DER­NIERS JOURS A SHI­BA­TI

Voisinage des extrêmes, bond dans le futur: récit de la disparition d’un quartier et de ses habitants.

Publikationsdatum
06-02-2018
Revision
27-02-2018

Derniers jours à Shibati est un documentaire sur la destruction du quartier éponyme de la ville de Chongqing (Chine), réalisé par le français Hendrick Dusollier en 2017. Opérant en trois temps séparés par des intervalles de six mois et étendus sur une période de deux ans, le film dévoile Shibati avant, pendant et après sa destruction. A chacune de ces étapes, le réalisateur retrouve trois habitants du quartier avec qui il a pu nouer des rapports privilégiés: un coiffeur, un garçon nommé Zhou Hong et Xue Lain, une vieille dame qui loge les travailleurs venus d’autres régions et gagne sa vie en ramassant les poubelles. Le film fonctionne comme un triptyque, un chapitre par période, entrecoupé de fondus au noir et d’un carton: «Six mois plus tard». L’usage de la lumière du jour fait que chaque segment semble commencer le matin et se finir au couchant, comme une interminable journée.

La transformation urbaine du quartier, l’amenant à passer de ruine à chantier moderne, sert d’arrière-plan à une mutation sociale et démographique. Car si les deux premiers segments du film dévoilent bien Shibati avant et pendant la destruction, le dernier accompagne ses anciens occupants vers leurs nouveaux logis, en périphérie de la ville. Cette population aux airs moyenâgeux, historiquement au cœur du phénomène d’urbanisation, en est aujourd’hui complètement écartée. La ville et ses attraits modernes se sont développés autour de ces quartiers dans une indifférence mutuelle étonnante. Lorsque le petit Zhou Hong emmène Dusollier voir La Cité de la Lumière de la Lune, le spectateur découvre non seulement l’incroyable proximité géographique qui existe entre les deux mondes, mais également l’abîme qui les sépare en termes de qualité de vie et de pratiques sociales, La Cité de la Lumière de la Lune n’étant qu’un centre commercial installé au coin d’une grande rue. Cette anomie sociale se ressent à d’autres moments: lorsque Zhou Hong découvre des enfants jouant à un jeu vidéo dans le centre commercial, il semble avoir la plus grande difficulté à prendre part au dispositif social qui s’organise autour du jeu, un simple jeu d’enfant dont les codes lui sont inconnus. Plus encore, lorsque sa mère doit prendre l’ascenseur et qu’elle reste pétrifiée face à la porte, ne parvenant à dire que quelques mots: «une pièce qui monte et qui descend, comment c’est possible?» Le film d’ailleurs, se terminant sur l’entrée de Zhou Hong et son père dans un nouveau logement, offre un contraste touchant. Les deux personnages font l’expérience aliénante d’un appartement pourvu d’équipements d’une modernité peu familière. Un bond dans le futur tel que le présentait Dusollier plus métaphoriquement dans Babel (2010), amenant le père à expliquer en quelques mots à son fils la fonction des pièces. Dans le même temps, le spectateur ne peut qu’être frappé par l’archaïsme délétère dont font déjà preuve les lieux, des immeubles vieux de trente ou quarante ans.

Porté par une double formation en histoire et en arts déco, Hendrick Dusollier voue un intérêt assumé aux phénomènes de renouvellement urbain depuis son premier film Obras (2014). Malgré des différences et une évolution certaine entre les films, son travail se poursuit autour d’une problématique et de motifs communs. La problématique est «simplement» de saisir l’impact humain et social que ces processus de destruction/reconstruction peuvent avoir sur les populations. Dans ses films se côtoient des résidents de longue date et de nouveaux arrivants, souvent ceux-là mêmes qui démoliront le quartier (les ouvriers). Les motifs sont multiples, mais trois ressortent avec force : l’ouvrier abattant les murs du quartier à coups de masse et la tour comme effigie du nouveau, du moderne. Plus discret, mais vraisemblablement important chez Dusollier, la petite rue marchande, trace encore prégnante de ce que devait être la vie de ce type de quartier auparavant, quand les relations de bon voisinage rythmaient les échanges: un espace de vie commun qui, dans la cité moderne, a laissé place à un long couloir où les gens ne font plus que passer. Cette rue est fabriquée de toute pièce dans Babel, une fiction en images numériques ; elle était déjà pressentie dans Obras. Dans Derniers jours à Shibati, elle devient le point d’orgue du film, son point de départ où les premières images sont révélées et son point de basculement, lorsque Dusollier revient à Shibati pendant la destruction et dévoile dans un panoramique, rapide mais sincère, la rue en ruine, dépeuplée.

Hendrick Dusollier (2016, France, 1 h, doc.)

Frédéric Monvoisin est titulaire d’une thèse de doctorat en études cinématographiques sur le cinéma asiatique. Il enseigne le cinéma à l’Université Paris 3 et à l’Inalco.

Lieu: Cinémathèque, Paderewski
Horaire: 01.03 à 21h