me donner une chance dans l’architecture moderne de temps en temps. Il est une expérience intéressante de vivre au milieu d’une nature forte, sauvage, loin de la grande ville, mais sans perdre le contact avec la civilisation, grâce à l’auto (120 miles de Los Angeles ou 2 heures), la radio, l’avion et le milieu intellectuel à Palm Springs, apporté par les visiteurs et les habitants venus de tous les pays du monde. » Il en profite aussi pour féliciter Le Corbusier pour son dernier livre, Croisade ou le crépuscule des académies, paru en 1933 : « Votre éloquence est incontestable et j’admire votre persévérance. Ce livre est le testament de l’architecture moderne, il analyse tous les problèmes, il propose tous les remèdes, c’est un chef d’œuvre.»11

Il insiste aussi sur la nature du climat désertique et ses incidences sur la conception architecturale, dans une lettre écrite l’année suivante : « Le climat doux qui règne pendant la saison octobre-avril, permet de faire des compositions architecturales qui prennent avantage des espaces extérieurs, des plantes du désert et de la lumière nette. L’air sec fait voir les objets à très grande distance avec des couleurs éclatantes. Dans ce pays étendu de l’ouest on a pris avantage des transports modernes, les routes sont excellentes, les villes s’étendent. » Albert Frey est au courant de la prochaine venue de Le Corbusier aux Etats-Unis et il lui fait part de son enthousiasme : « Il est ma conviction que les Etats-Unis sont le pays le mieux préparé à réaliser vos propositions de grande envergure, surtout en ce qui concerne les techniques de bâtiment. (…) Je sais que vous découvrirez des possibilités inattendues en USA et j’aurais une grande satisfaction de vous voir apprécié. Je vous assure cher Mr. Le Corbusier que je m’efforce continuellement de répandre vos idées et je vous donne la juste reconnaissance pour mes travaux qui sont inspirés par vos inventions architecturales. Good luck and welcome here!»12

Le Corbusier arrive à New York en octobre 1935, à l’invitation du MoMA qui organise une exposition et une tournée de conférences à travers le pays. Ce voyage en Amérique, qui fut à maints égards une révélation, fut aussi un échec : après une année passée sur place, il repart en France les mains vides, sans aucune commande. Albert Frey ne pourra malheureusement pas assister à ces conférences, trop occupé par son chantier et ses nouveaux projets à Palm Springs. En janvier 1937, Le Corbusier annonce à Albert Frey la parution de son nouveau livre, Quand les Cathédrales étaient blanches, voyage au pays des timides, récit de son voyage aux Etats-Unis. Il s’excuse de ne pouvoir lui en envoyer un exemplaire : « Si vous lisez mon livre, je serais curieux de connaître votre opinion.»13 La correspondance ne dit pas comment Albert Frey a réagi à ce pamphlet qui n’est pas dénué d’une certaine amertume et du regard critique de son maître sur le pays dans lequel il a misé tant d’espoir.

En avril 1937, Albert Frey repart à New York pour travailler pour Philip Goodwin sur le projet du nouveau bâtiment du Musée d’Art Moderne. En novembre, Le Corbusier écrit à ses deux amis, Frey et Kocher, pour les remercier de lui avoir souhaité son anniversaire. Il en profite aussi pour les relancer sur la possibilité d’éventuels projets à New York et d’une collaboration possible : « Je ne demanderais pas mieux que de revenir faire un saut à New York. Donnez-moi un gratte-ciel à construire et je reviendrai. Nous le ferons ensemble.»14

L’histoire en décidera autrement. Albert Frey retourne vivre définitivement à Palm Springs en 1939. Sa fascination pour le désert californien l’a emporté sur la vie dans la grande métropole. Il y construira une œuvre à la fois respectueuse des enseignements de son maître, mais qui s’en affranchit aussi pour faire corps avec le paysage, le climat et la lumière du désert.

