Du bé­ton pour une ar­chi­tec­tu­re sacrée

Inspiré par Auguste Perret, l’architecte Karl Moser construit en 1927 la première église de Suisse en béton armé apparent : Saint-Antoine de Bâle. Outre l’usage novateur de ce matériau, c’est le caractère urbain de l’édifice et la qualité de son implantation qui en font un bâtiment remarquable.

Publikationsdatum
20-10-2015
Revision
23-12-2015

A Bâle, il est vivement recommandé de visiter l’un des emblèmes de la cité rhénane : la cathédrale de grès rouge, avec son toit en pentes à tuiles polychromes et ses deux tours parallèles élancées de 67 mètres de haut, dont la construction a débuté à l’aube du 11e siècle. Le visiteur appréciera sans doute ce bel édifice mêlant habilement éléments romans et gothiques, situé sur une vaste place pavée au cœur de la vieille ville qui borde le Rhin.

S’il décide de s’éloigner du centre historique, il tombera, à deux kilomètres de là, nez à nez avec le double négatif de Notre-Dame de Bâle : l’église Saint-Antoine, édifiée sous la houlette de l’architecte Karl Moser au milieu des années 1920. Quasi aussi haut que sa sœur antithétique – 62 mètres –, l’ouvrage religieux a bouleversé en Suisse la manière de faire de l’architecture sacrée : Saint-Antoine est la première église du pays construite en béton armé apparent. 

Quand l’Eglise catholique acquiert la parcelle en 1910, à deux pas du Kannenfeldpark, elle est loin de se douter de la future apparence du bâtiment qu’elle prévoit d’édifier. De longues négociations ont en effet précédé sa construction. Fallait-il bâtir un édifice de facture romane, gothique ou baroque ? Karl Moser, conseiller de la commission de construction, ne s’est jamais cantonné à un style précis. Les quelque vingt églises qu’il a construites en Suisse et en Allemagne sont empreintes d’éléments de l’architecture byzantine, baroque, classique ou encore du Jugendstil. Le professeur d’architecture à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, qui a des contacts réguliers avec les représentants néerlandais du Neues Bauen, manifeste un intérêt grandissant pour le modernisme, au point d’être désigné par ses pairs de « père des modernes en Suisse ». 

En 1925, Karl Moser voyage à Paris, y rencontre Auguste Perret et visite Notre-Dame du Raincy, construite deux ans plus tôt par l’architecte français. La structure porteuse de l’église est déplacée à l’intérieur de l’édifice pour donner aux parois l’apparence d’une grille transparente. En 1949, Marcel D. Mueller, architecte et chef du service du plan d’extension de la Ville de Lausanne, écrit dans le Bulletin technique de la Suisse romande : « [Notre-Dame du Raincy est] la réalisation la plus originale des temps modernes dans l’architecture religieuse, languissant depuis longtemps. Pour la première fois depuis l’époque gothique, une architecture réussit à exprimer l’élément d’abstraction dans le lieu de culte. Dans [une] série d’églises protestantes d’excellente tenue édifiées en Allemagne avant la guerre […], on sent l’influence de Perret. Elle est encore plus marquante à l’église Saint-Antoine de Bâle, une des dernières œuvres de Karl Moser. »1

L’église Saint-Antoine de Bâle, construite entre 1925 et 1927 par Karl Moser, avec l’architecte Gustav Doppler et l’ingénieur Otto Ziegler, est ainsi inspirée de celle du Raincy. Bien plus moderne que les ouvrages précédents de Moser, elle a fait l’objet de critiques acerbes, qualifiée par certains conservateurs de « silo à âmes ». L’usage du béton confère au contraire au bâtiment une sensation de dépouillement propice au recueillement. L’implantation du bâtiment est aussi ce qui le rend remarquable. Aux antipodes de Notre-Dame de Bâle et de la majorité des églises – édifiées sur des places et qui sont analogues à des sculptures en ronde-bosse, c’est-à-dire dont on peut faire le tour, qui reposent sur un socle, qui sont détachées de leur environnement – Saint-Antoine fonctionne comme un bas-relief : le corps de béton de 60 mètres sur 22, haut de 22 mètres également, est parfaitement intégré au flux de la rue. En termes d’implantation, elle fonctionne exactement comme les immeubles d’habitation adjacents. Elevée au bord d’un axe fréquenté, Saint-Antoine est une église urbaine. Ses immenses fenêtres à croisillons de 14 mètres sur 5, ses vitraux et sa tour, qui fait écho à celles de la cathédrale, nous signalent que le bâtiment est un édifice sacré. L’église est construite à partir d’un plan basilical, sans transept. Dix piliers séparent la nef (plafond plat à caissons) des bas-côtés (plafond voûté à caissons).

Malgré le caractère doublement novateur de cet édifice, le Bulletin technique de la Suisse romande et TRACÉS n’en ont que brièvement fait mention. Outre Marcel D. Mueller, cité précédemment, il n’y a qu’Eugène qui en fasse allusion : « A Bâle, j’ai mon lieu de pèlerinage. […] Il s’agit du Kannenfeldpark, situé à deux pas de la première église en béton de Suisse, construite par Karl Moser. »2 Saint-Antoine est pourtant pourvue de tous les attributs qui rendent un édifice emblématique, au même titre que Notre-Dame de Bâle.

 

Notes

1 Marcel D. Mueller, « A propos d’une thèse d’architecture à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich », in Bulletin technique de la Suisse romande, 1949
2 Eugène, dans la rubrique « Dernier mot » – ancêtre de « Ici est ailleurs » –, TRACÉS, 2005

Karl Moser Avec Robert Curjel, architecte germano-suisse, Karl Moser fonde à Karlsruhe le bureau Curjel & Moser. De 1888 à 1915, l’agence – qui aura trois filiales, à Aarau, Saint-Gall et Zurich – construit au sud de l’Allemagne et en Suisse alémanique des bâtiments très variés, dont une part importante d’édifices sacrés. Saint-Antoine est la dernière église et le dernier bâtiment construit par Karl Moser, dix ans avant son décès. Karl Moser enseigne à l’EPFZ jusqu’en 1928, où il réorganise le plan d’études et donne une nouvelle assise à la théorie de la construction. En 1916, à l’invitation de la section genevoise de la SIA, il donne d’ailleurs une conférence sur la question. Le compte rendu de cette conférence intitulée « A propos de l’éducation du jeune architecte » est publié dans le Bulletin technique de la Suisse romande en 1917. Karl Moser est aussi l’un des membres fondateurs des Congrès internationaux d’architecture moderne, dont il est le premier président. Il deviendra ensuite président d’honneur. Outre l’église Saint-Antoine, il a construit à Bâle la gare badoise. A Zurich, il a notamment été l’auteur du Kunsthaus en 1910 – d’ailleurs, les travaux préparatoires en vue de la mise en place du chantier pour l’extension, réalisée par David Chipperfield Architects et qui devrait être inaugurée en 2020, ont débuté cet été. Karl Moser a aussi construit les bâtiments universitaires zurichois dont nous vous présentons des plans.

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