Vingt ans plus tard, en 1959, Albert Frey écrit à nouveau une longue lettre à Le Corbusier, pour le tenir informé de son travail15. Il est alors un architecte établi qui a construit de nombreux projets à Palm Springs et dans ses environs. Il joint à son courrier des coupures de magazines dans lesquels plusieurs de ses projets ont été publiés : l’hôtel de ville de Palm Springs, un immeuble d’appartements, le yacht club au bord d’un lac à l’intérieur du désert californien. Non sans humour, il ajoute à son envoi les photos d’un nouveau bâtiment construit à Palm Springs par un confrère : « Enfin la banque – temple moderne – imitation de votre chapelle à Ronchamp par un architecte en vogue, ossature d’acier couverte d’enduit, faux plafond, brise soleil non--fonctionnant, échelle inhumaine. » Ce plagiat de la chapelle de Le Corbusier, construit en 1959 par Victor Gruen et Rudy Baumfield pour la City National Bank, a de quoi faire sourire. Mais il témoigne aussi de l’influence que cette œuvre a eue sur les architectes américains de cette époque. Le Corbusier travaille alors sur son premier et unique projet américain, le Carpenter Center, qu’il a obtenu grâce à la recommandation de son ancien collaborateur, Josep Lluís Sert, devenu doyen de la Graduate School of Design de l’Université de Harvard. Il sera inauguré en 1963.

Dans l’entretien qu’Albert Frey m’a accordé en 1991, à l’âge de 88 ans, dans sa maison accrochée à son énorme rocher qui domine la plaine de Palm Springs, je l’avais interrogé sur sa relation avec Le Corbusier : « Pensez-vous que Le Corbusier ait été fier d’avoir un disciple, pionnier de l’architecture moderne, dans ce grand Ouest américain qu’il n’a jamais visité ? » Albert Frey m’avait répondu avec conviction : «Je pense qu’il l’était.»16

Nota : les informations sur la vie d’Albert Frey sont issues de l’ouvrage Albert Frey, Architect, de Joseph Rosa, publié chez Rizzoli International, 1990.

David Leclerc est architecte et critique d’architecture. Il enseigne depuis 2002 à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles. De 1992 à 1998, il a été le correspondant à Los Angeles de la revue l’Architecture d’Aujourd’hui. Il a écrit sur l’œuvre d’Albert Frey (AA 279, février 1992) et de nombreux articles sur l’œuvre de Rudolf Schindler.

 

 

Notes

1    Le chantier de la villa Savoye démarrera au printemps 1929.    

2    Albert Frey a déposé une demande de visa au début de l’année 1928.

3    Lettre d’Albert Frey à Le Corbusier datée du 10 octobre 1934, Fondation Le Corbusier, Paris, réf. E2-2 364

4    Les extraits des lettres sont reproduits textuellement avec les fautes de français.

5    Lettre d’Albert Frey à Le Corbusier datée du 10 octobre 1934,

6    Lettre de Le Corbusier à Albert Frey datée du 26 octobre 1934, Fondation Le Corbusier, Paris, réf. E2-2 372 et Archives Albert Frey, Architecture and Design Collection, Art, Design & Architecture Museum, University of California, Santa Barbara

7    Le Corbusier a 47 ans en 1934 – Lettre de Le Corbusier à Albert Frey datée du 26 octobre 1934, Fondation Le Corbusier, Paris, réf. E2-2 372

8    Lettre d’Albert Frey à Le Corbusier datée du 10 octobre 1934, Fondation Le Corbusier, Paris, réf. E2-2 364

9    Il joint des photos de son voyage dans une lettre à Le Corbusier datée du 21 octobre 1932, Fondation Le Corbusier, Paris, réf. E2-2 447

10    Miller house, Richard Neutra, 1937

11    Lettre d’Albert Frey à Le Corbusier datée du 22 avril 1934, Fondation Le Corbusier, Paris, réf. E2-2 362

12    Lettre d’Albert Frey à Le Corbusier datée du 7 février 1935, Fondation Le Corbusier, Paris, réf. E2-2 373

13    Lettre de Le Corbusier à Albert Frey datée du 21 janvier 1937, Fondation Le Corbusier, Paris, réf. E2-2 377 et Archives Albert Frey, Architecture and Design Collection, Art, Design & Architecture Museum, University of California, Santa Barbara

14    Lettre de Le Corbusier à Albert Frey datée du 2 novembre 1937, Fondation Le Corbusier, Paris, réf. E2-2 376

15    Lettre d’Albert Frey à Le Corbusier datée du 27 octobre 1959, Fondation Le Corbusier, Paris, réf. E2-2 378

16    Entretien avec Albert Frey par David Leclerc, L’architecture d’Aujourd’hui n°279, février 1992, p. 133

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